Chapitre 33
La Femme À La Chaîne En Or

Le Caire, le 22 octobre
— Le masque funéraire de Toutankhamon n’a peut-être pas été volé. J’ai peur… j’ai peur de m’être trompé.
Franklin regardait droit devant lui l’autoroute qui défilait ; l’aéroport, lui, s’éloignait dans le rétroviseur. Il sentit que Max, à ses côtés, le dévisageait. Il soupira et trouva enfin le courage de tout lui raconter, ces derniers mois passés à infiltrer le monde des faussaires pour arriver enfin à la conclusion qu’il existait bien un faux Toutankhamon. Mais il expliqua qu’il s’était probablement fait duper par les vendeurs qui avaient rafraîchi une photo datant de quarante ans, pour lui faire croire qu’ils avaient le vrai dans leur cuisine. Le cambriolage était arrivé à point pour fournir le reste du scénario.
Max, qui faisait défiler les textos sur son téléphone portable, lui demanda enfin :
— Vous allez rester au Caire ?
— J’ai un client qui m’a demandé de regarder le meurtre de la pyramide de plus près. Mais si le masque de Toutankhamon est une fausse piste… je me dis que finalement Nasser est peut-être le meurtrier. Il en avait l’opportunité, les moyens, le mobile.
— Ce client… une cliente ?
Les deux hommes se regardèrent. Le silence complice de Franklin en avait révélé assez. Max hocha la tête et dit :
— Je suis venu ici pour trouver comment ils sont entrés dans la pyramide. L’explication de la police est simplement impossible. Ils n’ont pas pu traverser les murs.
Max lut un message de Shiriko, qui lui demandait de l’appeler, c’était urgent. Mais Max ne captait aucun signal. Il raconta à Franklin ce qu’il avait trouvé grâce aux infos du forum des grimpeurs de Khéops, en particulier la visite nocturne d’el-Shamy et Nasser le 14 juin.
Ils arrivèrent devant l’hôtel de Max. Ils se quittèrent en se promettant de s’informer des développements de l’enquête, mais Franklin se sentait étrangement détaché de l’affaire. Il n’arrivait plus à s’y intéresser. En y réfléchissant, il ne s’intéressait plus à rien. Il alla boire quelques bières au bar d’un hôtel occidental dans le centre, mais, avec sa veste à la doublure déchirée et son jean élimé, il se sentit minable et rentra chez lui. Arrivé dans son petit appartement, il détacha une à une les photos de Toutankhamon et les posa en tas sur la table. Tout ce qui restait était le papier peint sale et une pièce qui semblait vide. Il prit un karkadé dans le réfrigérateur et s’allongea sur son lit défait. La nuit ne tarderait pas à venir.
Il ne savait pas combien de temps il avait somnolé ou s’il rêvait toujours, mais il fut réveillé par la sonnerie de son portable qui résonnait dans la pénombre. Il reconnut le numéro : c’était la veuve de Nasser.
À peine une demi-heure plus tard, il était devant chez elle. Dans la poche de sa veste, cinq mille dollars américains, le prix des confidences. Il allait monter les marches de l’escalier extérieur de l’immeuble délabré lorsque, dans le bruit ambiant, il distingua un coup de klaxon qui le fit se retourner. Dans la rue toujours encombrée, malgré l’heure avancée, était garée une Mercedes dernier modèle ; son moteur tournait toujours. Les vitres étaient fumées, il ne pouvait pas voir le conducteur. Il s’approcha avec précaution. Il vit des mains de femme ornées de bijoux étincelants sous les lampadaires et finies par des ongles rouges parfaitement manucurés. La vitre descendit. Franklin découvrit une Égyptienne magnifique, très apprêtée, proche de la cinquantaine.
— Franklin Hunter ? Montez.
Franklin s’était à peine assis dans la voiture, qu’emplissait un parfum de cannelle et de oud, qu’elle démarra en trombe. Personne ne parla pendant le trajet. Franklin essaya de se rappeler ce qu’il savait sur Yasmine, la veuve de Nasser. Elle travaillait comme professeur à l’université. Elle avait trois jeunes enfants, elle menait une vie simple et discrète. L’image ne collait pas.
