Chapitre 94
Le Secret Est Dans Ton Nom (I)

Ta mère gardait des secrets. Je l’ai compris dès que tu es revenue de la pyramide. Le secret est dans ton nom, Sixtine…
Les mots de Gigi revenaient sans cesse dans le crâne de Sixtine, comme un refrain entraîné par le chagrin. Pour se consoler, elle repensait à la petite fille des dunes. Assise à même le sol sous l’ampoule nue du grenier, adossée contre une malle béante, elle se frotta les yeux. Sa mère n’avait rien, mais elle gardait tout, et à sa mort, on avait fourré ce qui restait d’elle dans une malle miteuse. Elle débordait d’articles mal découpés, de cartes postales anonymes, d’enveloppes aux timbres exotiques et de carnets vides. Sixtine avait épluché tous ces papiers avec la voracité du désespoir. Le cahier qu’elle avait entre les mains était couvert de listes de courses. Elle le jeta sur une pile désordonnée près de la malle, puis saisit un album photo. Elle l’avait déjà regardé mille fois mais cette fois-ci, peut-être, le secret se révèlerait à elle.
Elle essayait de le percer depuis le jour où on avait retrouvé le corps de sa mère sur la plage, au bas des falaises.
Le secret est dans ton nom, Sixtine...
Soudain, elle s’arrêta sur une photo. Elle devait avoir dix ans, et sa mère une trentaine d’années. Elles posaient toutes les deux adossées devant un vieux manège de foire ; la petite Jessica avait passé son bras autour de la tête d’un cheval en bois peint et de l’autre main, elle mangeait une glace. Sixtine plissa les yeux pour étudier le visage de sa mère. Elle semblait heureuse. Pourtant la photo devait avoir été prise seulement quelques mois avant sa mort.
Sixtine porta son attention sur Jessica. Il lui fallait faire un effort pour se rappeler que c’était elle-même. Elle était Jessica, mais sa mère, surtout avant sa mort, l’appelait souvent Sixtine ; Jessica s’était habituée à ce surnom. Sa mère n’avait jamais caché le fait qu’elle préférait ce prénom. Pendant sa grossesse, elle avait vu à la télévision un reportage sur la chapelle, et avait été émerveillée. Finalement, le bébé avait été baptisé Jessica, sur l’insistance de son père. Ses parents s’étaient séparés quelques semaines après la naissance, et Jessica ne l’avait jamais connu.
La vision de Sixtine se brouilla à force de scruter son propre visage sur le cliché aux couleurs passées. Elle se reconnaissait, bien sûr. Comme tout ce qui était autour, ce manège en bois sur la place du village, le goût de sa glace au caramel. Elle se souvenait de ce pull jaune imprimé d’un dauphin, que lui avait offert Gigi ; la marque du vêtement faisait rage à l’école mais elle était trop chère pour le budget modeste de sa mère, et Jessica avait été si fière de le recevoir pour son anniversaire. Oui, elle se souvenait de tout, et pourtant, pourquoi Sixtine avait-elle cette impression qu’elle regardait quelqu’un d’autre ?
Ils l’avaient avertie, à l’hôpital. On ne revenait pas d’une expérience comme la sienne — un encéphalogramme plat durant plusieurs jours, la proximité d’un corps en décomposition et, bien sûr, un traumatisme émotionnel majeur — sans des séquelles psychologiques et neurologiques importantes. On avait diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique, ce qui expliquait ces visions cauchemardesques dès qu’elle se trouvait dans l’obscurité. Cela expliquait aussi, selon la psychiatre de l’hôpital américain du Caire, ce sentiment de dissociation par rapport à sa vie d’avant, renforcé par son amnésie. Croire que son calvaire avait été vécu par quelqu’un d’autre lui permettait de prendre la distance nécessaire pour pouvoir continuer à vivre.
Son inconscient s’était souvenu de Sixtine, ce surnom utilisé par sa mère, et se l’était approprié. Le fait que le séjour dans la pyramide ait naturellement amaigri son corps au point de changer les traits de son visage, que le choc ait fait tourner ses cheveux au gris : tout cela renforçait l’illusion qu’elle était devenue quelqu’un d’autre. La psychiatre lui avait dit que son instinct de survie était fort, qu’elle avait de la chance.
