Chapitre 15
L’Argent Des Gants

Le Caire, morgue de Z., le 20 juin
L’odeur abjecte des produits chimiques mêlée à celle de la chair en décomposition, la chaleur oppressante, les complaintes incessantes de mères désespérées : au fil des visites, Aqmool avait appris à les ignorer. Mais aujourd’hui, les pieds dans les mégots de cigarettes imbibés de sang, devant la rangée de vieux frigos ronronnants et les microscopes obsolètes, le soleil filtrant à travers les fenêtres cassées, le policier ressentait ce délabrement comme une humiliation personnelle. L’Égypte s’enorgueillissait jadis de ses sciences médico-légales. Mais la crise du budget depuis la révolution avait précipité la déchéance des institutions et, même dans la mort, les citoyens ne regagnaient pas leur dignité. C’était ici qu’Aqmool venait chercher Seth Pryce, dans l’une des morgues les plus importantes du Caire. Il entendait déjà les pas de ceux qu’il attendait, et leur présence ici décuplait sa honte.
Le Bureau fédéral d’investigation américain (FBI) du Caire avait pour mission première d’apporter le soutien à son allié égyptien dans la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. « Legat Cairo », selon le jargon du FBI, employait une douzaine de personnes servant sous la responsabilité du Département d’État et de l’ambassade des États-Unis. Le personnel coordonnait l’action d’investigation en collaboration avec ses homologues égyptiens et travaillait à la prévention des attaques contre les intérêts américains en Égypte, mais aussi au Tchad, en Libye et au Soudan. Dans l’éventualité d’un conflit, le FBI aidait au rapatriement de ressortissants américains. Le FBI offrait également à ses alliés son savoir-faire en matière d’investigation criminelle, particulièrement au niveau des sciences médico-légales. Si les victimes étaient américaines, comme dans l’affaire du meurtre de Seth Pryce dont le corps devait être réclamé par l’ambassade des États-Unis, la participation du FBI à l’enquête qui incombait à la police égyptienne avait d’autant plus de sens. C’était en tout cas la version officielle, où les limites de l’autorité de chacun étaient limpides, où les collaborations se faisaient dans le respect des cultures et où, à la fin, les policiers égyptiens et les agents américains souriaient sur la photo pour la newsletter de printemps.
En réalité, la cohabitation avait toujours été, au mieux, inconfortable et, ce jour-là, la présence de l’agent spécial Rust et de son second Aaron Rodriguez aux côtés du commandant Kamal Aqmool dans les couloirs de cette morgue du Caire signifiait à tout le personnel égyptien que les choses allaient devenir compliquées. Et c’était compter sans le murmure inévitable des ragots qui sortait des portes entrouvertes, car l’agent spécial Aziza Rust était une femme.
Aqmool serra la main de Rust et de son second. Rodriguez fit une moue révoltée lorsqu’il vit l’état de la morgue, mais Aqmool fut reconnaissant qu’Aziza Rust n’y prête aucune attention. En attendant le médecin en charge, Aqmool ne put s’empêcher de la dévisager du coin de l’œil. Il était bel homme, il le savait, et malgré son bégaiement occasionnel, les femmes étaient généralement sensibles à son charme. Mais Aziza Rust ne semblait être sensible à rien. À quarante ans, elle était petite et mince. Elle avait la peau mate et maîtrisait parfaitement l’arabe égyptien. Elle avait des sourcils fournis, mais bien dessinés, de longs cheveux noirs attachés en une queue-de-cheval dont aucune mèche ne dépassait, et portait des chemises discrètes qui révélaient néanmoins le dessin de ses bras musclés. Aziza Rust était belle, mais on ne le remarquait qu’après coup ; pour être séduisante, il lui aurait fallu un peu de douceur et la possibilité de l’abandon, ce qui aurait fait injure à tout son être. D’elle, on ne se souvenait que de sa sévérité chronique, son respect inflexible de la procédure, son intransigeance envers les autres. Peu savaient qu’elle était encore plus intransigeante envers elle-même.
Le médecin les rejoignit et leur fit signe de le suivre devant une table où se trouvait un corps dans un sac en plastique. D’une voix douce, il s’excusa de son retard, enfila une paire de gants. Comme pour lui-même, il se plaignit que son service avait tellement peu d’argent que les membres de son personnel devaient acheter avec leur propre salaire les produits chimiques et l’équipement, dont les gants. Puis, d’une voix sentencieuse, il commença :
— Seth Pryce est mort suite à un coup unique, fatal, dans le cœur. L’arme du crime est tranchante, mais pas tout à fait lisse, de type couteau à crans, par exemple. Il y a des traces de résistance, il a des hématomes sur les poignets et autour du cou.
— Il a été tué avant d’être mis dans la pyramide ? demanda Rust.
