Chapitre 70
Pleine Lune

Quelques mois plus tôt…
La pleine lune se reflétait dans une flaque sale aux pieds de Jessica.
Assise à même le sol, sur le toit d’un bâtiment au-dessus de Mexico, le dos appuyé à un muret lézardé, elle guettait.
Elle grimaçait, tentait de calmer sa respiration douloureuse et de déchiffrer les bruits de la nuit autour d’elle ; pour l’instant, tout était normal.
Le lampadaire devant l’immeuble d’à côté projetait de longues ombres immobiles. Dans quelques minutes, elle saurait s’il fallait s’enfuir à nouveau ou si elle pouvait rester là cette nuit.
Son genou était égratigné, la paume de sa main aussi : elle était tombée en courant. Mais c’était son ventre qui lui faisait le plus mal. Ses habits étaient tachetés de sang.
Soudain, les ombres s’allongèrent, des pas résonnèrent. Jessica serra tant le pan de sa chemise que les jointures de ses doigts devinrent blanches. Elle pria, les yeux ouverts. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé.
Avant même de le voir, elle sut que c’était lui.
Thaddeus.
Il se précipita à côté d’elle, s’assura une dernière fois que derrière lui, personne ne pouvait le voir, et s’affala, le dos au muret. Son jean était déchiré à la cuisse, révélant une plaie compliquée et sombre. Son profil altier sculpté par la lune était rayé de grimaces et luisant de sueur. Lui aussi était à bout de souffle.
— Et… et Seth ? murmura Jessica.
Thaddeus, les yeux toujours fermés, se mit à sourire malgré la difficulté à respirer.
— Votre fiancé est… sain et sauf. Pour l’instant.
Jessica lâcha le souffle qui serrait ses poumons. Elle laissa elle aussi sa tête se reposer contre le muret. Elle voulut se recroqueviller, enlacer ses genoux de ses bras, mais la plaie sur son ventre lui faisait mal, alors elle allongea ses jambes sur l’asphalte grise.
Un grattement furtif la fit se redresser. Un rat, peut-être. Sinon, il n’y avait personne.
Seulement elle et Thaddeus, et entre eux, la peur de ce qui les attendait. Elle jeta un œil à sa jambe ; il y avait beaucoup de sang.
— Votre jambe… qu’est-ce que…
— Ça ira, coupa-t-il. Superficiel. J’espère juste que le marathon va s’arrêter là.
— J’en déduis qu’il vaut mieux passer la nuit ici ?
Thaddeus acquiesça. Il regarda sa montre d’un geste las.
— Il est déjà quatre heures. Ils n’auront pas le temps d’envoyer du renfort. On devrait être à l’abri ici. Le café en bas ouvre à sept heures. Il me suffit d’un coup de fil.
— Vous voyez, si vous aviez un téléphone…
— Ils me l’auraient pris, comme le vôtre.
Jessica essaya de se détendre. Ils avaient un plan. Il y avait un espoir de s’en sortir.
— Et après, une fois qu’on sera partis d’ici ? Est-ce que Seth pourra nous suivre ?
— Je ne sais pas, Jessica.
— Il est perdu, n’est-ce pas ? dit-elle dans une voix à peine audible. Elle avait du mal à déglutir.
Pour toute réponse, Thaddeus scruta la pleine lune.
Son silence tortura le ventre de Jessica ; une bile amère emplit sa bouche. Ce n’était plus la peine de poser des questions.
Ils restèrent plusieurs minutes l’un à côté de l’autre, à reprendre leur souffle et à calmer leurs nerfs, excités par la terreur.
La nuit était étouffante ; une sombre cage sans air.
Le toit trembla des vibrations d’une moto, une demi-douzaine d’étages plus bas. Petit à petit, la peur laissa place à l’épuisement, et avec lui vinrent les larmes, brûlantes. Elles étaient au bord de ses yeux ; Jessica respira profondément pour les ravaler.
Peut-être pour les conjurer, elle se mit à rire.
— Qu’est-ce qui est si drôle ? demanda Thaddeus, les yeux fermés.
— Je repense à moi, petite fille… Je rêvais d’un beau mariage et d’une lune de miel éblouissante… Dans mon imagination, tout était féérique. J’ai toujours eu un faible pour les contes de fées.
— Quoi, vous voulez dire que cette nuit chaude, ce balcon au clair de lune, ce n’est pas féérique ? Regardez, même les étoiles sont de sortie.
Le rire triste de Jessica résonna sur les toits et se perdit dans la nuit.
