Chapitre 65
Falmouth Manor (III)

Onze heures plus tard, Florence se trouvait devant le portrait de Vivant Mornay.
En bas du grand tableau, comme si elle en avait été la gardienne, trônait la musaraigne millénaire achetée à De Bok.
Mais elle avait beau scruter le portrait dans tous ses moindres recoins, chercher dans le cadre à la feuille d’or, dans les détails de l’habit du sujet, aucune croix.
— Elle ressemble à quoi, enfin, cette croix ? demanda Charles, impatient.
Florence sortit un petit calepin rose de sa poche arrière et fit un croquis. Charles le considéra un long moment et murmura enfin :
— Je dois avouer, à moi aussi, ça me dit quelque chose.
— Les armes de la famille ?
— Non, non. Pas la nôtre en tout cas. Non, ça ne ressemble même pas à des armes.
— Ça m’inquiète. Parce que si on trempe de près ou de loin dans cette histoire... C’est quand même moi qui ai découvert les corps. Tu imagines, si ce n’est pas une coïncidence ? Et il y a un malade à Paris qui sait où j’habite et...
Charles vit que Florence perdait sa contenance et se laissait aller à la panique. Il l’interrompit en s’écriant :
— Il y a une solution pour en avoir le cœur net.
Ses yeux brillaient, Florence était pendue à ses lèvres.
— Les archives de Vivant, déclama-t-il, triomphal.
— On a gardé ses archives ?
— Grand-Papa disait toujours qu’un jour, ça rapporterait gros.
— Ne me dis rien : ça n’a pas été le cas.
— Non. C’est pour ça qu’elles ne sont pas dans le coffre-fort, mais dans un endroit encore plus secret, dit Charles en se dirigeant déjà vers un autre corridor.
Cette fois-ci, ce fut au tour de Florence de suivre son père à travers Falmouth Manor.
Dans la semi-obscurité, ils traversèrent des pièces dont Florence ne se souvenait pas. Ils avaient quitté la partie habitée et passaient à présent dans la partie ouverte au public une fois par an.
Derrière un cordon rouge était assise la figure de cire de Vivant Mornay, élégant et excentrique. Autour de lui se dressaient les reproductions en plâtre de vraies colonnes antiques qu’il avait rapportées de Grèce et qu’il avait offertes au British Museum. Il posait dans son uniforme rouge de dandy, avec le teint pâle de l’aristocrate, les joues légèrement rosées, le sourcil fourni, la perruque grise pour avoir l’air éminent, ce qu’à la fleur de l’âge, il n’était pas encore.
Florence s’arrêta un court instant pour le scruter.
Malgré son corps de cire, Vivant Mornay semblait en mouvement, et un appétit faisait briller ses yeux : un appétit de vivre, de découvrir, de décider, qui sait ? Qu’avait-il à cacher ?
En sortant de la salle, Charles éteignit la lumière. Mais Florence eut l’impression que Vivant la scrutait toujours, dans l’obscurité.
Satané Halloween.
Vivant Mornay la surprit encore sur un portrait au hasard d’un couloir où personne n’allait plus. Florence saisit la lampe de son père pour inspecter le tableau. Vivant avait été peint, selon la date gravée dans le cadre dorée, l’année de sa mort, à 72 ans. La perruque était partie, laissant place à une calvitie avancée, agrémentée de rouflaquettes, elles authentiquement grises. Le regard n’était plus déterminé, mais l’appétit brillait encore, presque vorace. Il était assis sur une banquette recouverte de fourrure, près d’un globe, décor prisé par les érudits vaniteux. Sa main était négligemment posée sur le buste en marbre d’une déesse grecque à la beauté époustouflante. Florence scruta le tableau pour y trouver des indices égyptiens, ou la croix aux embouts verticaux.
— Nous y voilà, soupira Charles. Tu as de la chance, j’ai fait du tri il n’y a pas très longtemps.
La pièce sans fenêtre était remplie jusqu’au plafond de meubles, de cartons et d’objets divers. La carcasse d’un vélo ancien, un aspirateur cassé, des uniformes militaires d’époque incertaine pendant de la corniche d’une armoire branlante, des selles de cheval. Le sol était jonché de numéros jaunis de Horse & Hound et de livres de poche.