Ils se garèrent devant un petit immeuble cossu dans un quartier beaucoup plus chic que celui qu’ils venaient de laisser. Franklin suivit la femme dans un appartement spacieux, avec une décoration de bon goût, quoiqu’un peu ostentatoire. Des couleurs chaudes, de l’or, du rouge, du noir, des meubles fraîchement encaustiqués qui sentaient la cire. Franklin le sut tout de suite : cet intérieur n’avait jamais vu d’enfant. La femme ôta ses talons hauts et marcha nu-pieds sur les tapis moelleux. Franklin remarqua que ses orteils étaient pédicurés et peints en rouge aussi. Sur sa cheville, une petite chaîne en or. En un instant, il sut qu’il était attiré par cette femme. Il s’assit en face d’elle.
— Vous n’êtes pas Yasmine.
— Non. Mais ce soir, on va dire que si.
La femme prit une cigarette sur la table basse en verre et l’alluma avec un briquet en or.
— Yasmine est ma petite sœur. Elle ne parlera pas. C’est moi qui parle. Et c’est avec moi que vous faites affaire.
Franklin posa sur la table l’enveloppe contenant les billets. La femme prit l’enveloppe, compta l’argent, et remit le tout à sa place.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ? demanda la femme.
— Qu’est-ce que vous avez à me dire ?
— J’ai à vous dire que Nasser n’avait rien à voir avec le meurtre.
— Et du vol au musée ?
— Oui, de ça, il était coupable. Mais pas du reste.
— Comment le savez-vous ?
— Parce que c’est moi qui ai organisé le cambriolage du musée.
Franklin ne put soutenir le regard de la femme, alors il baissa les yeux sur ses mains.
— Est-ce que le masque funéraire de Toutankhamon en faisait partie ?
Perdu pour perdu, pensa-t-il, au moins le coup final serait asséné par une belle femme.
— Oui.
Franklin releva la tête et articula :
— Vous me dites que le masque a bien été volé du Musée égyptien le 29 janvier ?
— Oui.
— Madame, dit-il en éclatant de rire, je n’ai jamais été aussi heureux de rencontrer une criminelle.
Franklin riait et la femme sourit aussi, mais il ne le vit pas parce que ce petit bonheur-là n’était qu’à lui et, le temps d’une seconde, il était parti de ce salon, parti d’Égypte, il était sur le seuil d’une porte familière, il riait encore et il criait : « J’avais raison ! » Mais la mélancolie de ce moment improbable le rattrapa et son rire se dissipa. Il était planté dans le canapé de cette inconnue et c’était comme si toute la tension de ses derniers mois avait quitté son corps. Enfin, il regarda la femme et lui dit :
— Puisque je suis là, racontez-moi.
— C’était une commande d’un Américain. Un client à moi. Un très bon client. Il convoitait ces antiquités-là depuis longtemps. Je savais que Nasser avait de gros problèmes d’argent, on peut dire que ça tombait à pic. Je l’ai mis en relation avec des contacts que j’avais, des professionnels ayant de l’expérience, ils ont rassemblé des hommes. Il y avait des émeutes partout au Caire à ce moment-là, c’était plutôt facile. Nasser s’est occupé de la sécurité. Ils sont rentrés, ils ont fait tomber des momies, quelques-unes, histoire que ça fasse plus vrai. Nasser, ça le rendait malade, mais il le fallait. Il avait tout prévu, même faire disparaître quelques antiquités et les faire réapparaître dans le stock pour brouiller les pistes. Le musée ne savait pas précisément ce qui avait disparu et la police prétendait à la presse internationale qu’ils avaient mis la main sur une partie du réseau. C’était malin. Ni la police ni le musée n’a dévoilé officiellement la liste des objets volés.
Elle tira une dernière fois sur sa cigarette et se pencha pour l’éteindre dans un cendrier en cristal. Franklin vit son décolleté, l’ombre d’un soutien-gorge de dentelle rouge.
— Tout était calé, continua-t-elle. En neuf jours, Nasser avait écoulé plus de vingt articles. Le stock était arrivé aux États-Unis sans problème, tout le monde avait pris sa part, Nasser aussi. Il n’avait presque plus de remords. Ça commençait à être une entreprise bien huilée, le circuit était rodé, ils pouvaient acheminer la grosse pièce, le masque de Toutankhamon. Et à deux jours de l’envoyer, c’est là que ça a merdé. Le client a demandé qu’on calme le jeu quelques jours, car il avait entendu que le FBI avait eu vent de l’affaire, que le circuit n’était peut-être plus clean. Ils ont attendu. Une semaine s’est passée.
