Chapitre 19
Le Royaume Est Perdu

Le Caire, quartier de Sayeda Zeinab, 21 juin, solstice d’été. Le soleil se lève sur le jour le plus long de l’année.
Dans la petite chambre de son appartement encombré, Nasser Moswen rêvait.
Dans son rêve, il était enfermé dans la chambre X de la pyramide de Khéops et il martelait la paroi de ses poings pour qu’on vienne le délivrer, mais il ne produisait aucun son, parce que des coups assourdissants emplissaient tout le monument. Mais ce n’était pas de la pierre que l’on frappait, plutôt du bois et du métal. Et l’on entendait des cris aussi, des cris horribles sous les coups métalliques. Dans sa chambre hermétique, Nasser commençait à manquer d’air et l’angoisse montait, et il frappait et il frappait, mais c’était peine perdue, et les coups et les cris continuaient, de plus en plus terrifiants. Soudain, il trouva un trou dans la paroi. Il y jeta un œil. Ce qu’il vit lui glaça le sang : il y avait des dizaines de rangées de chambres semblables à la sienne où des prisonniers nus et ensanglantés frappaient des portes en or massif. Chaque chambre enfermait un homme et une femme qui s’étaient griffés, mangés, éventrés, poignardés, et les survivants se battaient entre eux ou s’acharnaient contre la porte qui ne cédait pas.
Ces images d’horreur toujours en tête, Nasser se réveilla et serra dans ses bras son fils de sept ans, qui dormait entre lui et sa femme. Le contact de son enfant le rassura un instant jusqu’à ce qu’il comprenne que les coups et les cris du cauchemar étaient réels. On cognait avec violence contre la porte de son appartement. Il eut à peine le temps de jeter un œil au réveille-matin (05:07) et de secouer sa femme qu’un grand fracas le remplit d’angoisse : on venait de défoncer la porte.
Nasser se leva d’un bond, prit le petit et courut, habillé de sa seule chemise de nuit, vers la pièce où dormaient ses deux autres fils plus âgés.
Il entendit sa femme crier :
— Vous n’avez pas le droit ! Vous n’avez pas le droit !
Mais avant qu’il puisse réagir, deux policiers se tenaient devant la chambre des garçons et faisaient signe à un autre collègue de les rejoindre. C’était le commandant Hassan.
Malgré sa soixantaine bien tassée, Hassan possédait une allure athlétique et un maintien qui impressionnaient toujours, ce qu’accentuait son uniforme kaki. Il avait les cheveux blancs, mais d’épais sourcils noirs. Tout cela faisait qu’on pouvait difficilement deviner son âge. Il avait aussi un sourire séduisant et une voix curieusement aiguë, qui suggéraient une sensibilité et une empathie dont pourtant il ne possédait pas la moindre trace. Beaucoup s’y faisaient d’ailleurs prendre. Mais Nasser le connaissait depuis assez longtemps pour savoir qu’il valait mieux faire ce qu’il voulait — c’était une question de vie ou de mort.
— Qu’est-ce que… enfin, comment… bégaya Nasser.
Il sursauta lorsqu’un bruit énorme fit vibrer tout l’appartement. Le vaisselier avait explosé sur le sol et les pleurs de sa femme se perdaient dans les éclats de verre que les policiers écrasaient en commençant la fouille.
— Nasser, dit Hassan. On se connaît depuis longtemps, toi et moi. Tu ne vas pas me faire perdre mon temps.
Un autre bruit de meuble qui craque. Le plus petit des fils de Nasser se mit à pleurer, les autres à trembler. Nasser essaya de parler, rien ne sortit correctement.
— Non, non, non, ce n’est pas ce que tu crois, je n’ai rien…
Un des policiers arriva dans la chambre avec une enveloppe, qu’il passa à Hassan. Le commandant plongea la main dedans et en sortit une liasse de billets verts tout neufs. Il devait y avoir cinq mille dollars US.
— Et ça, c’est quoi ? dit Hassan.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? objecta Nasser avec une vigueur nouvelle, teintée de peur. Ce n’est pas à moi, je le jure, je n’ai jamais eu cet argent, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Moi je dis que ça pourrait venir d’un type nommé Seth Pryce. Qu’est-ce que t’en penses ? On n’a retrouvé ni ses fringues ni son portefeuille dans la pyramide.
— Non, Hassan, je te jure, je n’ai jamais vu ce type !
