Chapitre 42
Grand Monde

Paris, le 28 octobre
Le chauffeur de taxi donnait de brusques coups de volant pour éviter les centaines de voitures qui tournoyaient autour de l’Arc de Triomphe, mais sa passagère, engoncée dans une robe de cocktail orange, y était parfaitement indifférente.
« Trois jours, ruminait Florence, qui grattait le vernis rose qui avait débordé de l’ongle de son index. Trois jours pour trouver ce satané tunnel et faire signer le contrat à Max. » Elle regarda par la fenêtre défiler les luxueux immeubles des avenues parisiennes. Elle aurait aimé flâner, ces jours-ci, délivrée de l’urgence que cette affaire égyptienne avait apportée à sa vie, délivrée de la politique de la BBC, délivrée de sa propre ambition. Elle aurait aimé que l’histoire soit simple, dans la veine des romans où une fille rencontre un garçon dans les rues du Caire et s’aiment d’une passion superbe, se quittent sur un malentendu et se retrouvent dans un climax spectaculaire pour vivre ensemble jusqu’à la fin de leurs jours. À la place, les amants découvraient dans une pyramide nauséabonde une malédiction qui multipliait leurs obsessions. Soudain, une image s’imposa dans son rêve éveillé. Si elle voulait son happy end, elle devait aller le chercher. Trois jours. Deux jours à Paris pour la vente Sotheby’s. Un jour au Caire. Le 31 octobre. Elle irait cueillir une histoire d’amour et une promotion là où elles se trouvaient. La poitrine de Florence se gonfla de cette perspective délicieuse qui la rapprochait de ses désirs. Quand elle arriva à destination, un hôtel particulier de la rue Saint-Honoré, elle rayonnait. Elle était prête à affronter Yohannes De Bok et Néfertiti.
Alors qu’elle réglait la course, une voiture de collection vint se garer derrière eux. Le chauffeur de taxi siffla d’admiration, fit des commentaires à propos de la Jaguar E-Type bleu électrique métallisée, 1961. Florence était davantage intéressée par son propriétaire, qui venait de sortir du véhicule : la trentaine, grand, mince dans un smoking décontracté, les yeux gris, ses mouvements empreints d’une discrétion surannée qui allait mal avec ce bolide qui attirait tant les regards. Il était beau et intense. Florence se mit à rougir et laissa tomber sa monnaie sur le pavé.
L’inconnu l’aida à ramasser quelques pièces, ce qui embarrassa davantage Florence. Puis elle frissonna à l’idée que lui et elle se dirigeaient vers la même porte, au-delà de laquelle on entendait déjà les bavardages des convives et les tintements des verres en cristal. L’homme en prit conscience également et se tourna vers elle avec un sourire qui rayonnait d’assurance :
— Thaddeus di Blumagia. Enchanté.
Florence se présenta en bafouillant. Quelques marches plus loin, ils pénétraient dans la salle luxueuse où se mêlait une cinquantaine de convives. Florence ne vit pas De Bok. Elle réalisa qu’elle allait se retrouver au milieu de la pièce sans personne à qui parler, alors elle se tourna vers Thaddeus. Mais ce bel ami ne faisait plus attention à elle. Il semblait ne plus faire attention à qui que ce soit, ni à la salle éclairée de bougies, ni aux rires élégants, ni au champagne qui pétillait dans le cristal : ses yeux s’étaient figés sur une femme.
La première chose que Florence remarqua était qu’elle était mince, la condition sine qua non de la beauté, elle qui était désespérément gironde. Comme Thaddeus, elle la voyait de dos. Un dos nu et sinueux encadré par une robe en satin argenté qui tombait sur ses chevilles. Ses cheveux coupés à la garçonne bouclaient légèrement, comme ceux d’une Greta Garbo ou d’une Marlène Dietrich. Quand elle tourna son visage vers eux, Florence vit que, malgré le gris de ses cheveux, elle était jeune, vingt-cinq ans tout au plus.
Les yeux verts de cette jeune femme accrochèrent ceux de Thaddeus et il marcha droit sur elle, plantant Florence au milieu de la pièce.
— Mademoiselle Mornay-Devereux. Comment va ma musaraigne ?
Florence se retourna et vit avec soulagement que Yohannes De Bok se tenait devant elle.
— Eh bien, toujours morte, dit-elle en lui serrant la main.
— Je suis ravi de cette bonne nouvelle. On vous a servi du champagne ?
