Chapitre 81

Sacrifices

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Sixtine traversa Zócalo, en se frayant un chemin parmi la foule. Des gamins en costume jouaient sur les marches qui menaient au Musée du Templo Mayor. La grande fête du Dia de los Muertos avait déjà commencé, transformant Mexico en une cité des morts. Mais Sixtine n’y pensait pas. En montant les marches, elle répétait les mots qu’elle dirait à Thaddeus.

Au garde posté devant les portes du musée, elle donna le nom de Thaddeus di Blumagia et les portes s’ouvrirent.

Le garde lui dit que Thaddeus était avec le Conservateur du Musée, et qu’il la priait d’attendre quelques minutes à l’intérieur dans les salles d’exposition. Le garde reprit son poste sur une chaise devant la porte, et Sixtine se retrouva seule.

Le musée ne comprenait que quatre salles. Pour essayer d’apparaître détendue, Sixtine se mit à flâner comme une touriste. Elle fit mine de s’intéresser à l’un des joyaux du musée, un gigantesque Guerrier-Aigle een terracotta, le visage dans un bec d’aigle, des ailes aux bras, et des griffes sur les genoux.

Elle lut la note explicative : ce guerrier faisait partie d’un des deux prestigieux ordres militaires aztèques, l’ordre de l’Aigle, symbole du Soleil.

Sixtine sourit : elle le savait déjà. Elle se demanda où elle pouvait l’avoir appris.

Thaddeus n’était toujours pas là. 23h37. Elle s’efforça de garder son calme. Il n’avait que sept minutes de retard.

Elle passa lentement devant les vitrines. On y voyait des animaux, des hommes, des dieux. Les couteaux, les autels, les vases - tout était orné. Et tout racontait une histoire que Sixtine semblait déjà savoir : les images qui surgissaient dans son esprit n’étaient pas dans le musée, et pourtant semblaient à leur place dans le panthéon aztèque.

Elle essaya désespérément de placer dans sa mémoire la source de cette connaissance, en vain. La lune de miel ?

Elle entendit soudain des pas de l’autre côté des vitrines vers l’entrée du musée et son cœur s’emballa. Le musée devint plus sombre d’une nuance, on avait dû éteindre la lumière dans une des salles. Puis les bruits se dissipèrent.

Sixtine se retrouva à nouveau dans le silence.

Elle continua sa visite, le ventre tordu. Elle vit des masques, des costumes en plume, des restes de squelettes, des fragments de codex. 23h51. Elle continua jusqu’à un tzompantli, un mur orné de centaines de crânes en pierre, qu’elle vit à peine.

Puis elle arriva à une salle au centre du petit musée, où se trouvait une grande maquette. C’était un modèle du vrai Templo Mayor comme il était apparu cinq siècles avant aux conquistadors.

Il avait existé ici même, à l’endroit où elle se trouvait. Ici jadis se dressait une monumentale pyramide à degrés, finie au sommet par deux autels gigantesques, l’un dédié au dieu de la pluie et l’autre au dieu de la guerre. Deux escaliers raides couvraient l’une des façades et rejoignaient les autels. Pour les Aztèques, le Templo Mayor était le centre du monde.

Elle se rappela alors les mots du poète. Le jour de l’inauguration de ce grand temple, le sang de quatre-vingt mille sacrifiés avait coulé.

C’était ici même.

Et ce sacrifice humain, dans l’esprit embrouillé de Sixtine, sentait la rivière verte.

D’abord, le vertige la saisit. Mais elle savait qu’elle était sur le point de se souvenir de quelque chose d’important et de terrible.

Elle refit le musée dans l’autre sens, lentement. Les vases rituels continuaient le sang et les cœurs des victimes, qui étaient sacrifiés sur des chacmool, de magnifiques pierres ornées. Les couteaux en silex ornés, ouvraient les poitrines et parfois dépeçaient les hommes vivants.

Elle se rappela la vision qu’elle avait eue dans les catacombes, près de la rivière verte : et si Seth avait été sacrifié dans une cérémonie Aztèque ?

Elle serra les dents sur la nausée qui montait. Pourtant, elle doutait. Ces images dans sa tête n’avaient pas la qualité réelle de celles, par exemple, des moments passés avec Thaddeus. Cette vision-ci semblait lointaine, irréelle et désarticulée, comme si elle se souvenait d’un cauchemar absurde.

Soudain, les lumières du musée s’éteignirent une à une.

Elle monta quatre à quatre les escaliers vides. Coûte que coûte, elle irait dans le bureau du Conservateur pour y trouver Thaddeus. Mais quand elle arriva dans le hall d’entrée, le gardien avait disparu.

Et la porte était fermée.

Sixtine sentit sa gorge se serrer et la nausée monter vers son cœur.

— Excusez-moi, il y a quelqu’un ? Excusez-moi !

Elle fit quelques pas. Une lumière s’alluma, mais plusieurs autres s’éteignirent. Le musée était de plus en plus sombre. Puis elle entendit quelques pas derrière elle.