— El-Shamy et moi, on le sait depuis longtemps, que tu aimes bien faire visiter les pyramides, la nuit, à des amis haut placés, hein ? Enfin, ce ne sont pas vraiment tes amis, mais s’ils arrondissent les fins de mois, on s’entend bien avec eux, n’est-ce pas ? On a toujours laissé couler, parce qu’el-Shamy, ça lui arrive aussi, allez. Mais là, Nasser, un meurtre…
— Non !
— C’était ton filon, la chambre secrète. Ça doit rapporter plus que la bonne vieille chambre du Roi, non ? Ça sonne plus « VIP », tout de suite ! Tu appelles ça comment sur tes brochures ? La chambre de Nasser ? Comment ça s’est passé, hein, dis-moi ? Tu as vu que le milliardaire, il en avait un paquet sur lui au moment de payer ? Tu t’es dit : « Allez, hop, personne ne le saura. » Et la fille, tu l’as laissée là parce que tu ne voulais pas te salir les mains plus qu’il ne le fallait ? Je comprends.
— Non, c’est pas vrai ! Je n’ai jamais touché qui que ce soit ! Pryce, c’était pas un des clients. Hassan, tu sais bien que je ne suis pas capable de faire une chose pareille !
Hassan joua quelques instants avec la liasse de billets. Les enfants, terrorisés, regardaient leur père, puis Hassan, puis leur père à nouveau. On n’entendait plus rien dans l’appartement, à part des pas et des débris qui craquaient sous les bottes. Un policier arriva et murmura quelque chose à l’oreille de Hassan. Le vieux commandant resta silencieux un instant. Puis il alla s’asseoir sur le petit lit d’enfant et mit son bras autour des épaules du plus grand. Nasser sentit l’angoisse le paralyser.
— Nasser. Cette liasse de billets, elle appartient à Seth Pryce, n’est-ce pas ?
— Non, je te dis, je ne l’ai jamais vue avant, s’étrangla Nasser.
— Je vais reformuler ma question, je veux être sûr que tu me comprends bien. Cette liasse de billets, elle appartient à Seth Pryce, si tu ne me dis pas où tu as caché ce qui nous intéresse.
La chambre d’enfants sembla tournoyer au moment où Nasser comprit ce que Hassan suggérait. Il n’y avait plus de choix entre la vérité ou le mensonge. Il n’y avait plus de choix du tout. La somme des décisions prises ces dernières années le rattrapait et son poids l’anéantissait. À cet instant, il savait que sa vie ne lui appartenait plus. Il vit que son aîné tremblait sous le bras du commandant. Il entendit les sanglots de sa femme dans l’autre pièce. Il sentit sous ses doigts la petite main de son plus jeune garçon, son pouls qui battait si fort, si plein de vie à vivre encore, et finalement, plus rien n’eut d’importance. Il fallait affronter la fin.
Il murmura :
— Dans les toilettes. Derrière le miroir.
Hassan se leva immédiatement, laissant Nasser et ses enfants sous la bouche du canon du fusil d’assaut d’un des policiers. Nasser baissa les yeux, regarda sa main tenant celle de son fils, et essaya de graver l’instant au plus profond de son cœur.
Il entendit les pas des policiers aller vers le bout du couloir, leurs efforts pour détacher le miroir, ouvrir la trappe et en sortir les sept petites caisses en bois. Puis il entendit leur joie — quelle étrangeté qu’il y ait encore dans cette maison de la place pour la joie. Ils avaient trouvé.
Les antiquités volées au Musée égyptien.
Les policiers ordonnèrent à Nasser de les suivre. Il lâcha la main de son fils, qui pourtant tentait de l’agripper.
Ensuite, plus rien n’eut d’importance.
* * *
Aqmool marchait vers le commissariat en regardant ses chaussures. Il avait mal dormi — la faute de la grosse lune qui se levait, probablement. Il avait lu jusque tard dans la nuit le rapport interne du Musée égyptien remis par el-Shamy. Il impliquait Nasser et le dépeignait comme un employé prêt à tout pour une poignée de dollars. Le cas concernant le vol des antiquités était solide, les preuves étaient suffisantes pour ouvrir une enquête. Ses visites privées, payantes et illégales, de la pyramide l’étaient aussi. En revanche, le rapport suggérait de façon assez vague qu’il connaissait la chambre secrète, mais ne donnait pas plus d’informations sur l’accès à cette chambre, ce qui intriguait Aqmool depuis le début. En conclusion, il faudrait commencer l’enquête et les procédures dès le matin.