— Ne paniquez pas, mais je viens d’entendre un rat, dit-elle en s’essuyant les yeux de sa manche.
— Cendrillon n’était-elle pas leur amie ?
— Je crois que c’étaient des souris.
— Faites-moi confiance. Il y en a aussi.
Elle rit mais cette fois la douleur dans le ventre la fit grimacer.
— Vous avez toujours mal ? s’inquiéta Thaddeus. Laissez-moi regarder.
Elle souleva sa chemise délicatement : un film plastique recouvrait son épiderme, l’encre noire était boursoufflée de rouge. Elle ferma les yeux, mais le motif de la croix restait en silhouette sous ses paupières. Ce tatouage avait été nécessaire. Pour sauver sa peau.
Elle sentit les doigts de Thaddeus recouvrir délicatement son ventre.
— C’est triste à dire, mais c’est du beau travail. Dans quelques jours vous ne sentirez plus rien.
Elle se détendit un peu, se pencha en arrière et observa les étoiles.
— Je n’ai pas envie d’être à demain, murmura-t-elle, comme pour elle-même.
— Il n’y a que maintenant qui compte, Jessica, dit Thaddeus qui lui aussi s’était mis à regarder le ciel.
Des voix s’élevèrent de la rue. Thaddeus et Jessica se figèrent. Mais un rire fusa : c’étaient probablement des jeunes rentrant d’un bar de nuit. Après un long moment, Thaddeus demanda :
— Nous avons trois heures devant nous, parlez-moi.
— De quoi ?
— De ce qui vous réconforte.
— Ce qui me réconforte. Eh bien…
Elle remonta ses genoux jusqu’à sa poitrine, et les enlaça de ses bras. Finalement, la douleur devenait supportable. Ou peut-être s’habituait-elle.
— Le fait que je sois encore en vie, déjà. Il y a quelques heures j’en doutais fort.
— Vu les circonstances, je trouve aussi dans cet état de fait un profond réconfort, dit Thaddeus.
Jessica respira profondément encore une fois.
— Cet arbre aussi, là-bas. Vous voyez ? Au coin de l’avenue.
— Le jacaranda ?
— Oui, c’est ça, un jacaranda. La couleur de ses fleurs…
— Entre le bleu et le violet.
— Ses fleurs, c’est aussi le printemps. Le renouveau qui revient chaque année… Et j’imagine que cet arbre abrite tout un univers, des insectes, des oiseaux… Ils ne s’occupent pas de nous, ni du futur, ni du passé, ni du sens de la vie… Ils travaillent, guidés par les ordres du printemps… Tout ce qu’ils ont à faire c’est de vivre, de se reproduire. De participer au renouveau.
— Les ordres du printemps, répéta Thaddeus.
Sa voix était douce. Lorsqu’elle le regarda, le cœur de Jessica fit un petit bond : elle réalisa qu’elle le réconfortait. Enfant, elle voulait toujours aider les autres, les inspirer, venir à leur secours. Elle avait un solide sens de la justice, mais ce qu’elle préférait, c’était donner du réconfort aux gens. Si elle pouvait améliorer ces heures pour Thaddeus, alors cela la rendrait heureuse, elle aussi.
Elle regarda autour d’elle, cherchant un peu de beauté, un peu de poésie. Cette quête transforma le paysage. Soudain il y avait tant de choses à dire.
— Le gratte-ciel, là-bas, il me fait penser à la première fois que je suis arrivée à Manhattan. C’était un soir d’hiver, je ne regardais pas où j’allais, j’avais le nez en l’air, absolument fascinée par tous ces gratte-ciels, cette architecture incroyable, c’était tellement plus grand que moi. Mais je n’ai pas vu que je mettais le pied sur une plaque de verglas, je me suis retrouvée assise dans la neige. Et je riais. Les gens pensaient que j’étais folle. Mais plusieurs passants m’ont aidée à me relever. On dit que les New Yorkais ne sont pas aimables…
Jessica vérifia du coin de l’œil ; Thaddeus souriait toujours.
— L’immeuble, là-bas ? continua-t-elle. On dirait qu’une petite maison a été posée sur son toit, vous la voyez ? Si on fait abstraction de toute la ville autour, si on ajoute le tumulte de l’océan, des falaises, le vent...
Elle laissa le silence faire éclore l’image dans son esprit. Une caresse de plume accompagna un instant cette rêverie.
— C’est là d’où je viens, dit-elle enfin.
Elle avait souri malgré elle. Thaddeus la regarda.