— Quand tu dis « j’ai fait du tri il n’y a pas longtemps » ... dit Florence, découragée.
— Quand ta mère est partie.
— Il y a presque trente ans donc.
— J’ai toujours l’impression que c’était hier, soupira Charles. Bon, voilà. Tout est là, sur les étagères. Les archives de ce cher Vivant.
Derrière l’amoncellement d’objets se trouvaient en effet des étagères saillantes, couvertes de boîtes si poussiéreuses que Florence les prit du bout des doigts en faisant la grimace. Au bout d’une demi-heure, après avoir bougé des montagnes de boîtes, de livres et d’insectes morts dans des toiles d’araignées, son père essuya ses mains sur son pyjama et annonça que ça devait être tout.
Ils avaient empilé huit cartons de déménagement, qui contenaient presque cinquante volumes. Florence les regarda avec dépit.
— Ça aurait été trop demander que de les avoir sur une clef USB.
— Surtout que maintenant, il faut les descendre au garage.
Florence regarda son père sans comprendre.
— Quoi ? rétorqua son père. Tu ne pensais pas qu’on allait rester ici ? Il y a un psychopathe qui nous épie, il lui suffit de demander à l’Office du Tourisme pour savoir où on est, tu es folle ! On prend la paperasse de Vivant et on se fait la belle.
Elle décelait un éclat dans les yeux de son père. Il prenait goût à l’aventure.
— Où ? dit Florence.
— Tu ne devais pas aller au Caire ?
— L’expression « se jeter dans la gueule du loup » me vient à l’esprit.
— Je préfère ça plutôt que de mourir comme un mouton ici. En plus, je connais des gens au Caire. On y sera en sécurité.
Il saisit un des cartons, lâcha un « han » sonore et le laissa retomber à grand bruit dans un nuage de poussière. La nuit allait être longue, pensa Florence.
— En plus, ça ne va pas tenir dans tes voitures de célibataire, dit Florence, pensant aux bolides coupés que son père affectionnait. L’expression sur le visage de Charles trahit qu’il n’y avait pas pensé.
— On va prendre la voiture de Grand-Papa. Tiens, tu m’aides ?
Le père et la fille se mirent ensemble pour soulever le carton. Elle surprit un sourire sur les lèvres de Charles. Le Caire avec son père. Ils n’avaient pas voyagé ensemble depuis des années. Et au milieu de toutes ces pensées effrayantes, cette connexion inattendue avec le meurtre, l’impression sourde que quelqu’un tirait les ficelles, qu’on l’épiait, puis les mensonges à Max et la pression de ses chefs à la BBC, elle se rendit soudain compte que ce voyage la rendait heureuse.
Car finalement, même à presque trente ans, c’était rassurant de savoir que son père veillait sur elle.
Une demi-heure plus tard, une Rolls Royce des années 70 se garait devant l’entrée de service du manoir. Une fois les cartons empilés sur le siège arrière, deux valises dans le coffre, et Florence sur le siège passager, Charles démarra. Il avait enfilé des bottes de cheval et un pardessus Barbour. Un paquet de fraises Haribo dépassait de sa poche. Florence pouffa.
— Papa. Note que je ne dis rien pour la Chantilly. Mais tu es toujours en pyjama.
— C’est du coton égyptien, Flo, dit-il avec un clin d’œil.
Alors les phares jaunes de la vieille Rolls balayèrent une dernière fois la façade de Falmouth Manor, illuminant un instant le grand salon où Florence avait placé la musaraigne momifiée de De Bok.
La lumière éphémère caressa les bandelettes, projeta son ombre longiligne sur l’imposante cheminée sculptée sur laquelle elle se reposait.
Elle révéla le relief des motifs noircis par la suie comme s’ils s’éveillaient à la vie le temps d’une seconde, l’alphabet obscur de formes esthétiques dont le sens avait été oublié à la mort de l’artiste déjà tricentenaire.
Soudain, juste avant que la clarté ne s’enfuie sans personne pour la voir sauf la musaraigne morte, lovée parmi les nombreux détails dans le vocabulaire trop riche de la décoration de la grande cheminée, la croix aux embouts verticaux.
Comme sur le ventre de Sixtine.