Chapitre 73
Icônes

Sixtine attendait, debout dans un coin de la Plaza de la Constituciòn, adossée à de la pierre aztèque.
D’un côté se dressait l’imposante Catedral Metropolitana, le grand œuvre des conquistadores. De l’autre, les exhalaisons de boudin noir et d’oignons frits provenant d’une cantina populaire. Au-dessus d’elle, flottant dans le ciel blanc, le drapeau mexicain avec son aigle dévorant un serpent. Sous ses pieds, sous les pavés, les sables mouvants du lac Texcoco, dans lesquels toute la ville s’enfonçait, inexorablement. En face d’elle, un magasin de naco, souvenirs kitsch à connotation religieuse. Là travaillait la femme-squelette, qu’elle avait vu entrer quelques heures plus tôt.
Sixtine s’était renseignée auprès de la femme de ménage qui travaillait dans sa maison. Si la boutique avait des apparences honorables le jour, elle ne devait être fréquentée sous aucun prétexte une fois la nuit tombée. Qu’elle fasse office de salon de tatouage et de piercings sans licence valide était une chose ; mais l’adresse était connue pour être un centre de trafic de passeports et de fabrication de faux papiers. Le lieu attirait toutes sortes de malfrats et avait été fermé plusieurs fois par la police. Il rouvrait à chaque fois quelques semaines plus tard. “C’est comme ça, ici, que voulez-vous qu’on y fasse” avait soupiré la propriétaire.
Il n’était que 18 heures, les touristes étaient toujours nombreux autour de la place. Finalement, ce que Sixtine espérait depuis des heures arriva : Cybelle sortit de la boutique, héla un taxi et disparut dans le trafic désordonné de Mexico City. Sixtine attendit quelques minutes et traversa la place. La clochette de la porte tintinnabula. À l’intérieur de la boutique se trouvaient des centaines d’icônes religieuses kitsch de toutes tailles, des cartes postales, des ponchos colorés, des posters de Friday Kahlo, des masques de lucha libre, des véritables bijoux Aztèques fabriqués en Chine et mille autres objets aux couleurs criardes. Un jeune homme obèse avec une barbichette et une mine joviale était accoudé à un comptoir en verre. Ils étaient seuls, mais le bruit chantant d’une conversation dans l’arrière-boutique emplissait le silence du petit magasin.
Elle demanda à consulter leur catalogue de tatouages. Le jeune homme sortit de dessous le comptoir un classeur poisseux. Sixtine le feuilleta, ne trouva rien qui ressemblait à la croix aux embouts verticaux.
— Je peux peut-être vous aider ?
Sans lever les yeux du catalogue et tout en tournant les pages d’une main molle, Sixtine glissa un billet sur le comptoir.
— J’aimerais quelques renseignements.
Tout aussi naturellement, le garçon empocha l’argent. Sixtine fit mine de n’avoir pas vu et continua, comme si elle parlait pour elle-même :
— Thaddeus di Blumagia.
Le vendeur la regarda, ne dit rien. Elle se déplaça vers les icônes, en saisit une, une Vierge en plastique et demanda :
— Combien pour celle-ci ?
— Deux cents pesos.
L’étiquette de prix disait “Quarante-cinq pesos”. Sixtine posa la Vierge et les deux cents pesos sur la table. Le garçon sortit du papier coloré, l’emballa sans se presser. Enfin, il dit tout bas, d’une façon décontractée :
— Un ami personnel de la gérante. Très personnel.
— Il est en ce moment à Mexico ? demanda Sixtine sur le même ton.
— Il y était ce matin.
— Une adresse à me recommander, peut-être ? C’est pour aujourd’hui. Demain je ne serai plus là.
Le garçon la regarda, se dirigea vers une étagère derrière lui et lui dit d’une voix plus forte, en tenant un enfant Jésus aux joues roses au milieu d’un lit de paille en plâtre :
— Celui-ci vous plaît ? Très populaire, un bel objet fabriqué de façon artisanale à Jiutepec...
L’étiquette indiquait soixante-cinq pesos.
— Trois cents pesos, annonça-t-il.
Sixtine dit qu’elle le prenait. Le vendeur empoigna l’argent, fit sonner le tiroir-caisse et en sortit un reçu, sur lequel il griffonna quelques mots. Il plaça le ticket dans un sac plastique avec les icônes.
— Bonne soirée, señorita.
Sixtine fit quelques pas vers la porte, puis s’arrêta. Comme si quelque chose l’en empêchait, une idée qui tirait sur ses pas, une atmosphère de dernière chance. Elle jeta un œil vers l’arrière-boutique où des hommes invisibles continuaient de bavarder, puis elle fixa le vendeur.
— Une dernière chose, dit-elle, faussement enjouée.
Le cœur battant, elle fit quelques pas vers la plus grande figurine qu’elle puisse trouver dans le magasin : un Christ sur la Croix de presque un mètre, les yeux vitreux, le visage creux, la couronne d’épines enfoncées dans son front en sang. Un objet très réaliste du plus mauvais goût.
— Celui-ci, combien ?
Le vendeur allait parler lorsqu’il vit que Sixtine avait légèrement levé son tee-shirt noir et découvrait son ventre tatoué. Le garçon tenta de maîtriser sa réaction, mais sa peau avait viré au rouge. Ses yeux se dirigèrent d’un mouvement furtif vers l’arrière-boutique, il déglutit et dit enfin :
— Cet objet n’est pas à vendre. D’ailleurs, nous allons fermer.
Sixtine ne demanda pas son reste. Plusieurs rues plus loin, quand elle reprit enfin son souffle et qu’elle fut rassurée que personne ne l’avait suivie, elle jura contre sa témérité. Elle venait de prendre un très grand risque. Mais à présent, elle savait. C’était ici qu’elle s’était faite tatouer, probablement par Cybelle. Elle sortit le ticket du sac.
Arènes de Mexico, Plaza de Toros. Ce soir 20h30. Box VIP.
Dans l’arrière-boutique, personne n’avait vu cette jeune touriste maigre aux cheveux gris qui avait voulu acheter le grand Christ. Ils avaient bien vu que le vendeur avait pris sa pause plus tôt, paraissait fiévreux. Mais ils étaient occupés à des choses bien plus sérieuses.
Un de leurs importants clients était arrivé. Il voulait ses papiers tous neufs : un passeport, un permis de conduire, toute la gamme, de la meilleure qualité. Mais les papiers n’étaient pas prêts. Il fallait du temps pour de la qualité, avait dit le faussaire, le meilleur de tous. Le client avait pesté, il avait menacé. Demain soir, ils seraient prêts.
“Demain soir. Promis, Monsieur De Bok.”