Chapitre 40

Métamorphose

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Mexico (Distrito Federal), le 25 octobre


Han était entré sans bruit dans la suite de l’hôtel. Des plateaux du room service s’empilaient sur la table basse. Il téléphona discrètement à la réception pour qu’on vienne les débarrasser. Le soleil disparaissait derrière la façade anthracite de la Metropolitan Cathedral, peignant des lignes orange sur la moquette et sur les pieds nus de Sixtine quand elle traversait la lumière. Elle allait et venait devant les grandes fenêtres, infatigable depuis des heures qu’elle écoutait le cours magistral de Franklin, couché sur le canapé.

Han s’assit sur une chaise, en retrait, le dos droit, le visage parfaitement détendu. Il avait des choses à dire à Sixtine. La mission qu’elle lui avait confiée, pourtant humble, avait révélé des éléments inattendus. Il suspectait que Sixtine souffrirait de cette vérité-là. Mais Han savait que ce n’était pas le moment de parler. À présent, elle devait apprendre, être prête. Il n’y avait plus que trois jours. Trois jours avant la vente de Néfertiti à Sotheby’s.

Han ferma les yeux et se concentra sur la voix de Franklin. Depuis six heures, il parlait de ce monde étrange qu’était celui des antiquités. Il s’était pris au jeu du mentor, il s’enthousiasmait lorsqu’il devait expliquer un passage de législation, un secret du milieu ou un « truc » d’agent undercover aiguisé par l’expérience. Il avait même promis de lui apprendre ce qui n’était pas dans les manuels du Bureau, soit les fondamentaux du speedtraining, une technique empruntée aux arts martiaux. Il lui avait expliqué, avec plus d’une pointe de fierté, que c’était l’art du voleur.

Sixtine écoutait. Elle posait des questions, lui faisait répéter des phrases, des faits, des méthodes. Depuis la coupure de courant et l’avertissement au musée trois jours avant, elle avait à peine dormi. Toute la nuit, les lampes de la suite étaient allumées, mais elle avait insisté pour qu’on brûle une vingtaine de cierges autour d’elle.

Après de longues heures et d’autres plateaux-repas auxquels Sixtine ne toucha pas, elle renvoya Franklin. Il avait une chambre à côté de sa suite. Il promit de revenir le lendemain tôt.

— Vous pouvez y aller, Han, si vous voulez. Je n’ai plus besoin de vous, dit Sixtine.

— Avant de me retirer, j’aurais aimé partager quelques informations avec vous, mademoiselle, dit Han avec délicatesse. Tout d’abord, j’ai vérifié auprès de votre banquier, tout est en ordre. J’ai également obtenu une invitation à la réception organisée par Yohannes De Bok à Paris, la veille de la vente à Sotheby’s. J’ai déjà notifié à votre pilote votre départ pour la France à la fin de la semaine.

Sixtine était occupée à allumer des bougies partout dans sa suite et souriait distraitement à ce que lui disait Han. Elle n’avait jamais imaginé qu’il puisse échouer dans ces missions. Han restait debout au milieu de la pièce.

— Mademoiselle… c’est à propos du pilote de l’hélicoptère.

Sixtine s’arrêta net et leva les yeux.

— Vous l’avez retrouvé ? Vivant ?

— Oui, vivant. Mais mal en point. Quand nous nous sommes rencontrés, il tenait à peine debout.

— Que voulez-vous dire ?

— Il boit. Assez pour que je doute de l’entière véracité de son histoire.

— Qui est… ?

— Avant de vous la révéler, j’aimerais vous prévenir, ses allégations sont graves et méritent d’être…

— Je vous en prie, Han, dit Sixtine avec impatience.

— Il prétend que Seth, de son propre chef, l’a payé pour faire disparaître l’hélicoptère.

Le visage de Sixtine resta stoïque un instant, comme si la pensée elle-même retenait son souffle. Est-ce parce que cette révélation se raccordait avec ses souvenirs enfouis loin dans sa conscience que Sixtine sut immédiatement ce que cela signifiait ? Petit à petit, ses yeux verts vacillèrent, et sa voix se résigna à prononcer :

— Seth aurait mis en scène sa propre mort… et la mienne ?

— Oui, mademoiselle.

— Mais Han… Han…

Le vieil homme la vit avaler sa salive avec difficulté et ses yeux se couvrir de buée. Il savait ce qui la torturait à cet instant-là et il aurait aimé pouvoir lui dire que ce que prétendait ce pilote n’était pas vrai. Mais ce qu’il ne disait pas, le vieux Han, c’est qu’il avait vérifié. L’ivrogne disait vrai.

— … et moi ? Et moi, Han, il a dit si j’étais d’accord… pour faire croire que j’étais morte ?