— Sixtine ! Nous pardonnerez-vous notre retard ? C’est de ma faute, c’est de ma faute, je suis trop bavard !

C’était Yohannes De Bok et il était essoufflé. Il prit la main de Sixtine qui ne comprenait pas, et l’entraîna vers une porte de secours en déblatérant à toute vitesse.

— Je suis vraiment confus, Sixtine. Thaddeus et moi parlions avec le Conservateur, nous n’avons pas vu l’heure filer. Ah oui, Thaddeus est passé chez moi tout à l’heure, il m’a dit qu’il vous voyait ce soir, alors j’ai sauté sur l’occasion. Je disais donc...  Le Conservateur nous a fait le plaisir de partager avec nous leur dernière découverte sur les fouilles, il faut que je vous montre cela, c’est incroyable. De ma vie, je n’ai jamais rien vu...

À mi-chemin, il se tourna vers Sixtine.

— Vous êtes toute pâle. Vous vous sentez bien ?

— J’ai fait le tour du musée en vous attendant.

— Ah oui, les sacrifices humains, dit De Bok continua vers la sortie. Thaddeus pourra vous en parler, il s’en est beaucoup inspiré dans son travail. Vous savez, depuis le commencement, l’humanité a été matérialiste. L’homme a toujours compris que l’équilibre de l’univers est payant. C’est le principe même de la religion, cette espèce de troc : une offrande contre une faveur du ciel. Les Aztèques, eux, vivaient sur une terre où les dieux pouvaient à l’envi déclencher une inondation, une sécheresse, un tremblement de terre. Alors pour apprivoiser ces divinités violentes, il fallait y mettre le prix. Le prix ultime, le sang humain.

Ils passèrent un grand squelette en argile, ses entrailles pendant entre ses côtes, son corps penché en avant et ses mains griffues prêtes à attraper une proie.

— Cette idée d’une redevance aux dieux, c’est bien loin de nos croyances modernes. Dans nos pays riches d’Occident, nous sommes probablement la première société, dans toute l’histoire du monde, à penser que nous ne devons rien à personne. Mais si l’enjeu était le renouvellement de chaque jour, la victoire de la lumière contre l’obscurité... quel prix, Sixtine, seriez-vous prête à donner ?

Ils sortirent du musée par une sortie de secours. Devant eux se trouvaient les ruines de la fouille du Templo Mayor, et plus loin la foule et les lumières de Zócalo. La lune à demi cachée jetait des reflets pâles sur les pierres blanches.

Alors que Sixtine se concentrait sur ses pas, De Bok marchait devant et continuait :

— Les Aztèques sacrifiaient leurs ennemis bien sûr. Ce meurtre-là était facile, justifiable, pourrait-on dire. Ils faisaient de ces massacres des spectacles élaborés, ce qui renforçait la terreur et à son tour asseyait la domination des dirigeants. Mais ils sacrifiaient aussi ce qu’ils avaient de plus chers. Leurs enfants, leurs champions... leurs plus belles femmes.

De Bok se tenait sous l’ombre épaisse de la structure qui protégeait les zones sensibles de la fouille. Le faisceau de sa lampe de poche révéla une trappe de sol rouillée déjà ouverte.

— Thaddeus, Sixtine est là ! cria-t-il en direction de l’endroit d’où jaillissait de la lumière orange. Après vous.

Sixtine descendit l’échelle. Une série de lampes-tempête illuminaient un espace d’environ cinquante mètres carrés, quadrillé de fils tendus, et de planches pour accéder aux différentes parties de la fouille, sans avoir à marcher sur le sol. Alors qu’elle suivait De Bock sur les planches, elle remarqua que le sol était jonché de pelles, brosses et râteaux et autres outils archéologiques, mais aussi de vases, des masques, des os et des crânes.

Mais elle remarqua aussi une anomalie.

Le silence.

De Bok se tenait immobile au milieu des planches. Il la dévisagea et son sourire était étrange. Tout d’un coup, Sixtine comprit.

Elle ressentit toute l’horreur de l’équation du souterrain et de la trappe rouillée et du Jour des Morts et des guerriers aztèques. Elle fixa l’antiquaire et dit d’une voix cassée.

— Oxan Aslanian... c’est vous, n’est-ce pas ?

— Une bonne idée, d’être expert de soi-même, non ? Je trouve aussi.

— Vous êtes venu sans votre déguisement, cette fois...

— Vous êtes déçue ? Oh, ne faites pas cette tête-là. Vous aussi, vous êtes bien quelqu’un d’autre, n’est-ce pas, Jessica ?

Il s’approcha d’elle, pas à pas. En un instant fulgurant, elle fut consciente de tout ce qui vivait autour. Nord, Est, Ouest, Sud, haut, bas, dedans, dehors, au-delà. Tout autour, comme un monde complet, les entrailles du temple. Le souterrain qui refermait le sang des Aztèques. Le cœur ancien de Mexico City.

Poum poum. Poum poum.

La prophétie du poète se réalisait.

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