Chapitre 44
La Maison À L’Ombre Des Pyramides

Le Caire, le 29 octobre
— Tu sais à qui j’ai parlé hier soir ?
La voix de Florence crépitait dans le téléphone portable coincé contre l’épaule de Max alors qu’il s’appuyait sur une de ses béquilles.
— Qui ?
— Thaddeus di Blumagia, dit Florence, espiègle. Meilleur ami de Seth Pryce, selon People. Tape ce nom sur Google, tu vas voir, c’est un beau spécimen. Artiste, play-boy, riche, etc.
— OK, dit Max avec impatience. Et il t’a éclairée sur le meurtre de la pyramide ?
— Je ne l’ai su qu’après. Mais de toute façon, il était en train de draguer une minette, un mannequin aux cheveux gris…
— Une fille aux cheveux gris ?
Max s’était raidi.
— Ouais, une nana style edgy, tu vois, le genre muse d’artiste qui se prend méga au sérieux, je fais du bronzing dans une usine à Berlin et je rigole quand je me brûle, tu vois le type de fille, je supporte pas. Enfin, c’était pas l’éclate, cette soirée, et c’est pas pour ça que je t’appelle, je voulais te dire que je viens au Caire. Après-demain.
Max essayait toujours de digérer l’information inattendue.
— Maxou ?
— Oui, je suis toujours là.
— Je t’en prie, ne te pète pas quelque chose en sautant de joie. Je viens au Caire…
— J’ai entendu. Génial, fantastique. Je te laisse, je suis presque arrivé.
Max raccrocha vite. Il accéléra le pas, comme s’il comptait laisser derrière lui le sentiment douloureux surgi durant la conversation.
Thaddeus di Blumagia et Sixtine ?
Il marchait en boitant dans Gizeh, le long des rues de terre jonchées d’ordures. Les voitures poussiéreuses garées sur les trottoirs, les vélos, les chameaux, les ânes, les hommes, tout grouillait ici en une explosion de couleurs fanées par la misère et l’ombre des pyramides.
Khéops, Khéphren et Mykérinos, ici, n’étaient plus les merveilles des cartes postales ou la vue qu’encadraient avec élégance les fenêtres des hôtels chics du Caire. Ici, elles devenaient des colosses de pierre qui cachaient le soleil, bouchaient les routes, menaçaient la ville de leurs pierres sombres qui montaient vers l’infini. Leur taille gigantesque rapetissait les immeubles délabrés et rappelait aux hommes leur insignifiance. Et dans ces rues sans espoir, dont l’histoire était gangrenée par des ersatz criards de la culture consommatrice occidentale, les pyramides seules avaient l’insolence de porter le deuil de la civilisation, de l’abondance et de l’excellence dont elles étaient les ultimes vestiges.
Pourtant, Max aimait marcher dans Gizeh, si étrangère à son Allemagne natale. Il se perdit, bien sûr. Il demanda son chemin à des marchands. Il se perdit encore, et demanda de nouveau. Enfin, il arriva sur un petit terrain vague où les enfants et les hommes jouaient au foot dans la lumière orange du soleil qui descendait. Entre eux et Khéops qui ressemblait à un gigantesque tsunami de pierre sombre, des immeubles modernes en cours de construction et dont le chantier était en panne depuis longtemps regardaient le temps passer sans vitres aux fenêtres. Au fond de la place, derrière un camion bleu rouillé, une petite rue de maisons jaunes et orange sinuait vers les palmiers bordant le plateau de Gizeh. L’endroit sentait le dîner qu’on prépare et la fumée des ordures qui brûlent dans un égout défoncé. Max s’enfonça dans l’ombre de la ruelle et les hommes s’arrêtèrent un moment de jouer, le suivant de leurs yeux noirs. Puis le match reprit, et les cris aussi, comme l’odeur du quotidien et le vrombissement des mouches qui ne s’arrêtait pour rien. Max découvrit une maison comme les autres, vieille, délabrée, anonyme. Une voiture plutôt neuve était garée devant. C’était là qu’on avait livré cinquante lotus bleus. Max fit le tour de la maison, mais ne vit aucun indice qui puisse suggérer un quelconque lien avec Sixtine. Il passa dans la rue parallèle pour essayer de voir le jardin — il n’y avait là qu’une construction bringuebalante gardée par un chien indolent. Max pensa partir. Pourtant il était là, car c’était leur seule piste. Alors il retourna devant la maison et frappa quelques coups à la porte rouge. Il vit un rideau bouger au bout de la façade. Puis la porte grinça et une odeur de pain chaud emplit ses narines. Devant lui se trouvait un homme petit, mal rasé et dont le blanc des yeux était rosé.