La femme s’était arrêtée et inconsciemment, Franklin avait serré les mâchoires. Quand il s’en rendit compte, il se demanda si elle l’avait senti. Elle le regarda et alluma une autre cigarette. Elle changea de position, étendit ses jambes sur le canapé. Il ne vit plus la courbe de ses hanches dans son pantalon cigarette noir, l’ombre de ses sous-vêtements sous son chemisier blanc, ses ongles rouges. Il voyait la chaîne en or sur sa cheville, et le dessin de ce pied parfait et nu. Tout son être était à présent enchaîné à cette femme et à l’histoire qu’elle racontait. Elle continua :
— Puis il s’est passé quelque chose d’imprévu.
Elle tira une longue bouffée sur sa cigarette.
— El-Shamy a rouvert le musée, avec le faux masque à la place du vrai, et personne n’a rien suspecté. C’est à ce moment-là qu’ils ont donné la liste à Interpol, mais sans Toutankhamon. Au début, Nasser et l’équipe ont cru que c’était un miracle, car du coup personne ne cherchait le masque et la plupart des choses qu’Interpol recherchait étaient déjà vendues. Mais le client a commencé à poser des questions. Il a commencé à douter, à dire qu’on lui refilait un faux. Nasser s’est proposé de voyager avec le masque, pour l’identifier. Mais rien n’y a fait, le client s’est désisté, et a disparu. Même moi je ne l’ai plus revu. Nasser se retrouvait avec sur les bras sept antiquités listées par Interpol et le masque funéraire de Toutankhamon, virtuellement invendables.
— Et un manque à gagner… commença Franklin.
— … de 50 millions. Le masque de Toutankhamon était la raison d’être de l’opération. Ce qu’ils avaient écoulé représentait à peine un million. Et une fois que tout le monde avait pris sa part, pour Nasser… enfin, il en a eu assez quand même pour…
La femme ne finit pas sa phrase, mais, avant que Franklin puisse poser une question, elle dit :
— Ils étaient désespérés. Ils ont essayé de refourguer la marchandise à des contacts que j’avais et puis à des contacts de contacts et puis à la fin un peu à n’importe qui. À chaque fois, ils s’exposaient un peu plus, la rumeur commençait à enfler. Un jour, ils sont tombés sur un agent du FBI sous couverture, qui se faisait passer pour un client intéressé. C’est un miracle qu’ils ne se soient pas fait prendre à ce moment-là. Ils ont eu tellement chaud qu’ils ont arrêté. Mais ils étaient encore nerveux. El-Shamy avait demandé à son copain Hassan d’enquêter personnellement sur l’affaire, en douce. Il y mettait toutes les ressources de la police. Nasser avait entendu Hassan promettre à el-Shamy que s’il mettait la main sur celui qui avait volé le masque, il le torturerait jusqu’à ce qu’il vende sa mère, qu’il regretterait d’être né ― des clichés dans le genre. N’empêche que Nasser, il tremblait dans ses bottes. Il a même arrêté d’emmener les touristes riches visiter la pyramide la nuit. On peut dire que Nasser, il n’avait pas intérêt à se faire remarquer.
» Ça a duré treize mois, continua la femme. Pendant ce temps-là, Nasser avait accepté de garder les sept antiquités, mais le masque de Toutankhamon était dans une trappe sous la plomberie du lavabo chez la grand-mère d’un des types de l’équipe. Ils l’avaient maquillé en faux, sur l’insistance de Nasser. Et puis un beau jour, un dealer les a appelés. C’est allé très vite, un type l’a acheté sans sourciller. Ils se sont pointés à un rendez-vous au Caire, ils ont pris le fric, donné le masque, et ils n’ont jamais rien entendu.
— Combien ?
— Cinq millions. C’était donné, mais ils auraient accepté bien moins que ça, je vous l’assure. Nasser s’est remis à vivre. Hassan était en taule pour le meurtre des manifestants, c’était comme si toute l’affaire avait été oubliée. Pendant deux semaines, ça a été le paradis.
— Le 1er juin au soir, les gardes l’ont vu à la pyramide, dit Franklin.