Vous êtes revenue de loin, avait-elle dit.
Cela n’expliquait pas pourquoi elle avait les yeux verts alors que l’enfant sur la photo avait les yeux bleus. Cela n’expliquait pas pourquoi elle avait vu un voile gris autour de l’homme de l’aéroport, autour de Yohannes De Bok et autour de Gigi — à chaque fois juste avant leur mort.
Ni pourquoi elle semblait déjà connaître toutes ces choses qu’elle n’avait pourtant jamais vues.
Son regard traîna de l’autre côté de la malle, jusqu’à la pile des choses à garder. À l’intérieur d’une enveloppe en kraft ramollie par le temps se trouvaient des fragments de papier. Les seuls à avoir piqué sa curiosité.
— Sixtine ?
Son nom la fit sursauter. Thaddeus émergeait de l’escalier étroit qui menait au grenier.
À sa vue, le ventre de Sixtine se contracta. Ils s’étaient retrouvés seulement la veille. Elle avait épuisé tant d’énergie et tant de mois à enfouir ce désir interdit, qu’elle ne s’était pas encore habituée à l’idée qu’elle était libre de l’aimer. Et la vision dans les dunes la rendait encore plus fragile.
Il avait passé la journée à aider Han. Sans doute par pudeur face à la mort, et pour ne pas l’obliger à se sentir vulnérable devant lui.
— Je peux monter ? demanda-t-il.
— Oui. Attention à la dernière marche, elle est cassée.
Mais Thaddeus bougeait avec une grâce toute particulière, presque féline, si bien qu’en quelques mouvements silencieux, il fut accroupi près d’elle. Tendrement, il posa son front contre le sien.
— Bonsoir.
— Bonsoir.
Il caressa la ligne de sa mâchoire, et ce frôlement effaça la douleur du corps de Sixtine. Elle aimait ses mains : fines, mais rêches et rayées de cicatrices. Tellement en contraste avec son élégance lisse et calculée. Des mains d’artiste.
Sixtine tourna la tête vers la malle.
— Je ne sais pas de quel secret Gigi a voulu… commença-t-elle.
Mais Thaddeus ramena délicatement le menton de Sixtine vers lui. Il posa ses lèvres sur les siennes. Un courant brûlant traversa la colonne vertébrale de la jeune femme, son esprit et chacun de ses gestes ; il explosa ses pensées amères et illumina les heures à venir. Un rayon de crépuscule fit scintiller les particules de poussière qui dansaient autour d’eux. Soudain il n’y eut plus de contradiction entre la profonde béatitude qui irradiait le corps de Sixtine et le chagrin tiraillant toujours son âme. Le baiser de Thaddeus, avec son goût d’espoir, avait rétabli l’ordre des choses.
— Reste avec moi, murmura Sixtine.
— Où ?
— Ici.
— Un retour en arrière, ou une fuite ?
— Un nouveau départ.
Thaddeus sourit timidement. Sixtine avait appris à lire son visage. Ce n’était pas le bonheur qu’elle y lisait, ou même la curiosité, mais un mélange de tristesse et de résignation. Il voulut parler mais se ravisa, fuyant son regard. Puis il s’assit sur le sol, contre la rambarde de l’escalier.
— Cette maison est le seul trésor qui me reste.
— Et cette malle, apparemment.
Sixtine fut soulagée de voir que Thaddeus souriait à nouveau. Cette fois avec plus de chaleur. Et d’espérance, aussi.
— Non, soupira Sixtine. J’ai passé toute mon adolescence le nez dans cette malle, à espérer y trouver quelque chose qu’elle aurait pu me laisser avant de mourir. Il n’y a rien. Je ne pense pas qu’elle ait voulu me laisser des factures d’électricité et des brochures d’hôtel de 1992. Les trois quarts vont aller à la poubelle. Et je n’ai aucune idée de ce que Gigi a voulu dire quand elle a parlé des secrets de ma mère.
L’éclat différent dans les yeux gris de Thaddeus incita Sixtine à lui révéler les dernières paroles de la vieille femme.