— Sans aucun doute. Pas de traces particulières sur les genoux ou les mains qui pourraient suggérer des tentatives de fuite.
— Estimation de la date de la m-mort ?
— Difficile à dire, du fait que le corps est resté dans un endroit si pauvre en air, mais je dirais trois semaines environ. Soit aux alentours du 1er juin.
— Des indices sur une autre personne ?
— Il y avait beaucoup de choses sur le corps de la victime. Sang, urine, excréments, cheveux blonds, gris, bruns, mais a priori tout cela appartient aux deux victimes. On est toujours en train d’analyser ces éléments, cela va prendre du temps. Et la poussière ne nous facilite pas la tâche… Dernière chose.
Il descendit un peu plus la fermeture éclair et montra sur la victime un tatouage de la grandeur d’une main, qui couvrait le ventre autour du nombril. Le motif semblait représenter une croix chrétienne ornée, dont la barre horizontale était finie par des petits embouts verticaux.
— J’ai remarqué ce tatouage parce que c’est le seul et il semble très récent, quelques semaines au maximum.
— Post-mortem ? demanda Rust.
— Non, il devait être en vie quand ça a été fait, mais il est mort peu après. Je suis désolé, je ne peux rien vous dire de plus sur ce monsieur.
Quelques instants plus tard, Aqmool, Rust et Rodriguez traversaient la cour de la morgue. Rust s’arrêta près de deux colonnes en marbre sur lesquelles étaient collées des photocopies fanées montrant les photos et les noms de personnes disparues.
— Un m-m-milliardaire, un enlèvement à Mexico, une mise en scène sordide, ça a tout l’air d’un règlement de comptes.
— Combien de masques funéraires de Toutankhamon trouve-t-on au Caire ? interrompit Rust.
— Des dizaines de milliers. À New York, on aurait pu r-r-r-remonter du fabricant jusqu’à la boutique et peut-être même jusqu’au client. Mais au Caire, si nous devons fouiller chaque bazar…
Aqmool jeta un coup d’œil à Rust. Son visage était fermé, sévère.
— Quand pensez-vous pouvoir l’analyser ? demanda-t-elle au commandant.
Aqmool soupira et se frotta les tempes.
— Nous faisons le maximum, agent spécial Rust.
— Toujours pas de système de vidéosurveillance sur le site de Gizeh ?
— Malheureusement, non. Je vous raccompagne.
Il se garda de dire que, depuis la révolution, les pyramides étaient à peine gardées. Rodriguez lui remit un petit dossier qui contenait les informations relatives à la situation de Jessica Pryce, particulièrement à l’héritage qu’elle touchait à la mort de Seth. Cent millions, plus les capitaux.
Rust serra la main de Aqmool en lui disant :
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis bien sûr à votre disposition. Le dossier est une priorité pour le Bureau, nous y travaillons activement.
Ils échangèrent les formules de politesse d’usage et Aqmool vit Rust et son assistant monter dans un véhicule flambant neuf et démarrer en trombe.
Quand le policier, pensif, revint au commissariat, un de ses collègues l’informa que quelqu’un voulait le voir et attendait sans un mot depuis une heure. Dans le hall défraîchi, Aqmool découvrit une jeune femme timide aux mains blanches, qui se présenta comme une secrétaire du Musée égyptien. Elle tendit à Aqmool une enveloppe lourde en papier kraft : un colis urgent de la part d’el-Shamy.
— Confidentiel, dit-elle en rougissant.
Quand Aqmool s’en empara, la messagère se volatilisa. Le policier se demanda pourquoi, si le colis était tellement important, el-Shamy n’avait pas envoyé Nasser, son bras droit.
Quand il ouvrit l’enveloppe, il en sortit un document imprimé épais de près de deux cents pages. La première de ces pages indiquait :
Musée égyptien du Caire
CONFIDENTIEL
Rapport d’enquête interne sur le vol des antiquités du 28 janvier 2011
* * *
Lorsque le policier et le FBI furent partis, le médecin à la voix douce installa le corps dans un des tiroirs frigorifiés et jeta sa paire de gants dans une poubelle qui débordait. Il mit le dossier préliminaire intitulé SETH PRYCE dans un cartable en cuir. En accrochant sa blouse, il soupira. Il n’aimait pas s’absenter de cette façon au milieu de la journée, surtout avec tout le travail qui l’attendait. Il y avait eu d’autres émeutes, les corps arrivaient à un rythme effréné. Mais c’était nécessaire, absolument nécessaire, se dit-il. Il sortit.
Une heure après, il était de retour. Son cartable était vide. Il avait des gants neufs. Il distribua des paires à son personnel, et ils se mirent au travail sur le corps d’un jeune manifestant qui venait d’arriver, une balle entre les deux yeux.