— Les gardes l’ont vu parce qu’on a rafraîchi une mémoire qu’ils n’avaient pas avec plusieurs mois de salaire, coupa la femme. Le 1er juin, je peux vous dire que c’était absolument impossible que Nasser passe la soirée hors de chez lui. C’était la soirée d’anniversaire d’Ibrahim, son petit dernier. Il soufflait ses sept bougies. Et si vous aviez connu Nasser, pour rien au monde il n’aurait manqué ça. J’y étais aussi. J’ai quitté la maison de ma sœur vers une heure du matin, Nasser était déjà parti se coucher. Ma sœur me racontait à quel point les choses étaient redevenues sereines. Je peux vous assurer que Nasser n’est pas sorti une fois de chez lui ces semaines-là, il était en famille tous les soirs, dans le lit de ma sœur toutes les nuits. Ma sœur et lui faisaient des projets, pour la première fois depuis dix-huit mois ; la vie était presque comme avant.
La femme se recroquevilla sur le canapé.
— Jusqu’à une nuit. Ma sœur m’a appelée, il devait être trois heures du matin. Nasser était dans un état terrifiant. Moi j’ai pensé qu’on l’avait passé à tabac. Mais non, il n’avait aucune trace de coups. Il parlait d’une malédiction de Toutankhamon. Il divaguait complètement. Il était devenu fou.
— Le 14 juin ?
— Oui, c’est ça. Je m’en souviendrai toujours. Ma sœur était complètement paniquée, le suppliait de lui dire ce qui s’était passé, il ne disait rien, il continuait à dire que c’était la malédiction de Toutankhamon. Comment savez-vous que c’était ce jour-là ?
— Des témoins l’ont vu à la pyramide de Khéops, vers minuit. En compagnie d’el-Shamy.
— Oui, exactement, Nasser avait prévenu ma sœur qu’il travaillait tard au bureau, qu’il rentrerait dans la nuit. Quand il est revenu, il n’était plus le même. Sept jours plus tard, il était mort.
Franklin passa ses doigts sur ses lèvres et demanda :
— Oxan Aslanian, ça vous dit quelque chose ? Un Arménien.
— Non, connais pas. Je devrais ?
— Un faussaire.
— Pas mon domaine. Pourquoi ?
— Ce furent les derniers mots de Nasser avant qu’il meure dans l’incendie.
La femme se recroquevilla davantage dans le canapé, mit ses bras autour de ses genoux. Franklin avait envie de s’approcher d’elle.
— Nasser a-t-il déjà parlé d’une chambre secrète ? demanda Franklin. Dans ses visites nocturnes, par exemple.
— Non. Il faisait le tour ordinaire, la chambre de la Reine, la grande Galerie, la chambre du Roi. Il n’allait même pas dans la chambre souterraine. Mais il n’avait emmené personne depuis plus d’un an. Personne ne le lui demandait plus d’ailleurs, les touristes ont fui l’Égypte.
Elle se leva et se dirigea vers le bar.
— Je vais vous dire une chose, monsieur Hunter. Si Nasser avait eu connaissance de l’existence de cette chambre X, il en aurait parlé à ma sœur. Nasser était passionné par son travail, et il le faisait bien. Il aimait en parler. Yasmine et lui débattaient sans cesse d’histoire et d’archéologie, ils lisaient tout ce qui était publié sur ces sujets. Leur couple était bâti sur cette passion commune. Et pourtant…
— Et pourtant il a volé le musée, expatrié des trésors hors d’Égypte et accepté qu’on décapite des momies, dit Franklin, qui s’était levé.
La femme ricana d’un air triste. Elle servit du cognac dans deux verres en cristal.
— Vous les jugez, monsieur Hunter, dit-elle en s’approchant de lui avec un verre. Une fois que l’information sera sur CNN, trois cents millions de personnes les jugeront, tout comme vous. Et puis ils passeront à autre chose. Parce que chez vous, en Amérique, il y a des problèmes aussi, mais ce sont des accidents, l’american dream qui déraille un instant, une anomalie passagère. Tandis que chez nous autres, il y a des problèmes, c’est la vie, n’est-ce pas ? C’est symptomatique, endémique, mérité presque ? Non, mon cœur, ça ne fait pas partie de la vie. Les sages disent qu’on devrait être plus exigeants avec nous-mêmes et plus tolérants avec les autres. Ça devrait être votre hymne national, aux États-Unis.