— Oui, merci. Je préfère ne pas être ivre pour la petite interview que vous m’avez promise. Officieusement, bien sûr.
— Vous ai-je fait cette promesse ?
— Solennelle. Sur la tête d’une musaraigne.
— Une chance qu’elle soit déjà morte.
— Ne pouvez-vous rien me dire sur Néfertiti ?
— Si. La vente de Néfertiti est ma dernière. Ce soir, je célèbre mon départ à la retraite, et personne d’autre que vous ne le sait. Vous ne pourrez pas dire que je ne suis pas fair-play.
— Où partez-vous en retraite ?
De Bok se contenta de la regarder, l’œil malicieux, en sirotant son champagne. Elle comprit qu’elle n’en tirerait rien de plus. Elle avala son verre d’un trait et lui demanda :
— Dites-moi, Yohannes, qui est Oxan Aslanian ?
La réaction de De Bok fut étrange. Il fit tellement d’efforts pour paraître totalement indifférent à la question tout en lançant des regards furtifs aux quatre coins de la pièce que son attitude persuada Florence qu’elle avait, sans le savoir, touché un point sensible. Il ricana nerveusement et dit :
— Ma chère Florence, vous devriez faire attention à ce nom. Prononcez-le un peu plus fort et vous allez sentir qu’un frisson se propage chez tous les collectionneurs, antiquaires et directeurs de musée ici présents. C’est comme si, devant des petits enfants, vous parliez du croque-mitaine.
— C’est un faussaire, n’est-ce pas ?
— Je suis un homme rationnel, alors je dirais oui. On dit qu’il est l’arrière-petit-fils du grand faussaire de Berlin, mais peut-être est-il en vérité la réincarnation d’un maître de l’Égypte antique, un fantôme qui nous embrouille avec le vrai et le faux… Je ne l’ai jamais rencontré, je ne suis même pas sûr qu’il existe.
— Mais en tant qu’expert en faux, vous avez dû étudier ses méthodes ?
— Oui, il m’a fallu dix ans pour percer certains de ses secrets et à présent, je peux repérer ses créations antérieures et les dater à quelques années près. Mais je ne doute pas qu’il m’ait déjà devancé.
De Bok fixa un instant Florence et s’approcha d’elle :
— Vous êtes journaliste, vous aimerez cette anecdote… Je vous la livre en exclusivité. Il y a quelques années, Sotheby’s a vendu un vase aztèque, qu’on supposait être une urne contenant les cendres d’un défunt de haut rang. Quelques semaines avant la vente, sur les marches du Templo Mayor à Mexico, une cinquantaine de chats et de chiens ont été retrouvés morts. Dans leurs entrailles, on a découvert de l’or aztèque, parfois des bijoux. Vu le nombre de cadavres, la rumeur a commencé : le vase de Sotheby’s contenait les cendres d’Ahuitzotl, le plus grand empereur aztèque. La cause de la mort des animaux était donc la malédiction d’Ahuitzotl. La rumeur atteignit son apogée la veille de la vente, lorsqu’un taureau des arènes de Mexico s’est effondré devant un matador célèbre, un couteau sacrificiel aztèque dans le flanc. Le lendemain, le vase se vendait à sept fois le montant de son estimation la plus haute. Mais dans les milieux des antiquités, une autre rumeur circule : l’auteur de ce vase n’est autre qu’Oxan Aslanian. Et c’est lui qui a tué tous ces animaux. Il a le sens du spectaculaire et de l’étrange. On murmure qu’il ne s’est pas arrêté à ces sacrifices-là. Prononcez le nom d’Aslanian et ne soyez pas surprise si on vous parle de meurtres jamais résolus, de cruauté et de représailles. Charmant, n’est-ce pas ?
— Mon cher Yohannes, il n’y a que toi pour admirer cet escroc sans mérite.
Florence se tourna vers celui qui venait de faire irruption dans leur conversation. Elle le reconnut immédiatement, c’était l’homme à la limousine, qu’elle avait vu entrer dans la boutique de De Bok au Caire. Trapu, jovial, de petites lunettes rondes en écaille sur des yeux inoffensifs, il devait avoir le même âge que De Bok, la soixantaine. Mais Florence soupçonnait que c’était le genre d’individu à toujours avoir eu l’air vieux, même dans sa jeunesse.
— Mademoiselle Florence Mornay-Devereux, monsieur Helmut von Wär, dit De Bok, las. Monsieur von Wär est l’ambassadeur du Lichtenstein aux États-Unis.
