Chapitre 41
Les Confidences De La Pluie

Le Caire, le 25 octobre
L’air chaud du désert entrait dans la chambre d’hôtel traîné par des mouches ivres. Elles tourbillonnaient dans le vide au centre de la pièce, comme dans un vortex invisible. Certaines se posaient sur le corps nu de Max, étendu sur le lit trempé de sueur. Il ne les chassait pas. Sauf quand elles fondaient sur ses yeux grands ouverts.
Il était sorti du tunnel à l’aube du deuxième jour. Les quelques tonnes de terre qui avaient immobilisé la corde avaient été petit à petit déplacées, à la main, par des hommes, cousins, amis, voisins, à qui le pilleur de garde avait donné l’alerte. Max avait été soigné par une tante de Spidey, nourri par sa mère, puis raccompagné à son hôtel par son frère. Il avait fait couler des bains qui avaient débordé. Il avait frotté, son cerveau nageant toujours dans la douleur de ses poumons encombrés. Il avait frotté jusqu’à ce que sa peau devienne rouge et piquante. Mais la poussière ne partait plus, comme si elle s’était frayé un chemin sous son épiderme. La cicatrice de sa jambe était gonflée, mais on lui avait dit que ça irait, et il voulait le croire. La jambe guérirait un jour. Mais la poussière à l’intérieur de lui, elle, resterait toujours.
Dans le tunnel, il n’y avait eu que la réalité immédiate, le noir palpable, le temps qui passait, la faim, la soif, la présence de Spidey et Ahmad. Il y avait eu la peur aussi, une peur concrète et justifiée, qui arrivait par éclaboussures brûlantes et repartait. L’expérience du tunnel était ancrée dans le temps et dans l’espace, et devenait un bout de son histoire personnelle, une anomalie entre parenthèses, un accident avec un avant et un après.
Ce que Max n’ignorait pas, c’était que de la préhistoire européenne aux Indiens d’Amérique post-colombiens, des générations de garçons étaient allées sous terre, pour y rencontrer la mort, l’angoisse et les visions, et de l’obscurité étaient sortis des hommes. Depuis l’aube de l’humanité, ces heures souterraines étaient un rite de passage qui terminait l’enfance. Mais peut-être Max n’était-il pas encore homme, seulement un être qui cherchait son chemin.
Il y avait eu un avant et un après, et c’était dans l’après que Max vivait, s’il en croyait ce qu’en disait le temps. Tout d’un coup, il ne savait plus comment on avançait. Il avait perdu le mode d’emploi des lendemains. Il n’avait plus qu’une pensée dans le crâne : Sixtine. La poussière avait enseveli le reste. Elle appartenait à une dimension intime et hors du temps et elle était la seule chose dans ce monde souterrain qui avait encore du sens.
Il leva son corps ankylosé, dérangeant les mouches. Il marcha en boitant sur la moquette rêche, des mèches de cheveux dégoulinant sur ses épaules tendues, suivant un chemin invisible sur son torse imberbe dessiné de muscles douloureux. Il saisit son téléphone portable encore couvert de poussière et composa le numéro de Sixtine.
Il ferma les yeux et, à chaque sonnerie, la solitude creusait des sillons un peu plus profonds dans sa tête. Enfin, il entendit une voix synthétique qui n’était pas celle de Sixtine et qui offrait de laisser un message. Il raccrocha. Puis, de rage, il lança son téléphone à travers la pièce. Le mouvement le déséquilibra. Il voulut se rattraper au guéridon encombré de ses papiers, mais tout bascula, et Max se retrouva plié par terre, une douleur brûlante dans la jambe. Le visage défiguré par une grimace, il s’étendit sur le sol au milieu des documents. Des feuillets continuaient à tomber sur son corps nu.
Son téléphone portable sonna. Lui non plus n’était pas mort, malgré la poussière et le choc. Max se releva comme il put, les mains agrippées au guéridon. Sur le téléphone s’affichait le nom de Florence. Il allait décrocher quand son regard se posa sur une photocopie à ses pieds. C’était une image satellite du plateau de Gizeh, comme il en avait des dizaines. Il les connaissait par cœur, les étudiant depuis deux mois, après les avoir reçues des chercheurs en archéologie de l’Université du Texas, spécialisés dans les lectures d’images satellites. Le téléphone sonnait toujours, mais Max ne l’entendait plus. Car il venait de voir quelque chose qu’il n’avait pas remarqué avant. Il fouilla dans son sac poussiéreux et saisit son GPS.