Franklin prit son verre des mains de la femme et ses ongles vernis effleurèrent accidentellement ses doigts. Elle passa devant lui et resta debout, le verre à la main, appuyée contre la table.
— Nasser a fait des études d’histoire parce que c’était sa passion depuis qu’il était môme. Il ne venait pas d’une famille riche, il s’est payé ses études tout seul. Il a épousé ma sœur, qui était institutrice. Ils ont eu trois beaux enfants, Nasser est rentré au Musée égyptien, ma sœur à l’université. Ils n’étaient pas bien payés, mais ils s’en fichaient, la vie leur souriait. Et puis il y a eu un moment. Ces moments dans l’existence où il y a un avant et un après. Dans ce pays, on dit avant la révolution, après la révolution. C’est d’ailleurs arrivé presque en même temps. Autour de nous, tout se dégradait, et puis chez eux, c’était l’implosion. Mais c’était plutôt comme votre 11 septembre. Cette seconde avant, où tout allait bien encore, mais on ne savait même pas à quel point on était heureux. Et en quelques secondes, le paradis est perdu, l’innocence aussi.
Elle le regarda droit dans les yeux. Franklin but une gorgée de cognac et ne sentit pas l’alcool lui brûler la gorge, mais cet intense parfum de cannelle qui infiltrait tout son corps.
Elle but une gorgée et continua :
— Il y a deux ans, les médecins ont examiné leur petit dernier, Ibrahim, pour une consultation de routine. Il avait cinq ans. Ils ont trouvé une leucémie agressive, ils lui ont donné deux mois à vivre. À moins de suivre un traitement qui coûtait trois années du salaire de Nasser. Alors Nasser a dû choisir. Rester honnête à dépoussiérer des trésors et voir son fils mourir. Ou devenir un voleur et lui donner une chance. Qu’est-ce que vous auriez fait, monsieur Hunter, à sa place ? Le soir du meurtre, Ibrahim a soufflé ses sept bougies. Et vous pensez que Nasser aurait manqué cela ?
Elle regarda Franklin dans les yeux, sans vaciller.
— Je les reconnais, ces gens-là, qui ont vu le cours de leur vie foutre le camp en un souffle, dit-elle d’une voix que l’alcool rendait rauque. Il y a comme une faille invisible qui court le long de leur âme, ce sont des funambules à l’intérieur, ils marchent sur un fil tendu entre l’avant et l’après et, quand ils parlent au passé, ils perdent l’équilibre juste un peu. Et puis il y en a qui tombent.
Franklin ne savait pas si elle parlait d’elle ou de lui ou d’eux deux. Il sentit soudain qu’ils étaient seuls au monde dans cette nuit égyptienne et il se rapprocha d’elle. Elle continua :
— Nasser, il n’a pas voulu tomber, il a voulu se battre pour retrouver son avant. Il en est mort quand même, mais je suis sûre que, d’où il est, il regarde son fils dormir et qu’il n’a aucun regret.
Franklin sentait une attraction étrange s’emparer de lui, une douce violence qui faisait monter une fièvre vénéneuse.
— Comment vous appelez-vous ?
— Zahara, murmura-t-elle.
— Zahara, combien d’antiquités a vendues Nasser ? dit Franklin. Il était à présent si près d’elle qu’il sentait son souffle parfumé de oud et de cannelle.
— Vingt-six, répondit-elle.
— Combien ont été retrouvées dans le stock ?
— Douze.
— Et seize retrouvées chez Nasser… Au moment où el-Shamy aurait retrouvé son musée pillé, il aurait recensé cinquante-quatre pièces manquantes. Plus Toutankhamon, la cinquante-cinquième pièce.
— Cinquante-cinq pièces, murmura Zahara, qui approcha encore ses lèvres de la bouche de Franklin.
Mais Franklin sourit et recula de quelques pas, laissant Zahara immobile. Il la salua et dévala l’escalier vers la nuit cairote.
BBC TV a trouvé 2 corps ds chambre A55
A55. Ce n’était pas le nom de la chambre. C’était le nom secret que Nasser et el-Shamy avaient donné au masque funéraire de Toutankhamon disparu. Ils savaient qu’il se trouvait là avant même l’ouverture de la chambre X.
Nasser était devenu fou sept jours plus tôt. Il avait vu le masque. Et l’horreur autour.