Les traits de Helmut von Wär se figèrent un instant, il écarquilla les yeux puis prit une voix mielleuse pour lui demander :
— Mornay… dois-je en déduire que vous appartenez à la famille de Vivant Mornay, lord Falmouth ?
— Oui, dit Florence, avec précaution.
— Et Devereux ?
— Du côté de ma mère. Mais nous ne sommes plus proches.
Helmut von Wär la dévisagea d’une façon étrange, hocha la tête, puis lui serra la main chaleureusement.
— C’est un honneur, mademoiselle. Votre ancêtre Vivant était un grand homme. Habitez-vous à Falmouth Manor ?
— Mon père, oui. J’y passe quelques week-ends.
— Splendide, splendide. Très belle bibliothèque, à ce qu’on m’a dit.
— Elle aurait besoin d’être dépoussiérée, mais nous ne risquons pas d’être à cours de lecture, c’est sûr.
Von Wär rit à gorge déployée, d’une façon que Florence jugea totalement démesurée. Il s’empressa de poser d’autres questions, sur ses ancêtres, sur leur domaine, sur leur collection d’antiquités. La bibliothèque revint plusieurs fois sur le tapis, ce qui embarrassa quelque peu Florence, qui préférait lire ses romans en numérique sur sa tablette. De Bok en avait profité pour s’éclipser, et Florence commença à élaborer des tactiques de fuite. Helmut von Wär avait beau être un diplomate important, c’était un véritable pot de colle.
Elle crut qu’il avait épuisé les questions sur Falmouth Manor, mais il se lança dans un monologue sur la fondation qu’il avait créée pour la sauvegarde des trésors archéologiques du monde entier. Lorsqu’il énuméra la liste infinie des musées avec qui sa fondation était en partenariat et qui comptait le gotha des institutions internationales, Florence en profita pour jeter un œil discret au-delà de son interlocuteur, en espérant que son regard croise le beau Thaddeus di Blumagia.
Elle le trouva : il était toujours avec la fille à la robe d’argent. De Bok s’était dirigé vers eux. Di Blumagia les présenta, mais le langage de son corps trahissait de la nervosité. À ce moment-là, elle sentit que von Wär s’était arrêté de parler. Il la regardait en souriant, comme s’il attendait une réponse.
— Euh… pardon ? bredouilla-t-elle.
— Je vous demandais si vous vous intéressiez à l’achat de Néfertiti, dit von Wär.
— Non, non. Je travaille pour la BBC, nous faisons un documentaire.
— Ah, dit le diplomate, vertement. Bien sûr, la controverse avec el-Shamy, le rapatriement de Néfertiti, ça intéresse les médias. Ce n’est pas à une descendante du grand Vivant Mornay que je vais l’apprendre, mais l’Égypte pharaonique appartient à l’histoire de l’humanité, et non à l’Égypte moderne. Si les Égyptiens protègent un minimum leurs antiquités et s’intéressent à elle, c’est grâce à l’influence des Européens depuis le XVIIIe siècle. Et les grands musées occidentaux ont davantage de moyens pour la protection de ces pièces — alors que les pièces gardées par les musées des pays émergents, telle l’Égypte, sont en danger. Regardez ce qu’il s’est passé lors du pillage du Musée égyptien. El-Shamy prétend qu’ils n’ont pas touché au masque de Toutankhamon, mais j’en doute.
— Vous en doutez ? dit Florence, interloquée.
— Oh, bien sûr, je n’ai pas de preuves et il ne faut pas se laisser aller à des rumeurs. Mais enfin… C’est pour cela que notre fondation a un grand intérêt public. Si le masque de Toutankhamon se trouvait au Metropolitan Museum of Art à New York, par exemple, il serait à la fois plus en sécurité et toucherait un public plus vaste. Je vous laisse ma carte, si jamais la BBC souhaite faire un documentaire sur notre fondation.
Florence prit la carte sans la lire et s’empressa de saisir l’opportunité de se dépêtrer de ce bavard.
— Ravie de faire votre connaissance, monsieur von Wär. Je vous verrai donc demain à Sotheby’s, dit-elle en tentant de s’éloigner.
Il retint sa main. Sa peau était glacée.
— La vente sera spectaculaire. Croyez-moi, j’attends ce jour depuis des années. Depuis ma plus tendre enfance, je suis passionné par l’Égypte.
— Ah oui. Je me disais bien que c’était vous que j’avais vu à la boutique de monsieur De Bok au Caire en juin. J’y ai acheté une musa...
