Chapitre 18
L’Œil

Le Caire, quartier d’el-Arafa, le 20 juin
À quelques kilomètres de là, Franklin marchait vers son rendez-vous, le pendentif Oudjat dans sa poche.
Il parcourait les allées ocre du quartier d’el-Arafa, les mosquées médiévales, les maisons étranges et les minuscules boutiques colorées. Au crépuscule, cette partie du Caire ignorée des touristes devenait encore plus magique, voire fantasmagorique. Son atmosphère particulière, la formidable hospitalité des résidents qu’il connaissait si bien, le sourire des enfants, son histoire — Franklin aurait presque pu dire qu’il se sentait chez lui, malgré les piles de détritus et l’immonde pauvreté qui collait à ces murs.
Son contact lui avait fait passer ce message : NC 6209. C’est tout ce qu’il avait fallu au détective pour comprendre que le rendez-vous était à vingt et une heures ce soir-là, à leur point de rencontre habituel. En anglais, ils l’appelaient NC — ou Northern Cemetery. Car malgré son demi-million d’habitants bien vivants, ce quartier n’était autre qu’un immense cimetière.
Northern Cemetery, ou La Ville des Morts. La crise du logement, endémique au Caire depuis le grand tremblement de terre de 1992, avait poussé des familles à se joindre à celles des gardiens du cimetière déjà installées là depuis des générations et à coloniser les mausolées plusieurs fois centenaires. Les allées de la grande cité funéraire avaient vu la vie pousser au milieu de ses murs, les commerces se développer autour des cénotaphes et le linge se tendre entre ses pierres tombales. Dans ce quartier que des mauvaises langues qualifiaient de bidonville, les morts invitaient les vivants à festoyer avec eux, continuant ainsi une tradition commencée par des ancêtres plus fortunés : les pharaons eux-mêmes.
Franklin passa devant la sublime mosquée de Qaitbey et se dirigea vers un minuscule magasin de luminaires qui se trouvait juste derrière. Devant l’entrée, le propriétaire le salua chaleureusement. Il lui expliqua qu’aujourd’hui avait lieu le mariage de sa nièce et que son ami américain était bien entendu invité aux festivités ; la famille était rassemblée quelques mausolées plus loin, chez son frère. Franklin promit qu’il viendrait.
Laissé seul, le détective pénétra dans la tombe qui servait d’échoppe. Il s’approcha d’une table encombrée. Il reconnaissait la silhouette dans l’obscurité près du mur.
— Le FBI lâche l’affaire, dit la voix de l’autre côté de la table.
Franklin tira un tabouret en bois coincé parmi les lampes et s’assit en face de l’ombre.
— S’il était mort n’importe où ailleurs, Pryce, continua la voix, le Bureau aurait pu faire quelque chose. Mais là, la pyramide de Khéops, c’est pile où il fallait pas.
— Mais avec toute la presse qu’il y a autour du meurtre, de la découverte de la chambre et tout le toutim, le FBI ne peut quand même s’en laver les mains ?
— Tu ne comprends pas. Officiellement, on est toujours dessus. Mais entre toi et moi, on n’y touche plus. Il faut choisir ses batailles. Les batailles du Bureau, c’est la révolution ici, la guerre civile en Syrie, le bordel au Darfour, l’intégrisme qui recrute, les rapatriements de tous les côtés. À l’heure où je te parle, trois volontaires d’une ONG dorment dans l’Ambassade parce qu’ils sont allés emmerder l’armée égyptienne. On doit se faire tout petits, Hunter, c’est pas à toi que je dois le rappeler. Alors quand el-Shamy est venu demander à l’ambassadrice qu’on interrompe les recherches dans la pyramide, elle a dit oui.
— Donc vous avez refilé le bébé à la police du Caire, soupira Franklin.
— Oui… On peut argumenter que le bébé n’a jamais été à nous, parce qu’il n’a de liens ni avec le trafic de came ni avec Al-Qaeda, donc il n’est pas du ressort officiel du Legat. Disons qu’on a renoncé à nos responsabilités de baby-sitters.
— Pas du ressort du Legat, c’est encore à prouver, dit Franklin. Je parie qu’en creusant un peu, on trouverait un réseau de crime organisé. Et çà, c’est pile dans le brief du Bureau.
— Hmm, grommela la voix.
— L’un des hommes les plus riches du monde disparaît au Mexique et est retrouvé mort en Égypte sans qu’on arrive à suivre la moindre trace de ses mouvements. Il est découvert dans une partie de la pyramide inconnue des égyptologues et même, soi-disant, du CSA. Tu ne vas pas me dire que pour réussir un coup comme ça, il ne faut pas un max d’argent, de l’influence et des informations ?
— Tiens, dit la voix, plus légère. Ce que je peux te donner si ça t’amuse, c’est le rapport de la police mexicaine concernant la disparition des Pryce, on l’a reçu ce matin. Il fait cent pages et je n’ai jamais lu autant de vide. Mon radar de pipeau me dit que quelqu’un a dû payer cher pour qu’il en dise aussi peu.
