Chapitre 14

Deux Hommes Pour Une Pyramide

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Le Caire, quartier de Garden City — le 20 juin


Max patientait devant l’ambassade des États-Unis, plus que jamais ivre de son audace. Mais encore fallait-il qu’elle paie.

Il s’était présenté au bureau du CSA, pour élucider le mystère de l’appel de l’inconnu qui lui avait donné cette autorisation tant attendue. Il avait trouvé le bâtiment pris d’assaut par des journalistes, qui tous braillaient le nom d’el-Shamy — chacun voulait une interview ou un briefing, ou n’importe quoi pour alimenter la soif d’informations que la découverte dans la pyramide de Khéops avait fait naître. Les réceptionnistes et divers employés du CSA essayaient tant bien que mal de contenir la horde, et Max avait été repoussé dans un coin de la salle. Là s’était aussi réfugiée une jeune femme très menue, qui serrait de ses doigts diaphanes un grand livre en cuir bleu nuit. Retranchés derrière une plante verte, ils regardaient tous les deux trois photographes qui semblaient se battre dans une mêlée qui se rapprochait d’eux. La jeune femme apeurée recula et buta contre un banc, perdant momentanément l’équilibre. Elle lâcha son cahier qui vint s’ouvrir à l’endroit où se trouvait coincé un crayon de papier. Max s’empressa de le ramasser et découvrit que c’était un grand agenda. Devant lui se trouvait la page du jour même, avec des notes en arabe écrites au crayon.

15 h el-Shamy : Kerrington @ ambassade US

Il tendit le cahier à sa propriétaire qui rougit en remerciant Max, puis se sauva en direction des bureaux, se faufilant à travers la foule.

À présent, il était quinze heures sonnantes et Max se tenait devant la maison de Hilary Kerrington, ambassadrice en Égypte des États-Unis d’Amérique, et il avait toutes les raisons d’être nerveux. El-Shamy était réputé pour son intransigeance et son mauvais caractère — pas le genre d’homme à supporter qu’on ne respecte pas les règles.

L’ambassade des États-Unis ressemblait à un grand bunker couleur sable surplombant les rues raffinées et bordées d’arbres de Garden City. Son architecture typique des années 80 reflétait parfaitement la rigidité, la lourdeur et l’arrogance de la présence américaine sous George Bush Senior et représentait, pour le taureau qu’était la désespérance égyptienne, une muleta de dix étages.

Le bâtiment avait l’avantage d’avoir été construit juste après les attentats contre l’ambassade américaine de Beyrouth en 1983, et la sécurité avait été la priorité des architectes, jusqu’à la paranoïa. Les murs avaient été conçus pour résister aux explosions de bombes et l’escalier à une prise d’assaut. Le seul point faible de l’édifice, Max le savait, c’étaient les courts de tennis à l’arrière, une exigence du personnel de l’ambassade. Avec les deux terrains en terre battue, le bâtiment n’était plus imprenable, mais au moins le quotidien était supportable.

Max regarda sa montre. Soit el-Shamy était en retard, soit il avait mal lu l’agenda. Son regard cibla une silhouette seule qui avançait dans sa direction. El-Shamy. D’un pas déterminé, l’architecte lui barra la route.

— Docteur el-Shamy, je suis Max Hausmann, c’est moi qui ai découvert la chambre X.

El-Shamy resta impassible derrière ses lunettes fumées et ignora la main que lui tendait Max. Il continua son chemin en lui lançant :

— Félicitations, vous êtes à l’origine du plus grand dommage fait à la pyramide depuis deux siècles.

Max, pris au dépourvu, ne trouva pas comment répliquer à cette attaque et suivit l’archéologue en bafouillant :

— Écoutez, quelqu’un qui prétendait être du CSA m’a appelé pour que je sois à Khéops ce jour-là précisément, et je n’arrive pas à identifier…

— J’ai vérifié avec mon personnel, interrompit calmement el-Shamy. Votre dossier était dans la pile à traiter, avec quelques centaines d’autres. Nous donnons priorité aux chercheurs en histoire égyptienne et aux archéologues professionnels, et rien qu’avec eux nos ressources atteignent leur limite. Vous comprenez bien que les théories d’un étudiant en architecture ne sont pas en haut de la pile. Je peux vous assurer que ni moi ni mes employés n’avions jamais fait attention à vous avant que vous ne vous trouviez par miracle à Khéops. Maintenant, laissez-moi, j’ai un rendez-vous important.

