Chapitre 90
Apex

Les pieds dans le sable, le vent orange caressant ses cheveux gris, Sixtine la regarda comme si c’était la première fois.
La pyramide de Khéops.
— Prête ?
Max avait laissé à Sixtine de longues minutes pour exorciser les émotions qui pressaient ses poumons de leurs doigts froids, pour faire taire le singe qui ricanait.
Pour faire se lever son courage.
Juste au moment où elle se rendait à la conclusion que peut-être, elle n’en était pas capable, Max avait parlé.
Elle aurait pu dire non, qu’elle n’était pas prête, que Néfertiti la scrutait de ses yeux vides et que le goût de la pierre lui brûlait la langue. Mais il lui avait souri. Alors elle lui rendit son sourire, et cet acte minuscule lui donna du courage. Sa gorge était trop sèche pour parler, mais elle lui fit signe qu’ils pouvaient y aller.
— L’ascension ne dure que quelques minutes. Le retour est plus dur.
Max parla en arabe au guide qui les accompagnait. Le retour est plus dur. Oui, elle en savait quelque chose.
Elle avait quitté DF le jour de la disparition de Thaddeus. Elle avait pris connaissance du message de Florence dès son arrivée dans la maison aux murs rouges. Elle avait appelé Max aussitôt, pour lui dire qu’il n’y avait plus de menace, et qu’elle voulait savoir le reste.
Ils s’étaient donné rendez-vous à la Pyramide.
Mais pas tout de suite.
Sixtine voulait attendre encore. Un jour, une nuit. Peut-être que Thaddeus reviendrait.
Par un hasard sordide, elle avait lu dans le journal local quelques lignes sur un antiquaire nommé De Bok qui avait été tué pour une histoire de faux papiers. Les coupables faisaient partie d’un gang. Un meurtre parmi d’autres dans les actualités mexicaines. Personne ne semblait chercher d’autres coupables.
Elle attendit un jour et une nuit. Seule avec la douleur du crime de Seth. Seule avec cet amour pour Thaddeus qui grandissait à mesure que les souvenirs affluaient et que les jours passaient.
Mais Thaddeus ne revint pas.
Lorsqu’elle mit un pied sur les grands blocs de pierre, Max lui offrit sa main, jaune de poussière de pierre. Elle la saisit, car le vertige n’était pas loin.
Depuis sa rencontre au British Museum, les traits de Max s’étaient approfondis, ses mouvements étaient devenus plus sûrs, sa présence plus grave. Lui aussi avait vu des choses qu’il n’aurait pas dû. Il l’avait suggéré lors de leur courte conversation, il lui avait promis de tout dire en haut de la pyramide.
Mais en attendant, elle le savait : il était toujours amoureux d’elle. Cet aveu, fait à l’Angel Fire Café, était suspendu entre eux comme un secret retenant son souffle. Sixtine elle-même faisait le deuil de son amour, mort en même temps que la dame de la Guadalupe, dans la chapelle bleue. Le voile de poussière recouvrait son cœur. Elle se devait d’épargner celui de Max, tout aussi blessé.
Ils grimpèrent les cent quarante-six mètres de la pyramide de Khéops. Sa majesté autant que son pouvoir s’évanouirent d’un coup. Sous leurs mains, sous leurs pieds, elle n’était qu’un amas de pierre inégales. Mais lorsque Sixtine atteignit le sommet, qu’elle se tint debout, les cheveux au vent, le regard perdu dans un horizon gigantesque, une sensation nouvelle la saisit.
La liberté.
Les angoisses étaient parties. Le vertige et les visions aussi. Elles avaient été irradiées par la vue de ce qui s’étendait à ses pieds. Était-ce la pollution, ou le vent orange ? Un brouillard jaunâtre enveloppait le plateau de Gizeh et la ville au-delà. Le soleil était un disque blanc gigantesque qui transperçait l’épaisseur de ce ciel de pierre. Max s’assit près d’une inscription gravée au couteau dans la pierre, datant de 1899.
Il invita Sixtine à s’asseoir près de lui.
Puis, tel un conteur patient, il lui expliqua tout ce qu’il savait. Sur son smartphone, il lui montra la vidéo, les photos du tunnel, les fragments de la plaque de granit avec les noms. Il décrivit les connexions trouvées entre les événements, les mystères percés, ceux qui restaient sans réponse. Il déchiffra les détails de l’effondrement progressif. Il recoupa ces informations avec celles de Franklin et de Florence. Il confirma que les relevés ADN de la malle de De Bok correspondaient bien à ceux de Seth et Jessica Pryce.
Les autres noms.
Parfois, lorsque les détails étaient trop difficiles, il fixait un point lointain, au-delà de la ville, ou traçait distraitement des lignes invisibles dans la poussière de la pierre.