Il alluma son ordinateur, si lent à démarrer alors que l’esprit de Max tournait à fond. L’intérieur de sa tête n’était plus que lignes, latitudes, longitudes, intersections et profondeurs, parallélépipèdes et possibilités. La sonnerie s’arrêta, puis reprit, plusieurs fois. Pendant ce temps-là, Max avait rentré ses données GPS du tunnel dans son plan de Gizeh et comparait la position avec la photo satellite. Là où les pilleurs s’étaient arrêtés, devant le mur de granit, ce n’était pas la pyramide. C’était ce qu’il cherchait depuis toujours. Max se cala dans sa chaise et un triomphe timide illumina ses yeux cerclés d’ombre. Il était là, devant lui, son lendemain.
Il envoya une copie digitale de la photo satellite à Florence, puis l’appela.
— Qu’est-ce que tu fous ? Ça fait trois jours que j’essaie de t’appeler !
Max lui raconta la rencontre avec les pilleurs et la visite de leur tunnel, en omettant soigneusement de mentionner l’effondrement du souterrain. Avant que Florence ne puisse poser des questions, il demanda :
— Tu es devant tes mails ?
— Oui. C’est quoi ce que tu viens de m’envoyer ?
— Une image satellite du plateau de Gizeh.
— Oui, merci pour la précision, Max. Je me disais bien que les trois pyramides vues du ciel devaient être un indice. Je l’ai vue mille fois, cette photo.
— Mais celle-là, tu ne l’as peut-être jamais vue. C’est une photo qui a été prise un jour de pluie.
— Et alors… on voit des escargots ?
— Regarde sur la face nord-est de la pyramide de Khéops, vers le musée. Tu vois cette ligne légèrement plus foncée que le sable autour ? On dirait un chemin. Les images satellites enregistrent en infrarouge, c’est une technologie que l’archéologie vient juste d’adopter. J’ai regardé les autres clichés, on ne voit rien. Mais à ce moment précis, la pluie est tombée et s’est infiltrée dans les sols : et ce que l’infrarouge a révélé, c’est une densité différente en profondeur. Cela signifie qu’il y a quelque chose en souterrain, qui n’est pas du même minéral que l’environnement autour. Un élément construit, dont la trace se perd sous les habitations de la ville de Gizeh. Ça peut être une ancienne route pavée… mais le tunnel de Spidey a heurté une paroi verticale.
— Donc un tunnel…
— … qui part de la pyramide et relie un point quelque part à Gizeh.
— Gizeh… Gizeh… Attends un peu.
Max entendit le son des touches de l’ordinateur et le froissement de papiers. Florence reprit :
— Essaie cette adresse : El-Khofo à Gizeh. Est-ce que ça serait dans la trajectoire de ton tracé ?
Max entra l’adresse dans Google Earth : il s’agissait d’un endroit proche du plateau.
— Oui, à quelques dizaines de mètres près, ça pourrait coller. Pourquoi ?
Florence lui raconta sa découverte au sujet des fleurs de lotus.
— J’ai trouvé deux plantations de lotus qui ont fait des livraisons dans les quartiers chics du Caire au mois de juin. Ça représente une trentaine d’adresses, j’allais laisser tomber. Mais il y a une adresse à Gizeh. Livraison le 1er juin, cinquante fleurs.
— Cette partie de Gizeh est pauvre. J’ai du mal à imaginer des gerbes de fleurs…
— C’est ce que je me suis dit. Mais si tu trouves l’entrée d’un tunnel en direction de la pyramide, ça change la donne. Hunter pense qu’el-Shamy et Hassan ont voulu attirer Pryce dans la pyramide avec tout le décorum, le traitement VIP, quoi…
Max entendit Florence glousser d’excitation.
— C’est juste génial, je sens qu’on brûle. Dis, Max…
— Hmm ?
Dans le silence soudain, la ligne crépitait.
— Dis, tu me promets que tu ne parleras de cette découverte à personne, hein ? Je ne voudrais pas que… qu’il t’arrive un truc. Je me suis fait un sang d’encre.
Après un instant d’hésitation, elle ajouta :
— Je tiens à toi, tu sais ?
Un frisson parcourut Max et, soudain, sa nudité, mêlée à la voix de Florence, était dérangeante. Il s’esclaffa, maladroit :
— Flo, ne t’inquiète pas, OK ? Je t’appelle dès que j’ai du nouveau. Bye.
Il s’habilla aussi vite qu’il put, et chassa l’embarras causé par les mots intimes de Florence. Le visage de Sixtine apparut dans ses pensées et irradia tout sur son passage, enflammant sa détermination. Quelques minutes plus tard, il quittait son hôtel en direction de Gizeh. Sans le savoir, ce garçon tout juste homme était mû par une science animale, une certitude effleurant à peine sa conscience, née au plus profond de sa raison d’être, une loi écrite dans les sables du désert que lui seul pouvait lire : il gagnerait l’amour de Sixtine, un jour.
Mais pour cela, la vérité devait être arrachée au monde.