— C’est important pour vous, d’où vous venez ?
— Je ne pensais pas que ça l’était. J’ai toujours cru que le plus important, et ce qui me définissait, c’était là où je voulais aller, là où je serai demain, après-demain, un jour. Forcément ailleurs, et forcément loin. Mais depuis hier, je n’arrête pas d’y penser. Je me dis que je peux me tromper de destination, ou on peut me forcer à en suivre une qui n’est pas la mienne, mais on ne m’enlèvera jamais d’où je viens. Et je découvre pour la première fois de ma vie que c’est une force.
— Et pour vous, c’est une force bienveillante, ajouta Thaddeus, comme pour lui.
— Pas pour vous ?
Il soupira.
— La vie ne m’a jamais donné la chance d’oublier d’où je viens. Tout ce que j’ai entrepris depuis mon adolescence, c’est pour me défaire de mon nom. Puis un jour, je me suis rendu compte que plus j’essayais de m’éloigner de mes origines, plus la vie m’en rapprochait. Comme si un fil invisible, incassable, me ramenait toujours à ce que je ne voulais pas être. Donc finalement, j’ai suivi le conseil des philosophes stoïciens.
— Qui est ?
— L’obstacle est le chemin. Ce n’est qu’en acceptant absolument le destin que me réserve ma naissance que je deviens moi-même.
— Et ce destin, c’est quoi ?
— Le fil tiré entre les origines et la destination.
— D’accord, sourit Jessica. Mais dans votre cas ?
Il tourna la tête pour la regarder.
— Les Blumagia, les von Wär, deux lignées, une seule quête : le pouvoir. Aussi absolu que possible. Parmi mes ancêtres, il y a eu des esprits brillants, des penseurs, des innovateurs. Des imposteurs, aussi, et même quelques magiciens. Mais le dénominateur commun est le pouvoir : il y a toujours quelque chose, quelqu’un sur lequel avoir une emprise. Jusqu’aux racines de mon arbre généalogique, je retrouve cette rapacité terrible. Donc voilà, mes origines, c’est cette nécessité de l’emprise.
— Et la destination ?
— Être juste, dit-il avec une gravité inattendue.
Jessica l’observa ; il évita son regard. À la lumière de ce qu’ils venaient de vivre, il semblait à Jessica que ses mots sibyllins esquissaient la raison profonde de leur rencontre, sans qu’elle puisse pourtant la comprendre entièrement.
— Dans votre famille, il n’y a pas eu de justes ? demanda-t-elle.
— Si. Ils ont tous connu des fins tragiques.
Jessica s’efforça d’insuffler de la légèreté à sa réponse grâce à un sourire en coin. Mais soudain, elle grimaça : une douleur fulgurante avait traversé son ventre, comme si les aiguilles pénétraient jusque dans ses entrailles. Sa main fit un mouvement vers son ventre, mais elle s’arrêta sur le tissu de sa chemise : les taches de sang augmentaient-elles, ou étaient-ce les ombres de cette nuit sans fin ?
Thaddeus s’approcha d’elle, anxieux. Elle l’arrêta.
— Ce n’est rien. Je comprends pourquoi vous n’avez pas voulu me dire votre nom lorsque je vous ai rencontré, le jour de mes fiançailles.
Elle avait parlé pour désamorcer l’inquiétude de Thaddeus, mais au mot « fiançailles », le froid dans sa gorge et la brûlure des larmes la prirent par surprise.
Le visage de Thaddeus était si près du sien qu’il dut remarquer le scintillement dans les yeux de la jeune femme. La tristesse et l’épuisement envahirent alors ses traits. Jessica sentit la déception monter dans sa gorge : elle aimait tant le voir sourire.
— Ce jour-là, je trouvais mon héritage particulièrement insupportable, dit-il. Et vous m’avez permis de l’oublier un instant. Vous étiez une bulle d’oxygène.
— Vous saviez déjà, ce jour-là ? murmura-t-elle d’une voix étranglée.
— Que je vous aimais ?
— Non, je voulais dire...
— Oui, l’interrompit-il.
Une vague chaude explosa dans la poitrine de Jessica et suspendit son souffle.
À quelle question venait-il de répondre ?
Le silence s’empara de la nuit. Il approcha la main de son visage, essuya une larme de son pouce. Puis, lentement, il laissa le bout de ses doigts suivre la ligne de ses pommettes. Cette infime caresse aurait pu être une maladresse, une erreur, si elle n’avait pas été soulignée par le regard gris qui ne vacillait pas. Son corps s’était rapproché du sien.