— Excusez-moi, dit Max qui regarda de chaque côté de la rue pour voir s’ils étaient à l’abri d’oreilles indiscrètes. Je viens d’Allemagne et quelqu’un m’a dit que peut-être vous vendiez… des antiquités.
L’homme resta immobile un moment, puis l’invita à l’intérieur. En entrant, Max constata que l’espace était plus grand que ne le suggérait l’extérieur. Il regardait le sol en béton sous quelques tapis usés. Il suivit l’homme dans le salon, une pièce meublée de canapés aux motifs d’arabesques. Son hôte le laissa un instant, et Max, assis par terre, entendit des voix féminines ailleurs dans la maison. L’homme revint enfin avec quelques paquets en tissu, qu’il étala sur le tapis. Roulés dans des torchons, des petits oushebtis verdâtres encore pleins de poussière. Max reconnut la poussière qu’il avait traînée du tunnel et sut qu’ils étaient authentiques. L’homme en demandait un prix raisonnable. Max demanda :
— Où avez-vous trouvé tout ça ?
— Près des pyramides. La grande pyramide.
Max avait entendu cette phrase bien des fois dans les souks — tout provenait des pyramides.
— Où exactement ?
Mais l’homme ne voulait pas le dire. Max négocia pour la forme, et ils se mirent d’accord sur un prix très bas. Une femme voilée de noir apporta un plateau rond en métal cabossé qu’elle posa sur le sol : le thé était servi. Max but quelques gorgées et essaya de faire parler l’égyptien, mais sans grand succès. Il lui tendit l’argent et demanda s’il pouvait se laver les mains. L’homme lui montra la cuisine, une remise qui servait aussi de salle d’eau. Max inspecta tout ce qu’il put ; il ne vit de trappes nulle part. Pas de traces de fleurs non plus, sauf dans le motif sculpté d’une porte en bois bon marché. La seule chose qui le frappa fut la hâte avec laquelle l’homme semblait vouloir qu’il parte. Max avait tellement goûté cette hospitalité tout égyptienne qui avait fait naître des amitiés et lui réchauffaient le cœur à chaque fois, que cet homme renfermé lui semblait être une anomalie.
Quand Max partit de la maison avec son oushebti, il fut à nouveau surpris par la présence menaçante de Khéops qui jetait son ombre sur les ruines des rues. Une fois la place traversée, il prit les boulevards goudronnés. À plusieurs reprises, il s’était retourné. Chaque fois, ses yeux étaient attirés par Khéops, dans son dos. Mais bientôt, il sut que cette sensation trouble ne venait pas du monstre de pierre. Une silhouette blanche le suivait.
Il lui fallut plusieurs centaines de mètres, quelques détours et l’arrêt abrupt chez un marchand pour enfin voir la personne qui était à ses trousses. C’était une jeune femme dont on ne pouvait voir que le visage, son corps fluide noyé dans des voiles couleur de calcaire. Au coin d’une rue, il traversa devant un camion qui klaxonna. Il se retourna : elle se tenait de l’autre côté de la voie, frustrée de ne pas avoir pu traverser. Il la fixa des yeux. Elle le regarda aussi. Alors Max traversa dans l’autre sens pour aller la rejoindre. Il allait lui demander en arabe pourquoi elle le suivait. Mais elle parla la première, en anglais :
— Vous êtes Max l’architecte, n’est-ce pas ?
— Oui. C’est vous que j’ai entendue dans la maison ?
Elle fit oui de la tête. Ses yeux portaient une détermination intelligente, une force au-delà de ses vingt ans. Elle avait une beauté particulière, un visage qui semblait appartenir à ces pyramides toutes proches, une grâce altière malgré la misère de son habit. Il ne posa pas d’autres questions. Il réalisa qu’avant même qu’elle ne dise son nom, il le connaissait déjà.
— Je suis Naya.