Chapitre 95

La Chapelle

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Sixtine enfila une robe du soir à laquelle elle épingla la broche en brillants de Gigi. Elle chaussa des escarpins neufs couleur de l’or rose, et constata qu’elle savait encore marcher avec des hauts talons : Jessica était toujours bien vivante.

Elle allait enfin la découvrir et, avec elle, le secret de son nom :

La Chapelle Sixtine.

Dans les couloirs en marbre du Vatican, Sixtine constata que le nom de Thaddeus di Blumagia ouvrait tout autant les portes de Rome que celles de Mexico. Même à onze heures du soir, lorsque les derniers touristes des visites nocturnes étaient escortés vers la sortie et que le silence s’installait enfin autour de la basilique Saint-Pierre, les portes s’ouvraient encore pour eux, en habit de soirée.

Thaddeus parla en italien à plusieurs gardes de la sécurité, qui le laissèrent passer sans vérifier leur identité. Jamais il ne perdit son chemin dans le dédale des couloirs ornés. Ils croisèrent un cardinal dans son habit noir et rouge, concentré sur son téléphone portable; Thaddeus le salua en allemand et le cardinal sursauta, bafouillant un bonjour. Ils passèrent des religieuses, des hommes en costume de ville, des techniciens en jean qui démontaient des tapisseries. Plusieurs d’entre eux échangèrent avec Thaddeus. Sixtine n’avait jamais appris l’italien, et pourtant il lui sembla qu’elle comprenait le message.

Le gardien des clefs les attendait.

Alors qu’ils montaient quelques marches, elle prit le bras de Thaddeus et lui souffla d’un ton espiègle :

— Je ne te demande pas comment il se fait que tu sois comme chez toi dans l’endroit le plus secret au monde. Tu vois à quel point je maîtrise ma curiosité. Combien d’employés ici?

— Cinq mille. Mais les places se transmettent de génération en génération. Reviens dans dix ans et tu reverras les mêmes personnes. Et je ne veux pas te décevoir, mais cette partie-là est ouverte aux quatre vents. Si je voulais vraiment accéder aux secrets du Vatican, comme la forteresse où se trouvent les coffres, ou bien la prison, j’aurais quand même quelque difficulté.

— Quelque difficulté? demanda Sixtine, haussant un sourcil.

Un cliquetis résonna dans les escaliers et Thaddeus s’arrêta.

— Mon ami Alessio est très sensible à la grappa vieillie en fûts de chêne.

— Qui est Alessio?

Sixtine eut bientôt sa réponse. Un petit homme au nez aplati et à la coupe militaire s’approchait d’eux à grands pas. Il tenait un trousseau composé d’innombrables clefs. Thaddeus alla à sa rencontre et ils s’embrassèrent chaleureusement, parlant fort et en même temps. Alessio tourna alors son attention vers Sixtine dans sa robe bleu nuit, en haut des marches. Les yeux brillants, il lui adressa quelques mots en italien sur un ton qui ressemblait à du recueillement, si bien que la peau pâle de Sixtine se couvrit de rose.

— Il est ravi de te rencontrer et te trouve plus ravissante encore que ce qu’il imaginait, traduit Thaddeus.

— Je suis flattée qu’il m’ait imaginée, répondit Sixtine, jetant un coup d’œil à Thaddeus.

Ils marchèrent tous les trois sous les hauts plafonds dorés. Sixtine avait laissé les deux hommes à leur conversation et ne se lassait pas d’admirer les trésors ornant chaque centimètre du bâtiment. Ils pénétrèrent dans une antichambre, la Sala Regia, et elle s’extasia encore : la richesse des ornements en stuc, la marqueterie de marbre, les fresques aux couleurs vives, tout contribuait à une explosion d’opulence.

Ils se dirigèrent vers une porte gigantesque étrangement rapetissée par le riche décor autour. Alessio présenta l’une des trois cents clefs devant la serrure, fit deux tours, puis se tourna pour faire face à Thaddeus et Sixtine. Il prit la main de la jeune femme et y déposa un baiser, l’observa avec une ferveur quasi religieuse, puis repartit, laissant dans son sillage une symphonie de cliquetis.

— Es-tu prête? demanda Thaddeus.

Lorsque Sixtine hocha la tête, il ouvrit la grande porte.

Son souffle se perdit dans sa poitrine. Ce qui s’offrait à elle était si merveilleux et si vaste qu’elle ne savait pas où regarder : tout autour d’elle, les murs, le sol et le plafond exprimaient le paroxysme sublime de la beauté, de l’art, de l’excellence humaine. L’espace vide à l’intérieur de la chapelle dans lequel elle évoluait semblait chargé d’une énergie magique et régénérante.

La chapelle Sixtine. Celle qui avait tant ému sa mère l’émouvait à son tour.

Thaddeus expliqua que c’était un privilège d’y pénétrer par cette porte; les touristes, eux, devaient entrer par une petite porte à l’autre bout, et ne voyaient pas les œuvres de Michel-Ange telles que le grand artiste les avait imaginées. Mais Sixtine n’écoutait pas. Elle était transportée par l’histoire que les fresques racontaient.

Elles lui parlaient dans une langue qu’elle comprenait.

Elle reconnaissait tout, chaque détail, chaque personnage, chaque symbole.

Depuis qu’elle était sortie de la pyramide, la révélation inattendue de cette connaissance dont elle ignorait la source la surprenait, et elle constatait à chaque fois cette anomalie avec une curiosité détachée. Mais jamais ces découvertes ne lui avaient procuré autant de joie. Ici, Sixtine se sentait chez elle, en communion avec le tout comme avec chaque détail.