Han hocha la tête.

Sixtine s’assit d’un coup sur le lit. Elle fixa le vide et murmura :

— Oh mon Dieu, Gigi…

Sa lèvre supérieure tremblait et Han baissa les yeux. Ils restèrent tous les deux immobiles un long moment. Puis Sixtine balaya de ses doigts une larme qui n’était pas tombée et remercia Han. Quand le vieil homme ferma la porte, il entendit l’eau qui coulait avec rage. Dans quelques minutes, elle entrerait dans le liquide tiède et serait indifférente au monde. Combien de temps resterait-elle sous l’eau ? Serait-il là encore pour la voir respirer à nouveau ?

Sixtine émergea de l’eau tiède et en une inspiration désespérée emplit ses poumons de l’air étouffant de sa suite d’hôtel. Elle ressentait un picotement dans ses mains et dans ses pieds, et ses membres commençaient à être ankylosés, elle était restée si longtemps en apnée. Elle s’allongea dans la baignoire en marbre, la tête hors de l’eau. Ses cheveux gris dégoulinaient sur ses seins nus, son tatouage sur son ventre ondulait dans l’eau et ses larmes creusaient des rigoles sur son visage.

Pourquoi pleurait-elle ? Parce que cette Jessica dont elle vengeait la mort, vierge innocente sacrifiée sur l’autel de la cupidité, n’avait pas hésité à briser le cœur de celle qui l’avait élevée ?

Qu’était-elle devenue, dans ce no man’s land de temps que sa mémoire elle-même refusait d’accepter ?

Les nuits angoissées de Gigi coulaient dans ses veines et tout son corps vibrait d’indignité. Mais la source des larmes n’était pas dans le plein de la honte ; il était dans le vide. Elle aurait pu facilement justifier cette disparition volontaire : l’amour d’un homme n’excuse-t-il pas tout ? Suivre Seth dans une nouvelle existence hors des flashes ou des attaches des êtres aimés… pour quelques semaines ou pour la vie… n’était-ce pas donner à son mari la preuve d’un amour absolu ?

Mais Sixtine savait au plus profond d’elle que ce n’était pas vrai. Elle réalisait à présent ce qui avait manqué à ces mois de deuil depuis l’assassinat de son mari. La douleur de la mort de l’amour. La tristesse sans fin. La nostalgie brûlante des jours heureux, des jours d’avant. Seth était mort et Sixtine n’avait rien éprouvé que l’horreur et la vengeance. Et alors qu’elle sentait son cœur se transformer petit à petit en des émotions qu’elle ne voulait pas dire, elle savait, à présent, qu’elle n’avait pas aimé Seth d’un amour éternel. De quel amour s’agissait-il alors ?

Quelques instants plus tard, la peau toujours dégoulinante de ces larmes amères, à peine vêtue d’un peignoir humide, elle téléphona à Gigi. La vieille dame, dont la voix était parfois perdue dans des cris d’oiseaux en cage, lui disait ces mots qui, depuis la mort de sa mère, l’avaient toujours réconfortée. Sixtine ne lui parla pas de sa disparition, de l’hélicoptère, de l’enquête. Elle ne parla pas non plus de sa nouvelle résolution, de ces pulsions de guerre qui avaient infiltré son sang depuis le musée. Elle parla juste du beau temps, de la lumière et de la pluie, qui s’était remise à tomber ces derniers jours. Et dans ces descriptions de l’état du ciel, il y avait une tendresse immense, une douceur qui remontait à un deuil qui avait été tout ce que celui de Seth n’avait pas été. Alors, à la mention muette de cette mère partie trop tôt se révélant dans la pluie qui frappait les pavés du Zócalo, Sixtine sentit le frôlement familier. La caresse de plume qui faisait frémir son bras, le souffle infime qui s’infiltrait dans tout ce qui était autour d’elle, et qui lui disait que, malgré la solitude de cette chambre d’hôtel, elle ne serait jamais seule.

L’espace d’un instant singulier, Sixtine pensa à tout arrêter pour reprendre la vie comme avant, simplement là où Jessica l’avait laissée. Faire ses adieux aux vengeances, aux violences, à la soif de justice, s’agenouiller sur les épées et les choses coupantes qu’elle portait en elle. Lâcher prise. Vivre. Oser vivre.

Mais dans un mouvement, le peignoir de Sixtine s’ouvrit et elle vit à nouveau le tatouage sur son nombril. L’encre enfoncée dans sa peau. L’ancre des représailles.

Trois jours plus tard, Sixtine prenait un avion à destination de Paris, à destination d’el-Shamy, à destination du châtiment. Elle allait à la vente de Sotheby’s.

Elle allait acheter Néfertiti.

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