Il s’était endormi juste avant l’aube. En conséquence, il arriva tard au commissariat, et remarqua à peine la présence des journalistes devant le bâtiment. Quand il ouvrit la porte de son bureau, quelqu’un y était déjà.
Hassan.
— Commandant Aqmool, bonjour, dit Hassan en regardant sa montre.
— Je-je-je ne savais pas que vous seriez déjà au bureau, si tôt après le procès, dit Aqmool, sur la défensive.
— Je suis en fonction depuis cinq heures ce matin, dit Hassan gaiement. C’est ça, l’amour du travail ! Je donne une conférence de presse dans quelques minutes, vous vous joindrez à nous ?
Il sortit du bureau, et Aqmool resta interdit un instant, puis se pressa vers la salle de réunion où étaient déjà rassemblés les journalistes. Il repéra la fille aux cheveux roses et eut le désagréable sentiment que les choses lui échappaient.
Aqmool entendit les mots de Hassan, mais ils se perdirent dans d’autres, ceux qui tourbillonnaient dans son esprit en manque de sommeil jusqu’à lui donner mal à la tête.
Nasser avait été arrêté suite à une perquisition à son domicile où l’on avait retrouvé les antiquités volées au Musée égyptien dix-huit mois auparavant. Le suspect avait avoué faire partie d’un réseau qui s’occupait du trafic de ces œuvres, et s’être enrichi grâce à l’organisation de visites illégales sur le site de Gizeh. D’autre part, les interrogatoires des gardes de Khéops avaient révélé qu’ils avaient vu Nasser, un soir qui correspondrait à la date du meurtre, escorter les époux Pryce à l’intérieur de Khéops. L’arme du crime n’avait pas été retrouvée, mais des dollars américains appartenant selon toute probabilité aux victimes avaient été cachés dans l’appartement du suspect. La police retenait le scénario du meurtre avec préméditation dans le but de détrousser les victimes. Puis Hassan fit un speech concernant le vol des antiquités en général et proféra une menace pour les pilleurs de tombes et trafiquants d’art qui détruisaient l’héritage de tous les Égyptiens.
À la fin de la conférence de presse, les journalistes lancèrent tous leurs questions en même temps et Aqmool entendit la fille aux cheveux roses hurler :
— Comment expliquez-vous la disparition à Mexico ?
Mais Hassan, d’un geste de la main, refusa de répondre aux questions. La fille de la BBC s’époumonait toujours.
— Où est le passage secret ? Comment êtes-vous sûr que l’argent appartient à Pryce ?
Enfin, elle vit que c’était peine perdue et se concentra à la place sur son smartphone sur lequel ses pouces s’activaient à une vitesse considérable.
Aqmool retourna dans son bureau et ferma la porte derrière lui. Il mit sa tête dans ses mains. Son front était lourd, comme un ciel bas qui apporte de mauvaises nouvelles. Il regarda un instant les fils électriques qui s’entrecroisaient au-dessus des toits du Caire. Ils dansaient. Le vent orange soufflait comme s’il avait été enragé.
La secrétaire frappa à la porte. Aqmool, toujours à sa fenêtre, l’entendit dire derrière son dos :
— Commandant, à propos de Jessica Pryce. Sa tante est arrivée à l’hôpital. Les médecins lui ont demandé la permission de la débrancher.
Aqmool continua de regarder dehors. Il sentit en lui cette petite goutte amère si familière. Encore un mort. Floc. Floc. Tous les jours, il voyait le pays plonger dans le sordide, le désespéré, l’inhumain. Il voyait la guerre civile, le terrorisme, le viol organisé, les mômes camés au Tramadol, la place Tahrir devenir le centre du crime, la justice corrompue. Les exactions de la police, aussi. Il avait une boule dans le ventre depuis qu’il avait vu Hassan, comme un mauvais pressentiment. Et puis maintenant la fille de la pyramide. Floc floc. Un jour, son cœur serait plein et il refuserait de battre. Peut-être.
— Il y a aussi un visiteur pour vous. Il dit que c’est urgent.
— Tout est urgent aujourd’hui. C’est qui ? dit Aqmool en se retournant.
— Max Hausmann.