Chapitre 9

Le Pharaon

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Le Caire, Musée égyptien, le 19 juin


L’homme à la boucle d’oreille en or marchait dans les couloirs du Musée égyptien du Caire.

Il ne se pressait pas, mais ne flânait pas non plus. Il monta les marches avec l’air imperturbable de celui qui sait où il va : salle 3, aile nord, la plus éloignée du hall d’entrée un étage plus bas. En passant, il fit un signe de main à l’un des gardiens qui s’assoupissait sur une chaise. Le gardien lui rendit son salut, le suivit des yeux quelques secondes, avant de retourner à sa passivité ensommeillée.

On ne voyait pas souvent de visiteurs comme lui, ici. Il déambulait dans le musée tel un habitué, toujours seul. Mais il n’était pas égyptien. Son teint était plus foncé que celui de la plupart des Cairotes, et ses yeux plus clairs, de la couleur de sable mouillé. Il aurait suffi qu’il ouvre la bouche pour que son accent assuré trahisse ses origines dans le sud des États-Unis — mais il parlait rarement. La cinquantaine avancée mais plutôt droite, il portait un complet léger, noir, qui autrefois avait dû coûter cher. Aujourd’hui, il était élimé aux poignets et était informe. Mais la boucle d’oreille en or, elle, rutilait sous les spots.

Enfin, il arriva à l’endroit où il aboutissait immanquablement. Deux statues grandeur nature gardaient l’entrée des galeries. Il y avait toujours un peu de monde, ici. Jadis, on pouvait à peine approcher de cette vitrine, volant un coup d’œil au-dessus des têtes d’autres touristes, mais ça, c’était avant. Ce temps-là, avant la révolution, l’homme ne l’avait pas connu. Il était arrivé au moment où tout le monde fuyait. Il attendit quelques minutes que la place en face de la vitrine soit libre. Il regarda les rainures de la pierre sur le sol. Il les connaissait par cœur, et là où le motif naturel formait un V, il plaça le bout de sa chaussure usée, dont le cuir était légèrement taché. Il cala son autre pied juste à côté, parfaitement parallèle au joint de la pierre. Puis il leva la tête et regarda droit devant lui, plantant son regard dans celui de l’adolescent le plus célèbre de toute l’histoire humaine : Toutankhamon.

L’amour du reste du monde pour l’Égypte ancienne commençait ici. Le trésor de tous les fantasmes, le pouvoir hypnotisant de l’or et du précieux, et l’Histoire à l’état pur. Le pharaon allait dans la mort avec autant de luxe qu’il était allé dans la vie, en étaient témoins les mille sept cents objets de sa parure funéraire qui remplissaient les galeries de son tombeau. Les rois de l’Égypte de la XVIIIe dynastie n’enterraient plus avec eux reines, concubines, contremaîtres et serviteurs comme leurs ancêtres l’avaient fait avant eux. Mais Toutankhamon emportait à la place quatre cent treize oushebtis, les figurines qui les représentaient. Dans sa tombe, on avait retrouvé également jeux, articles de chasse et mobilier. Puis son trône aux pattes de lion, les cercueils gigognes, l’un en bois doré serti de pierres semi-précieuses et l’autre en or massif. Et enfin, à présent figé dans une grande vitrine inviolable, son masque funéraire.

Le masque en or — avec son némès rayé de bandes de verre bleu imitant le lapis-lazuli, les yeux en obsidienne et quartz rehaussés de rouge et maquillés de bleu, la barbe en or serti de verre et le gorgerin strié de quartz, d’amazonite, de lapis-lazuli et de verre coloré — faisait partie du panthéon des images universelles depuis un été étouffant de 1922.

L’homme le regarda longtemps, immobile lui aussi, comme s’il voulait lui rendre hommage. Toutankhamon était plus encore qu’un trésor. Il était un pont vers ces jours reculés et éclatants où l’Égypte avait été au centre du monde.

Le visiteur à la boucle d’oreille ouvrit sa chemise sur son torse couleur café. Un petit appareil photo compact pendait à son cou. Le gardien ouvrit un œil éteint. Les photos étaient interdites. Clic. Le gardien ne bougea pas de son siège et regarda de l’autre côté. L’homme contourna la vitrine sur la gauche, plaça ses pieds sur une marque imaginaire. Clic. L’homme répéta l’opération derrière et sur le côté droit. Clic clic.

Puis il partit comme il était venu, saluant au passage le gardien qui se rongeait un ongle d’un air distrait.

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