Chapitre 75
Le Jour D’Après (I)

Florence se réveilla profondément, désespérément, irréversiblement heureuse. Elle l’aurait peut-être été davantage si Max était resté couché à ses côtés. Son départ matinal et l’odeur enivrante qu’il avait laissé sur le canapé bleu qui leur avait servi de lit lui permettaient de s’adonner à la rêverie.
La nuit d’avant avait été, elle pouvait se le dire à présent, la plus belle de sa vie. Elle était amoureuse de Max depuis le premier jour. Et elle avait hâte de vivre chaque moment avec lui. Si possible tous ceux qui lui restaient.
Mais au bout d’une heure, après de longs dialogues imaginaires devant le miroir de la salle de bains, il fallut bien affronter la journée et le problème le plus urgent : la BBC. Il y avait encore trois nouveaux messages sur son répondeur, dont un des Ressources Humaines. La tactique de l’autruche, loin de lui avoir permis de se faire oublier, était sur le point de causer sa perte.
Il fallait bien accepter que le supposé tunnel sous Khéops avait été une mauvaise piste depuis le début, et qu’elle n’avait rien à refiler non plus à propos de Néfertiti. Bref, elle rentrerait bredouille à White City, et ça allait être chaud.
Peut-être mue par un optimisme inconscient, elle scanna une dernière fois Internet pour trouver une réponse à ses prières. Ce que, contre toute attente, elle trouva sur Yahoo News :
Dr Cheryl Wood-Smith, conservatrice au Metropolitan Museum en charge des Antiquités Egyptiennes, a démissionné. Son remplacement, Dr Victor Ricciardi, conservateur aux antiquités grecques, prend sa place avec effet immediat. Mr Frederick Montecito, dans un communiqué de presse, est revenu sur les raisons de cette démission abrupte :
« Néfertiti représente pour les chercheurs un immense défi scientifique ; en même temps, elle écrit un chapitre important dans les 150 ans d’histoire de notre musée. Il était donc d’une importance capitale que le conservateur en charge puisse concentrer toute son énergie sur cette tâche. Dr Wood-Smith a exprimé son souhait de pouvoir se consacrer à sa vie de famille et a constaté d’elle-même qu’à ce moment précis, les deux n’étaient pas compatibles. Nous respectons cette décision difficile prise par Dr Wood-Smith et la remercions pour ses services rendus à notre musée ces dix dernières années. Nous sommes ravis d’accueillir Dr Ricciardi, un collègue respecté, qui dirigera dorénavant les efforts de toute une équipe pour mettre en lumière les secrets de la plus grande reine d’Égypte. »
Dr Wood-Smith a décliné nos demandes d’interview. Certaines sources spéculent sur le rôle dans cette démission des assassinats dans des conditions toujours mystérieuses du Dr El-Shamy et de son assistant conservateur Nasser Moswen, disparitions qui ont profondément affecté le monde de l’Egyptologie.
La direction du musée a en outre précisé que ce changement de personnel n’affecte en aucun cas la date d’ouverture de la grande exposition de Néfertiti prévue pour l’été prochain. Un événement qui, si l’on en croit le buzz qu’il génère déjà à travers le monde, promet de battre tous les records de fréquentation.
Décidément, jour de chance !
Nouveau boss au Met, nouvelle opportunité pour une exclu. S’il fallut moins de trente secondes à Florence pour trouver le numéro de téléphone du bureau de Dr Ricciardi, elle déchanta rapidement.
— Désolée, Mademoiselle Monet...
— Mornay. M-O-R-N-A-Y. Comme Vivant Mornay, un des premiers archéologues en Grèce, Dr Ricciardi devrait le connaître. C’est mon arrière-arrière...
Florence revit dans son esprit l’ancêtre batifolant au Parthénon et fit une grimace pour chasser cette image.
— La direction du Musée a décidé en accord avec Dr Ricciardi de ne pas communiquer avec les médias avant l’exposition de Néfertiti l’année prochaine. Aucune exception ne sera faite. Même pour les descendants de... Vivant Monet.
Florence raccrocha dans un mouvement de colère. Media black-out. Pourtant, il lui fallait une info, n’importe laquelle, pour apaiser la BBC.
Elle relut à nouveau l’article d’Archaeology Magazine. Il y avait quelque chose qui ne collait pas. Wood-Smith laissait tomber la dépouille de la plus grande reine d’Égypte pour jouer les mamans-popotes après avoir dit que travailler sur Néfertiti était le plus beau jour de sa vie.