— Ne vous approchez pas, je suis pleine de sang, murmura-t-elle, les yeux plongés dans les siens, le corps électrisé par un courant étrange.
Sans s’en apercevoir, elle avait posé sa main sur son bras ; ses doigts sentaient les muscles tendus, et la fraîcheur du tissu mouillé. Lui aussi saignait.
— Votre sang ou le mien, quelle différence ?
Il était à présent si proche qu’elle sentait son souffle chaud à chaque mot, son odeur de térébenthine, de sueur et de cette fleur inconnue qui l’avait enivrée dès leur première rencontre.
— Le vôtre est bleu, répondit-elle faiblement.
— Et le vôtre est pur.
Lorsqu’il posa ses lèvres sur les siennes, Jessica se sentit chavirer. Un vertige profond l’envahit ; toute la conscience de son être se réduit à l’expérience de ce baiser si délicat, si retenu et pourtant si absolu. Sa bouche goûtait celle de Thaddeus et à mesure qu’ils se découvraient ainsi, il n’y avait plus de faim, plus de soif, juste ce besoin de l’autre. La nuit de Mexico toute entière se réglait à la chaleur de leurs corps, et tout autour d’eux semblait conspirer à cet enlacement interdit. Leurs souffles se mêlèrent, timidement d’abord, puis ils les étouffèrent lorsque leurs corps se rapprochèrent encore. Une lente explosion de plaisir parcourut les entrailles de Jessica. Thaddeus enfonça ses doigts dans ses cheveux blonds et l’attira contre lui, pour faire durer ce baiser éternel. Puis il retira ses lèvres des siennes, et Jessica sentit le manque faire trembler son être tout entier.
— Jamais je ne vous laisserai partir, murmura Thaddeus. Jamais.
Jessica ferma les yeux et posa son front contre le sien. Elle savait bien que la promesse était impossible. Leur étreinte résonnait de battements de cœur ; étaient-ce les siens, ceux de Thaddeus ? Ou ceux de cette ville cruelle et magique ?
Elle embrassa sa bouche pour conjurer la peur qui l’envahissait. Elle avait déjà tant perdu, mais elle venait de trouver quelque chose de plus précieux encore.
Un bruit les sépara. Un camion venait de se garer en face de l’immeuble. Ils se tapirent dans l’ombre du muret, et guettèrent les sons de la rue. Des voix d’hommes s’élevèrent, puis des pas.
Une vague de froid emplit le ventre de Jessica, et réveilla la douleur dans ses poumons.
— C’est eux, dit-elle.
Son corps, qui portait encore les traces brûlantes de leur étreinte, fut alors pris d’une émotion nouvelle : la colère.
Tout d’un coup, se battre devenait une évidence.
Il fallait qu’elle protège cet amour tout neuf. Il fallait être deux pour le vivre.
Les pas se rapprochaient. Elle savait que se cacher, se fondre dans les ombres étaient leur dernière chance. Ils avaient réussi à s’échapper et à effacer leurs traces, et s’étaient tapis ici. Mais si on les retrouvait, alors la fuite s’arrêtait là, sur ce toit sans issue. Thaddeus posa son doigt sur ses lèvres, puis la rapprocha de lui, pour la protéger. Les sons grandissaient.
— Thaddeus, irez-vous jusqu’au bout pour moi ? dit Jessica, le souffle court.
— Je vous l’ai déjà promis.
— Je veux l’entendre encore.
— J’irai jusqu’au bout. Je vous le jure. Sixtine…
Ses yeux gris vacillèrent seulement lorsqu’il prononça ce prénom… Leur secret… Jessica tremblait lorsqu’elle prit son visage dans ses mains et l’embrassa avec tout son être, comme pour lui arracher une dernière preuve d’amour.
Elle se leva d’un bond, si vite que sa jambe blessée l’empêcha de la suivre. Il essaya de la retenir mais sa main agrippa le vide. Jessica courait déjà, courbée, silencieuse, le long du toit. Et lorsqu’elle fut suffisamment éloignée de Thaddeus, s’assura que ses pas envoyaient un écho jusqu’aux hommes qui l’approchaient.
Des cris, des ordres, des pas.
Ils étaient sur ses traces, qui menaient à l’opposé de celles de Thaddeus. C’était elle qu’ils voulaient. En se séparant de lui, elle l’épargnait.
S’il allait jusqu’au bout pour elle, comme il l’avait promis, alors elle le reverrait.