— C’est bien ce que je dis. Autre qu’un réseau, je ne vois pas. Une secte, peut-être…
— Je ne te cache pas que j’y ai pensé aussi, dit la voix. Ils ont analysé les plantes qui étaient dans la chambre X, c’étaient des fleurs de lotus. La pyramide, les fleurs de lotus, tous des symboles de l’Égypte…
Franklin se tut un instant. Il regarda par l’ouverture de la porte la nuit qui tombait sur des enfants joyeux. Des chants s’étaient mis à résonner dans les rues.
— Et bien sûr, il y a le problème de Toutankhamon, dit enfin le détective, comme s’il avait été embarrassé de cet aveu.
La voix émit un petit rire et dit :
— Je ne te demande pas pourquoi tu voulais me voir ? Décidément, il te colle aux fesses, ce pharaon, Hunter.
L’œil de Franklin brilla.
— Aux tiennes aussi, rétorqua-t-il.
La voix gloussa.
— Je sais. Ça doit être la fameuse malédiction de Toutankhamon.
Franklin ne sourit pas, et il savait que l’idée ne faisait pas rire son contact non plus. Dehors, les cris se rapprochèrent. De mauvaises enceintes se mirent à diffuser de la musique Sha’abi qui enflamma la foule excitée avec ses accents de rap et d’électro et ses paroles vulgaires. La rue se mit à danser. À l’intérieur de la tombe, Franklin entendit la voix dire enfin :
— Malheureusement, je ne peux rien te dire dessus. Encore une fois, on est sur le territoire d’el-Shamy…
— … qui est ami-ami avec le gouvernement, et donc avec la police… interrompit Franklin.
— … et je n’ai pas besoin de t’expliquer ce qui va se passer si les Égyptiens apprennent que le FBI fait de la contre-intelligence. On est pieds et poings liés là-dessus aussi.
À ce moment-là, un groupe agglutiné traversa l’encadrement de la porte : les mariés passaient, portés par la foule. Franklin vit la jeune épouse, une femme au sourire éclatant, maquillée comme une princesse malgré sa robe bon marché, enivrée par le bonheur de cette soirée dont elle devait rêver depuis son enfance. Il pensa un instant à Jessica Pryce. Des jeunes allumèrent alors des feux de Bengale qui colorèrent la rue en rouge. La voix continua, en haussant le ton pour couvrir la musique qui hurlait dehors :
— Écoute, tout n’est pas perdu. Il y a un nouveau mec sur le dossier, Kamal Aqmool. Il nous a l’air réglo et il a pris l’affaire en main sérieusement. Ça ne m’étonnerait pas qu’il arrive à de bons résultats… si les autres le laissent travailler.
— Si les autres le laissent travailler, répéta Franklin, sceptique.
Le groupe était passé, laissant derrière lui un peu de fumée rouge. Le détective se pencha pour allumer l’une des lampes, mais la main de son contact l’en empêcha. Franklin se rassit sur son tabouret et laissa l’obscurité engloutir la maison-tombe.
— Au fait, ils ont blanchi ce connard de Mohammed Hassan, dit la voix. Ça va péter. Les manifestants ont appelé à des émeutes sur le web, c’est devenu viral. On a chopé des infos qui confirment qu’ils vont frapper fort.
— Des cibles en particulier ? demanda Franklin.
— Le commissariat d’al-M.
— Dans quel commissariat se trouve ton nouveau flic de choc ?
— Le même.
Ni la voix ni Franklin ne parlèrent plus. Ce que chacun pressentait, ils savaient tous les deux que l’autre le pressentait aussi. La silhouette se leva enfin et serra la main du détective :
— Quelques poignées de mômes excités avec des cocktails Molotov, comme d’habitude. Avec un peu de chance, ça ne va pas aller bien loin. À bientôt, Hunter.
Franklin vit la silhouette sortir de la tombe comme un spectre rougeâtre, puis disparaître parmi les ombres des mausolées en ruine. Il resta un long moment seul, observant la lune énorme qui s’avançait sur ce mariage de rue. Il se sentit fatigué, comme s’il avait perdu une bataille avant même de la livrer. Alors la solitude s’immisça dans son cœur et le pressa jusqu’à en faire sortir le goût des regrets des choses d’avant, le passé tout cassé, sa malédiction de Toutankhamon. Sa gorge devint sèche et ses paumes humides, et il eut l’impression que les lumières de la boutique jamais plus ne se rallumeraient. Les morts enterrés ici semblaient reprendre possession des ténèbres, et Franklin se leva d’un bond, l’angoisse au ventre. Il sortit précipitamment dans la rue. Il fit plusieurs pas. Des enfants coururent vers lui pour l’entraîner dans la fête. Du bout de l’allée, le propriétaire lui fit signe de se joindre à eux.
Bientôt, Franklin célébrait le mariage d’étrangers qui devenaient des amis, et la lumière pâle de la lune faisait briller sa boucle en or. Il se mêlait à la joie ambiante, buvait, mangeait et riait avec ses hôtes. Il ne pensait plus à cette mariée qui avait été enterrée vivante, à ce masque funéraire qui hantait sa vie. Et il oubliait aussi que, ce soir, après avoir conversé avec une ombre, il dansait dans un cimetière.