— Docteur el-Shamy, sauf votre respect, si le CSA n’a jamais émis cet appel, alors il n’y a qu’une autre possibilité, c’est que celui qui m’a appelé m’a envoyé là-bas parce qu’il voulait qu’on découvre la chambre X, et si ce n’est pas le CSA…

— Vous oubliez une troisième possibilité.

Max observa avec attention le profil d’el-Shamy, qui regardait droit devant lui et marchait à une cadence que l’étudiant avait du mal à suivre.

— Mort sur le Nil, Agatha Christie, 1937, dit l’archéologue. Je suis sûr que comme tout bon égyptophile européen, il doit être sur votre table de chevet, n’est-ce pas ?

— Je ne l’ai jamais lu, mentit Max.

El-Shamy sourit, comme s’il avait reconnu un mensonge souvent entendu.

— Vous devriez. L’histoire d’une riche héritière assassinée. Son époux — qui, avant le mariage, était sans le sou — est retrouvé gravement blessé, donc insoupçonnable.

— Jessica Pryce est dans un coma profond, dit Max en plissant les yeux. Il n’est pas sûr qu’elle s’en sorte, si c’est ce que vous insinuez. Et le passage, ne me dites pas que vous croyez qu’ils sont passés par le couloir de la Reine, c’est impossible, il doit y avoir une entrée ailleurs !

— Finalement, le mari sera désigné coupable, continua el-Shamy comme s’il n’avait pas entendu les paroles de Max. Sa maîtresse l’a aidé. Un triangle amoureux. Voyez, troisième possibilité, vous êtes complice et vous avez imaginé cet appel de toutes pièces. Car finalement, si elle s’en sort, la petite, ce sera grâce à vous. Il suffirait qu’on trouve qu’elle n’était pas amoureuse de son mari, et le scénario devient très séduisant. Surtout pour les journaux… ou pour un jury.

El-Shamy tourna ses lunettes fumées vers lui et lui adressa un rictus satisfait. Max soutint son regard et rétorqua :

— Et le public ne se demanderait-il pas pourquoi un vulgaire étudiant allemand connaissait des endroits secrets de la pyramide de Khéops, alors que le plus grand archéologue égyptien, dirigeant du CSA, n’en soupçonnait même pas l’existence ?

La grimace d’el-Shamy se mua en quelque chose de plus malveillant, que sa voix traînante souligna encore.

— Oh, les soupçons, monsieur Hausmann, les bureaux du CSA en sont pleins, ne vous méprenez pas. Quant à moi, il y a dix ans, j’ai initié une étude de RPS dans le couloir de la Reine, et cette étude était assez conclusive pour que je décide de percer une ouverture dans le mur à trois mètres environ de la chambre X. Il fallait que je sois convaincu au plus profond de moi-même pour m’autoriser à endommager le bâtiment dont je suis le gardien. Tout ce que nous avons trouvé…

— Du sable fin, dit Max, j’ai lu toutes vos publications.

— Un bon point pour l’élève Hausmann. Mais ce que vous ne savez pas, c’est que les leçons apprises grâce à cette entreprise m’ont amené à jurer devant Dieu que jamais, tant que je vivrais, on ne toucherait à un centimètre de ma pyramide. À cause de vous, cette promesse a été brisée, et ma conscience devra en souffrir les conséquences.

