Chapitre 31
Les Vigies Folles

Londres, le 21 octobre
La sonnette du petit appartement minimaliste de Max retentit une fois. Puis deux. Puis trois, quatre, cinq, six fois. Max sortit de sa chambre, traînant la patte, laissant dans son sillage habits et équipements divers qui jonchaient le sol. Il boitait et se tenait au mur pour longer sa petite entrée. La sonnette éclata encore.
— Ça va, j’arrive !
Il ouvrit la porte et trouva Florence, qui serrait contre elle un sac à dos rose qui débordait.
— Qu’est-ce que tu fais là ? dit Max.
Il réalisa trop tard que son ton trahissait une légère impatience et vit qu’elle s’efforçait de ne pas l’avoir remarquée. Elle balbutia :
— Je voulais savoir comment tu allais et discuter avec toi des derniers développements de…
Elle s’arrêta net. Elle avait remarqué les valises ouvertes dans le salon.
— Tu pars quelque part ?
— Mmmh. J’ai un avion ce soir, je suis à la bourre.
— Où ?
— Le Caire.
Max vit Florence pâlir.
— T’es taré ? souffla-t-elle. Avec tes jambes en vrac et ta tronche dans le fichier de la police, tu en redemandes ?
— Ma mère m’a dit la même chose, soupira Max, exaspéré malgré lui.
— Ta mère, elle n’a pas vu ce qu’il y avait dans la pyramide, elle n’a pas vu le charnier du commissariat, et elle n’a pas vu ce qu’il y a dans ce dossier, Max !
Elle fouilla en hâte dans son sac rose. Max y reconnut des papiers au logo de la BBC, mais elle tira à la place un document épais.
— Je viens de recevoir le rapport de police sur le meurtre de Seth Pryce, envoyé par Hunter. Celui-là est traduit en anglais. Je me suis dit que ça t’intéresserait, tu es dedans… Il y a l’autopsie, les résultats d’analyses ADN, même la photo du mort. J’ai rien pu manger à midi.
Max la pria d’entrer. Il feuilleta le rapport et déglutit. Il avait vu les photos de Seth.
— Ce tatouage… commença-t-il.
— … me dit quelque chose, finit Florence. Ouais, toi aussi ?
Max hocha la tête. L’homme avait le même que Sixtine.
— Ils ont trouvé des traces d’ADN dans la chambre X, continua Florence. De Seth Pryce, de sa femme, et l’ADN de quelqu’un d’autre qui n’est ni Nasser ni les gardes. Et ils ont identifié les fleurs. Je ne sais pas dans quoi on a mis les pieds, mais c’est encore plus glauque que je ne le pensais.
Le son d’une clochette qui surgit de l’ordinateur à l’autre bout de la pièce interrompit la lecture de Max. Il alla clopin-clopant vers son bureau. Sur l’écran, l’icône d’une enveloppe clignotait. Il avait reçu un message de shiriko_kheops@gmail.com. Le seul texte qu’il contenait était :
23/04 03:00-06 : 00 — personne
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Florence.
— Mon équipe de surveillance de la pyramide.
Il alla reporter les dates sur un tableau Excel. Devant la mine perplexe de Florence, il expliqua :
— Shiriko est le webmaster d’un forum assez particulier. Imagine des spring breakers qui iraient faire la fête en Égypte, mais japonais.
— Je n’imagine pas trop, non.
— Et ils ont tous un point commun, ils grimpent la pyramide, la nuit.
— Répète ça ?
Max sourit avec malice. Il savait bien que Florence aurait été impressionnée.
— Ils grimpent tout en haut de Khéops, en pleine nuit. Une fois au sommet, ils gravent leurs noms dans la pierre, se fument un joint, regardent le lever de soleil, tout ça.
— Les cinglés. C’est interdit bien sûr.