— La clef du secret, dit Thaddeus, c’est comme une réponse à une question. Mais connais-tu la question ?
— Non, je n’en ai aucune idée. Ou plutôt...
Thaddeus haussa un sourcil.
— Les derniers jours avec Gigi, continua Sixtine, elle m’a demandé ce que je voulais faire de ma vie. Cela la contrariait, de penser que je pourrais avoir envie de me retirer du monde. Elle pensait que j’étais beaucoup trop jeune, que j’avais encore beaucoup de vie devant moi. C’est vrai que depuis la pyramide, j’ai passé mon temps à rassembler les pièces du passé...
Elle soupira et replaça les documents éparpillés dans la malle, ne laissant sur le sol que l’album photo et l’enveloppe en kraft.
— Voilà ce qu’il en reste. Un album photo qui se décolle et çà…
Lorsqu’elle voulut prendre l’enveloppe, elle se déchira. Son contenu se répandit sur le plancher : une cinquantaine de fragments de papier, des photocopies pliées, des feuilles griffonnées, des articles découpés. Thaddeus en saisit un et lut.
— Des poèmes ?
— Oui, dit Sixtine. Je n’ai pas trouvé de signature, il y a plusieurs écritures. L’une d’elles est celle de ma mère, je ne reconnais pas les autres. Je ne pense pas qu’elle les ait composés, je pense plutôt qu’elle les a recopiés. Je ne sais pas trop pourquoi je les garde. Peut-être parce qu’ils parlent justement de ce qui préoccupait Gigi, et que la coïncidence est... je ne sais pas... étrangement réconfortante.
— De quoi parlent-ils ?
— Des thèmes classiques de la poésie : vivre le moment présent, la mort donne le sens à la vie, et cætera. Pas très original.
— Mais vrai, renchérit Thaddeus, inspectant un des feuillets.
— Hmm, fit Sixtine, prenant la feuille des mains de Thaddeus et la fourrant dans l’enveloppe déchirée. La mort de Gigi m’a ouvert les yeux. J’ai passé ces derniers mois à vivre comme un fantôme. À régler les comptes du passé. J’ai payé cher pour connaître la vérité. Maintenant, je sais qui je suis.
Elle coinça l’enveloppe entre les pages de l’album et se leva.
— Et aujourd’hui, je m’en rends compte enfin…
Le couvercle de la malle se referma dans un fracas de poussière.
— … J’ai envie de vivre.
Elle s’assit sur la malle et planta son regard dans celui de Thaddeus. Elle voulait lui dire tant de choses, partager avec lui ce futur possible entrevu dans les dunes, mais aucun mot ne voulait sortir.
— Je dois rentrer à New York, dit-il. Des choses à régler.
— À propos de De Bok ? dit-elle dans un murmure, la gorge serrée.
Il resta parfaitement immobile, avec cette intensité particulière qui l’avait toujours fascinée. Pouvait-il lire dans ses yeux les images qui défilaient dans sa conscience ? Le moment où il avait abattu De Bok, de sang-froid, pour lui sauver la vie ? Ou celui où il s’échappait, poursuivi par des hommes armés, ne devant son salut qu’à la grande statue d’albâtre auréolée de bleu ?
— Tu as peur qu’ils me retrouvent, n’est-ce pas ?
Sixtine ne voulut pas mentir, alors elle baissa la tête. Il se leva, lui prit la main, et l’attira contre lui. Dès que son corps fut contre le sien, tout changea. Au milieu du grenier sombre, leurs corps fusionnaient comme s’ils avaient été modelés à partir d’une même substance rare. Sixtine sentit chaque parcelle de son être se détendre, grandir, s’épanouir : elle était là où elle devait être.
— Tu veux un nouveau départ, Sixtine ? murmura-t-il, ses lèvres frôlant les siennes. Tu n’as pas besoin de partir. Tu as juste besoin de ne plus avoir peur. Alors ta vie commencera, et je te promets qu’elle sera belle.
Les yeux gris de Thaddeus s’animèrent de tendresse, et Sixtine esquissa un sourire.
— Mais j’ai envie de t’emmener quelque part, continua-t-il. Parce que le secret dans ton nom, Sixtine... je sais exactement où aller le chercher.