Il ralentit son pas et ôta ses lunettes pour les essuyer avec le revers de sa chemise. Il fixa Max avec ses yeux noirs, entourés de rides, et continua de sa voix lancinante :

— La police du Caire a reçu les conclusions d’une enquête interne concernant cette affaire et je n’ai plus rien à vous dire, si ce n’est que j’ai donné l’ordre au personnel du CSA de refuser systématiquement et jusqu’à nouvel ordre toute étude de Khéops in situ par quiconque n’est pas égyptien de naissance. Les gardes du plateau de Gizeh ont reçu votre signalement. Si jamais vous pénétrez à nouveau sur le site, vous serez immédiatement arrêté et incarcéré. Alors je m’assurerai personnellement, quoi qu’il en coûte à ma réputation, que le magistrat qui vous jugera a le même genre de cellules grises qu’une certaine petite dame anglaise. Bonne soirée.

Il remit ses lunettes et il tourna le dos à Max pour partir vers l’ambassade américaine. Les mains de Max tremblaient et ses tempes étaient gonflées de colère. Il regarda le grand corps dégingandé s’éloigner de lui et soudain quelque chose explosa dans sa tête. Il dit assez fort pour que l’autre puisse l’entendre :

— Les pyramides ne sont pas juste un instrument pour servir votre nationalisme, elles sont l’héritage de l’humanité tout entière ! Et si vous en fermez l’accès à la communauté scientifique internationale, vous n’en êtes pas le digne gardien !

El-Shamy continua sa route, ne daignant pas se retourner. Quelques-uns des hommes au bord du chemin regardaient le jeune architecte, seul au milieu du trottoir, mais Max ne les voyait pas. Il sentit l’humiliation verser son amertume partout dans son corps et alors qu’il allait tourner les talons, il prononça ces derniers mots :

— S’il n’y avait pas eu l’intervention de ces Européens que vous méprisez, il y a deux siècles, la pyramide de Khéops aurait été détruite brique par brique pour en faire un barrage, sur les ordres de votre pacha. Et votre musée…

Mais il ne finit pas sa phrase, car il vit el-Shamy s’arrêter net. D’un coup, l’archéologue se retourna et fonça sur Max.

— Soyez heureux, Hausmann, de n’avoir jamais eu à faire ce choix, d’être pauvre et pourtant d’avoir de l’or à portée de main. Vous savez combien les collectionneurs sont prêts à donner pour le plus petit morceau d’histoire pharaonique ? Nous n’avons pas les moyens de mettre une mitraillette derrière chaque antiquité. Alors, c’est à chaque Égyptien de choisir, tous les jours, entre vendre son âme pour des lendemains meilleurs et préserver son passé, parce que cet excité d’el-Shamy a dit que c’était tout ce qu’il nous restait. Si cette terre a encore des trésors, c’est parce qu’il y a des hommes et des femmes à travers l’Égypte qui gardent leur héritage avec des bâtons et des pierres contre les pilleurs armés de fusils d’assaut. Vous condamnez mes élans nationalistes, mais si les Égyptiens ne s’approprient pas leur passé, ici et maintenant, alors ce patrimoine universel, comme vous dites, vous le pleurerez parce qu’il aura été vendu au kilo sur les marchés occidentaux.

El-Shamy déglutit avec difficulté et cessa de regarder Max. Comme s’il s’adressait à un interlocuteur invisible, il dit :

— Si je dois me battre contre mes propres frères pour que le pays ne devienne pas exsangue, c’est ma croix et je l’accepte. Mais le pire, le pire… ce sont ceux qui ont tant que plus aucun trésor sur terre ne peut calmer leur cupidité, ceux qui empoisonnent nos richesses pour assouvir je ne sais quelle soif de mystique ou de romanesque, ceux qui réécrivent notre histoire pour justifier leur folie…

Alors que l’excitation de son monologue illuminé le privait momentanément de son souffle, ses yeux retrouvèrent ceux de Max. Son grand index tordu appuya sur la poitrine du jeune architecte. L’archéologue referma ses doigts poisseux de poussière sur son tee-shirt et les deux hommes étaient si proches que Max sentit son haleine acide tandis qu’il lui murmurait :

— Hausmann, si jamais vous trouviez ce passage dans la pyramide, vous ne l’emprunteriez que dans un sens. Vous me comprenez ?

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