Il parla pendant plus d’une heure et Sixtine ne l’interrompit pas.
Ce long moment laissa des traces sur leurs deux visages. Le soleil se dirigea bientôt vers la ville sombre. Le brouillard devint gris. Bientôt l’éclairage public et les phares des voitures percèrent le brouillard. Lorsque Max se tut, la ville était floue.
Le silence entre eux grouillait de questions. Sixtine n’en choisit qu’une :
— Il y en a eu combien d’autres ?
— En recollant les images, on a trouvé sept couples. Vous étiez la sixième victime. Mais dans les journaux qu’a trouvés Florence, Mornay Vivant parlait de la Grèce. Je pense qu’il y en a beaucoup d’autres à travers le monde. Particulièrement dans les lieux antiques, j’imagine. Ceux qui sont connectés à des vieilles croyances…
Poum poum, poum poum, soufflait le poète de Mexico.
— Les merveilles du monde… commença Sixtine.
— … ont été la tombe de beaucoup de femmes. Mais au moins, il n’y en aura plus à Khéops.
— Comment en êtes-vous sûr ?
— Le tunnel datait de l’époque de Vivant. Je pense que les chambres que nous avons retrouvées faisaient partie de l’attrait de l’opération au Caire. Et je peux vous le promettre, à moins de faire rentrer des machines, aucun homme ne peut rouvrir ces chambres maintenant qu’elles sont fermées. Ou alors…
— Ou alors il faudrait une coïncidence comme celle qui nous a rassemblés. Un passage minuscule, une équipe de télévision pour m’entendre et vous, avec les bons outils pour me voir, juste au bon moment... Croyez-vous aux coïncidences ?
Max soupira profondément.
— Je pense qu’il faut accepter que nous ne découvrirons pas tout. Les circonstances de votre sauvetage sont toujours nébuleuses, mais au moins…
Il se tourna vers elle, mais baissa vite les yeux.
— Au moins nous savons qui était coupable.
Le regard de Sixtine, lui, était posé au loin, sur l’horizon qui s’obscurcissait à mesure que les lumières jaillissaient comme des lucioles.
-— C’était important pour Seth que je fasse cette promesse, à l’église. À la vie, à la mort. Pour lui, le reste a dû être justifié... Nous avons passé une lune de miel au Caire. Thaddeus a essayé plusieurs fois de me sauver du sort qui m’était réservé. Qu’a-t-il tenté ? Est-ce que je savais, déjà, à ce moment-là ? J’ai été droguée, les souvenirs sont flous. Thaddeus a joué sa vie pour me protéger, jusqu’au bout.
L’adhan, l’appel à la prière que les haut-parleurs diffusaient en bas dans la ville, leur parvint par bribes, porté par le vent.
— Seth avait besoin d’un trésor pour assurer sa fortune dans l’au-delà. De Bok lui a fourni Toutankhamon.
Elle se mit à rire.
— N’est-ce pas absurde ? J’imagine que Seth a dû être enragé lorsqu’il a appris qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. Je sais maintenant qu’il a sacrifié sa courte vie pour être riche, sacrifié la joie, les amis, la famille, tout ce qui comptait. Et au moment même où il est enfin arrivé au sommet, la mort l’appelle. Ça ne m’étonne pas qu’il ait voulu garder tout l’or qu’il avait accumulé. La chambre X, les lotus, moi... il fallait que tout soit parfait. Pour que ça marche.
Elle soupira.
— Depuis quand connaissait-il l’accès au tunnel sous la pyramide ? Quand a-t-il rejoint cette société secrète fondée par Vivant ? Existe-t-elle encore ?
— El-Shamy et De Bok sont morts, dit Max. Je parie qu’on n’en entendra plus parler. Mais je ne peux pas m’empêcher de repenser à ce qu’il m’a dit, devant le consulat américain, quand je lui ai fait face. Il m’a dit que si le tunnel existait, je ne l’emprunterais que dans un sens. Je l’avais pris pour une menace, mais je pense finalement qu’il voulait m’avertir. Mais il était coupable aussi. Il n’a pas hésité à sacrifier Nasser pour récupérer Toutankhamon. Et Franklin, Zahara et Naya sont tous morts à cause de lui, entre les mains de Hassan.
— Nous ne saurons pas non plus pourquoi Seth s’est débattu, dit Sixtine. Alors qu’il aurait pu partir sans douleur, anesthésié, je suppose.
— Même les plans les plus élaborés peuvent mal tourner.
— Non, je ne crois pas. Si Seth l’ignorait, je suis prête à parier que De Bok lui, l’avait prévu. Il avait visiblement développé un goût pour le meurtre, et il avait peu de respect pour Seth.