— Non, interrompit von Wär, dont le visage avait soudain perdu de sa jovialité.
— Pardon ?
— Ce n’est certainement pas moi que vous avez vu au Caire, je n’y suis pas allé depuis des années, dit-il d’un ton qui ne souffrait pas le débat.
— Ah, désolée. Ma mémoire se dégrade.
— Au plaisir, mademoiselle Mornay.
Elle regarda von Wär s’éloigner parmi les convives. Elle ouvrit sa main où se trouvait encore sa carte de visite.
Helmut von Wär
Président
Fondation HUMANITAS
HUMANITAS.
Elle avait déjà entendu parler de cette fondation, dans un contexte différent. HUMANITAS. Décidément, sa mémoire se dégradait. Elle finit sa coupe de champagne, tiède à présent. De Bok était en conversation avec di Blumagia. C’était évident qu’il ne lui dirait rien de plus. Elle ne trouva personne à qui parler et ses chaussures à talons lui faisaient mal. Cette soirée avait été une perte de temps. Elle serait mieux à son hôtel, à réserver son vol pour Le Caire dans deux jours. Alors elle sortit dans la rue, héla un taxi.
Puis elle jeta la carte d’Helmut von Wär dans une poubelle et laissa le grand monde derrière elle.
* * *
— Je suis Sixtine.
— Ravissant prénom. Yohannes De Bok, enchanté. Vous vous intéressez aux antiquités ?
Sixtine serra la main de l’antiquaire. Elle scruta ses yeux pétillants, mais aucun souvenir n’en surgit. Cet homme avait un charme vieux jeu qui l’enchanta instantanément.
— Une nouvelle passion, oui, dit-elle en souriant. On m’a parlé de vous, vous avez une boutique à Mexico.
— C’est exact. Mon métier me fait voyager aux quatre coins du monde et pourtant, c’est à DF que je me sens le mieux, j’y ai même une maison. Comment le saviez-vous ?
— Carlos Moctezuma du Musée d’anthropologie m’a proposé la visite, et j’ai pu admirer une coiffe en plumes de quetzal rouges.
— Ah oui, la coiffe de Nezahualcóyotl…
Pendant que Yohannes De Bok se lançait dans une explication qui était mot pour mot celle du conservateur mexicain, Sixtine eut du mal à se concentrer, car elle sentait que Thaddeus, à ses côtés, était nerveux. Il avait présenté De Bok comme l’un de ses amis, mais à présent, lui qui était d’habitude imperméable aux rugosités ordinaires, semblait attaqué par un ennemi invisible. Du coin de l’œil, elle réalisa qu’il regardait dans la direction d’un homme plutôt trapu et jovial qui parlait avec la journaliste aux cheveux roses, mais l’individu paraissait si inoffensif qu’il ne pouvait pas être la cause de son agitation. Enfin, elle entendit De Bok qui lui disait :
— Si un jour vous revenez à DF, ce serait un plaisir de vous recevoir pour dîner.
Sixtine allait répondre quand Thaddeus les interrompit.
— Désolé, Yohannes, mais je dois kidnapper Sixtine.
— Je comprends, dit De Bok, vous avez tant de gens à rencontrer. Le monde des collectionneurs est fascinant, et finalement assez petit. J’espère vous revoir, Sixtine.
Mais Thaddeus entraînait déjà Sixtine à l’autre bout de la salle. Elle avait été surprise de voir Thaddeus à Paris, et redoutait cette proximité qui grandissait entre eux et pourtant devenait trouble. Elle sentait sa main la guider hors des plans qu’elle avait dessinés, elle sentait comme il serait facile de se laisser aller au bras de ce compagnon fortuné. Cette réception, sa belle robe, cette vie aisée devant elle, tout le décor et tous les sourires étaient comme des sirènes qui l’appelaient.
Mais bientôt, elle entendit un son différent : celui de la rivière verte.
Comme si le grand fleuve souterrain moussait dans le champagne qui coulait à flots. Les cris du singe retentirent à travers la salle et Sixtine s’immobilisa. Elle bredouilla à Thaddeus qu’elle devait partir, se faufila parmi les invités et rejoignit Han qui attendait devant la voiture.
Lorsqu’elle ferma la portière, elle vit Thaddeus qui la regardait toujours. Il avait l’air apaisé.
Puis l’homme trapu se planta devant lui et aucun d’eux ne sourit.