— Ça ne l’était pas il y a vingt ans, mais il y a eu tellement d’accidents et de suicides que maintenant ça l’est et, depuis l’interdiction, il n’y a jamais eu autant d’amateurs. Shiriko s’occupe du forum où ces excités partagent leurs expériences, échangent les trucs, pour savoir quel est le meilleur passage pour l’ascension, quelle patte il faut graisser, etc.
— Je me dis que je ne sais pas m’amuser.
— Mmmh. J’ai fait passer des infos à Shiriko, les photos de Seth, de Jessica, d’el-Shamy, de Nasser et tout, elle fait sa petite enquête. Ça tombe bien, c’était pile au moment des vacances scolaires au Japon, il y avait un monde fou sur la pyramide.
— Donc, je résume : tu te fies à des mecs complètement stones qui étaient à cent quarante mètres de haut. Des vigies folles.
— J’admets que la méthode n’est pas scientifique, mais en recoupant les témoignages, on arrive à des trucs intéressants.
Il lui montra son tableau Excel qui contenait des cases blanches, orange et rouges.
— Par exemple, regarde la case rouge, là, ce sont trois personnes différentes qui jurent qu’el-Shamy est venu avec Nasser une semaine avant nous. Avec du matos.
— Quoi comme matos ?
— Ça, je ne sais pas.
— Ils sont passés par où ? Ils ont pris le même chemin que nous ?
— Yep. Le 14 juin, vers minuit, et ils sont repartis vers deux heures du matin. Et c’est là qu’on a du pot. Un des observateurs n’était pas en haut de la pyramide, et sûrement pas encore stone, il était tapi avec un guide en bas. C’est le guide qui a reconnu el-Shamy et il s’est mis à paniquer comme un fou. Il a voulu qu’ils attendent qu’ils sortent avant de grimper, ils ont poireauté deux heures. Finalement, c’est au moment où ils devaient se casser qu’ils les ont vus sortir.
— El-Shamy était donc dans la pyramide deux semaines après la date estimée de la mort.
— Mouais. Mais à deux heures du mat’, avec du matos et avec le meurtrier présumé.
— El-Shamy, complice de Nasser ? Ils allaient vérifier que le travail avait été bien fait ? Rappelle-toi ce qu’il t’a dit : ce passage secret, c’est un aller simple.
Max et Florence se regardèrent. Un silence pesant s’infiltra entre eux.
— Je ferai gaffe, au Caire, ne t’inquiète pas. J’y vais juste quelques jours.
Florence acquiesça, plongea la main dans son sac rose et dit :
— Mais, justement, le passage vers la chambre X, euh… pratiquement, tu en es où ?
Max soupira.
— Nulle part. J’ai aussi demandé à Shiriko des infos là-dessus, pour l’instant, ça n’a rien donné. Peut-être qu’au Caire…
— Quand tu auras trouvé, tu sais que tu seras une star ? dit Florence, d’un air enjôleur un peu forcé. Toutes les télés vont te faire des ponts d’or. Tu me donneras une interview exclusive, hein, Maxou ?
— Holà, s’esclaffa Max. Même si je trouvais le trésor de Khéops, tu ne me verrais pas à la télé, ni la tienne, ni celle des autres, ça je te le promets. Je n’ai aucune envie de finir comme el-Shamy, avec un toupet et des lunettes fumées !
Max remarqua que Florence affichait un sourire étrangement déséquilibré, comme s’il cachait une émotion honteuse. Elle ferma son sac d’un coup.
— Je ne te retarde pas, tu vas louper ton avion, dit-elle avec une légèreté artificielle qui n’arriva pas à tromper Max.
Elle l’embrassa sur la joue, lui souhaita bon voyage et fila. Max la regarda traverser la rue vers son vélo, son sac rose sur l’épaule. Il la connaissait suffisamment désormais pour soupçonner qu’elle ne lui avait pas tout dit.
À chacun ses secrets, pensa-t-il. Alors les yeux verts de Sixtine s’invitèrent dans son ciel londonien.