Une vague de dégoût submergea Sixtine. Tant de morts, tant de meurtres. Elle se surprit à penser qu’au moins Seth était innocent de ces crimes-là.
Ils restèrent immobiles quelques minutes, à scruter la ville en bas. Sixtine se recroquevilla, posa son menton sur ses genoux, serra ses mollets contre elle. Un vent léger fit hérisser la peau de ses bras.
— Je pense que Seth avait déjà tout prévu avant de me rencontrer. Il ne lui manquait plus que la femme. J’étais orpheline, naïve et absolument aveuglée par le luxe dans lequel il vivait. Comme Félicie. Et je croyais tant aux contes de fées...
Elle regarda ses mains, passa son pouce sur la cicatrice qu’avait laissée la broche de Gigi. Lorsque Max parla, elle se rendit compte qu’il avait laissé un long silence avant de répondre.
— J’ai du mal à imaginer qu’il vous ait choisie seulement pour ça. Il a commis ce crime par amour, non par haine.
— Quelle est la différence, Max ?
Sixtine demeura parfaitement calme, mais ses yeux percèrent ceux de Max.
— Qu’il l’ait fait par cruauté, par vengeance, par peur de la solitude ou parce qu’il croyait véritablement que mourir avec lui était ce que je souhaitais ou méritais. Quelle importance ? Le résultat est le même. Tous les jours, des hommes et des femmes tombent amoureux. Mais à qui profite le crime passionnel ? Qui meurt et qui vit ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, balbutia-t-il.
— Non, je sais, dit-elle doucement.
Le visage de Thaddeus apparut un instant dans le ciel entre chien et loup, et la caresse froide de la tristesse passa sur son ventre.
— Qu’allez-vous faire Max, maintenant ?
Il regarda droit devant lui.
— Passer un peu de temps avec mes parents en Allemagne, rentrer chez moi à Londres, oublier les pyramides... et décider de ce que je veux faire de mon existence. Si possible quelque chose d’utile.
— Vous n’avez pas envisagé de la reprendre là où vous l’avez laissée ?
Max se tourna vers elle. Son sourire était triste et tendre à la fois.
— Non. Et vous ?
Elle lui rendit son sourire. Aucune réponse n’était nécessaire, ils se comprenaient. La pyramide avait changé le cours de leur existence à jamais. Il fallait réapprendre à vivre avec ceux qu’ils étaient devenus.
Leur futur était grand ouvert. Et si vide.
Tout était calme, à part quelque chien, quelque moto, quelque sirène, emportés par la brise. Sixtine mit les mains sous sa tête et s’allongea sur la petite plateforme de pierre. Max l’imita et ils fixèrent le ciel.
La nuit avait enveloppé le Caire, mais le brouillard s’était levé.
Au-dessus d’eux, la voie lactée toute entière.
Se passa-t-il une heure ou quelques minutes ? Aucun d’eux n’aurait pu le dire. Max bougea le premier.
— Je crois que nous devrions rentrer.
— Je vais rester encore un peu.
Il la regarda, puis se releva. La poussière collait à son tee-shirt. Il fit la grimace, regarda autour de lui.
— Je n’ai pas besoin d’être protégée, Max, dit doucement Sixtine.
Un sourire résigné passa sur le visage du jeune homme.
Ils se dirent au revoir. Un au revoir trop rapide, trop vide d’espoir, si mal assorti aux événements qui les avaient rassemblés.
Il n’y avait pas d’après dans cet au revoir.
Une demi-heure plus tard, Max n’était plus qu’une minuscule ombre qui traversait le sol gris-bleu du plateau de Gizeh.
Sixtine resta seule au sommet de la pyramide, jusqu’à ce que la nuit pâlisse. Petit à petit, le ciel se réchauffa d’orange, puis de rose. Le sable sombre fut dérangé par la poussière pâle sous les pattes d’un chameau.
L’aube colorait la ville.
Une larme naquit dans le vert de ses yeux, puis coula sur sa peau pâle brouillée par la fatigue. Cela non plus, Max ne l’avait pas expliqué.
Pourquoi ses yeux avaient changé de couleur dans la pyramide.
Mais elle savait une chose.
C’était son histoire, et il fallait à présent qu’elle l’accepte, et qu’elle la chérisse. Le futur était terrifiant, son cœur était brisé, et la trahison de Seth tatouée sur son ventre.
Mais elle devait le faire sien malgré tout.
Et, cette fois, elle se devait d’être sincère.
Elle était Sixtine, ici et maintenant. Les jurés de la pesée du cœur l’avaient renvoyée chez les vivants. Elle ignorait quel destin l’attendait, elle ne savait que faire de ces visions et des spectres dans sa tête, mais elle vivait.
Alors elle fit une promesse au soleil qui se levait sur le Caire.
Plus jamais son cœur ne trahirait.