Florence se souvenait avoir vu cette femme lors d’une conférence sur l’archéologie quelques années plus tôt. Le genre à sortir des toilettes avec un pan de sa chemise toujours coincé dans son pantalon, les cheveux en pétard, capable de se perdre dans les couloirs en ligne droite du centre de conférence - mais totalement, désespérément investie dans son travail. Difficile d’ailleurs d’imaginer Wood-Smith emmener des enfants à l’école à l’heure. Ou alors en pyjama.
Florence parcourut sa liste de contacts sur son smartphone. Plusieurs travaillaient au Met, ils pourraient peut-être partager une rumeur entendue autour de la machine à café. Mais elle se ravisa et sourit à l’idée qu’elle venait soudain d’avoir. Si elle voulait une rumeur des couloirs du Met, c’était son grand concurrent qu’il fallait appeler. L’Egyptologie était un monde minuscule où tout le monde se connaissait - mais personne ne voulait couler son propre navire.
Seulement l’ennemi se ferait un plaisir de le faire.
— Boston Museum of Fine Arts, comment puis-je vous aider ?
Florence demanda un des archivistes du département d’antiquités égyptiennes. Ils avaient bu des pots quelques années plus tôt, et, naturellement, étaient devenus amis sur Facebook. Après quelques blagues pour détendre l’ambiance, la journaliste entra dans le vif du sujet.
— Dis, j’appelle gentiment le Met, on me répond black-out sur Néfertiti. C’est normal, ou c’est moi qui ai mauvaise haleine ?
— Non, remballe ton Kiss Cool, c’est silence complet au Met.
— Por qué ?
— J’ai bien entendu un truc, mais ça serait diabolique de te le rapporter.
— Oh, grand Lucifer, inspire-moi.
— Il paraît que cette chère Madame Wood-Smith a un peu trop parlé.
— À Archaeology Mag ?
— Yep.
— Mais elle n’a rien dit ! J’ai relu son article dix fois, à part le scarabée de travers, il n’y a rien qui puisse casser trois pattes à un canard.
— Mais des fois, ma chère Florence, un rien est déjà trop. Rappelle-toi la vodka tonic et toi au WSPC.
Florence fit la moue en pensant à cette cuite qu’elle préférait oublier.
— Sans rire, elle n’aurait pas parlé à quelqu’un d’autre ?
— Écoute, je te rapporte juste ce que j’ai entendu dans la salle fumeurs. Mais à ta place, je ne m’emballerais pas trop. Tu sais comment ils sont, au Met. Ils veulent gérer leur comm’ proprement, il y a une expo énorme qui arrive l’année prochaine, ils ne veulent rien jeter aux requins comme toi avant d’être prêts.
— Pendant ce temps-là, le requin boit la tasse.
L’archiviste enchaîna sur une autre blague à propos de sa consommation d’alcool et Florence eut un peu de mal à se dépêtrer de lui. Néanmoins, une fois le téléphone raccroché, elle dut se rendre à l’évidence : elle n’avait rien à jeter à ses requins à elle, c’est-à-dire Gayle et la BBC.
Son optimisme s’était évanoui. Elle se demanda aussi pourquoi Max s’était envolé si tôt. N’aurait-il pas voulu se délasser quelques minutes au moins avec son nouvel amour tout neuf ? Son regard traîna autour de la chambre et s’arrêta sur l’ordinateur de Max.
L’image satellite.
S’il n’y avait plus de tunnel, même une vieille route antique, tant que c’était sur le plateau de Gizeh, ça valait son pesant d’or, non ?
Elle prit son téléphone et l’appela. Aucune réponse. Pourquoi ne répondait-il jamais ? Elle tapota sur le rebord du bureau, puis se persuadant qu’il ne lui en voudrait pas, elle décida d’ouvrir son ordinateur.
Des heures d’enquête ensemble à Londres lui avaient révélé son mot de passe, et elle accéda à ses dossiers sans problème.
En cherchant celui de l’image satellite, elle trouva un fichier intitulé CHAMBRE X, qui contenait notamment un fichier vidéo nommé « passage.mov ». Elle cliqua sur Play.
Et découvrit, du début à la fin, le passage que Max avait prétendu ne pas exister.