Elle reconnut les ancêtres du Christ, au bas du plafond. Puis les prophètes, et, dans la partie la plus haute, les neuf histoires du Livre de la Genèse. La création d’Adam, ce moment où Dieu touche le doigt de l’homme, l’émut tant que ses yeux s’emplirent de larmes. Elle découvrit aussi Adam et Ève dans le jardin d’Éden, le Grand Déluge. Et au fond de la chapelle, couvrant l’intégralité du mur de l’autel, la plus grande fresque de Michel-Ange, riche de quatre cents personnages : le Jugement Dernier.

Sixtine ne remarqua pas que Thaddeus observait chacun de ses mouvements, chacune de ses réactions. L’attraction de la fresque était telle qu’elle guidait ses pas vers l’autel. L’œuvre était centrée autour du Christ, révélant les blessures de sa crucifixion, aux côtés de la Vierge Marie. Le Christ baissait les yeux vers un damné. Marie, elle, regardait les âmes des élus, vouées au paradis.

C’est le voyage des âmes qui fascina le plus Sixtine. Sept anges de l’Apocalypse réveillaient les morts au son de trompettes. Les âmes élues montaient au ciel, aidées par d’autres anges dans les airs ou sur des nuages. Les damnés, eux, étaient destinés à être envoyés en Enfer; les démons les tiraient alors vers la gueule béante de la fournaise, et beaucoup tentaient de s’échapper et de monter aux cieux. Un des anges leur montrait les livres où leurs péchés avaient été enregistrés alors que d’autres n’hésitaient pas à user de leur force divine pour les repousser. Aucun des anges n’avait d’ailes, et on aurait pu les confondre avec les hommes.

Thaddeus murmura :

— Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ceux-ci rassembleront hors de son royaume toutes les causes du péché et tous ceux qui commettent l’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise ardente.

— Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père, continua Sixtine, les yeux toujours rivés sur la fresque.

— Matthieu 13:40, le Jugement Dernier.

Ils restèrent immobiles pendant un long moment, puis Sixtine reprit :

— Ce que j’aime dans cette fresque, c’est à quel point tous ces personnages nous ressemblent. Regarde comme ils sont humains.

— Si tu cherches le sens de la vie, il est là, dit Thaddeus. Michel-Ange nous a même laissé des clefs pour nous souvenir que l’église catholique n’a pas le monopole sur l’histoire de la vie après la mort. Regarde. Tu vois, là, dans le coin, cette scène avec David et Goliath? Ils ont la forme de la lettre gimel, qui symbolise la force dans la tradition mystique de la Kabbale, ce que certains des mentors de Michel-Ange étudiaient. Et là, tu vois la scène montrant Judith avec sa servante, portant la tête d’Holopherne qu’elle vient de décapiter? Leur silhouette forme la lettre hébraïque qui représente la bonté. Il y a des douzaines de signes cachés dans les fresques. Mais ce n’est pas tout. Regarde la scène de la création d’Adam, avec Dieu et ses anges sur la droite. Ils sont entourés par une sorte de cape violette, n’est-ce pas étrange? La forme ne te rappelle pas quelque chose?

Sixtine plissa les yeux, et soudain elle sourit.

— Non, ce n’est pas possible... vraiment? Un cerveau?

— Oui, un cerveau, dit Thaddeus, souriant. Ça peut sembler très étrange, sauf quand tu sais que Michel-Ange, comme Léonard de Vinci, passait ses nuits à disséquer des corps volés pour étudier l’anatomie. C’était bien sûr totalement interdit. Mais cette fascination pour la science, c’est ça, aussi, qui a défini la Renaissance. Michel-Ange adhérait à une philosophie religieuse intégrale, et la chapelle Sixtine est une mine d’or de messages cachés de fraternité, de tolérance et de libre pensée.

Son regard se perdit encore dans la voûte de la chapelle.

— Ce que tu vois autour de toi, c’est un vaste code mystique qui nous parle de l’amour universel.

— Je pourrais passer des heures ici, soupira Sixtine. Et le secret dont Gigi parlait, il est ici, je le sais.

Elle fit une pause, puis reprit, la voix plus grave, presque cassée.

— Maman m’a toujours parlé de la chapelle. Mais elle ne l’a jamais vue en vrai. Elle aurait été si émue.

Au moment où sa gorge se serra, elle sentit la main de Thaddeus se glisser dans la sienne. Il la regarda d’un air déterminé, ses yeux gris soudain scintillants de fièvre. Il passa une main dans son cou et attira son visage vers lui. Leurs lèvres se frôlèrent.

Le cœur de Sixtine entendit les mots avant qu’il ne les prononce.

— Je t’aime.

Elle n’eut pas le temps de répondre. Serrant toujours les doigts de Sixtine, il s’agenouilla sur le sol en marbre.

— Je t’aime depuis le premier jour, murmura Thaddeus. Je t’aime depuis avant le premier jour. Et je t’aimerai après le dernier. Je ne sais pas ce que nous réserve le chemin qui nous attend, mais j’ai une certitude : quel qu’il soit, je veux le faire avec toi.

Un écrin bleu nuit se matérialisa devant elle et révéla un bijou extraordinaire : une bague en or ornée d’un saphir bleu représentant un scarabée.

— Le veux-tu aussi?

— Oui.

Si devant le prêtre qui la mariait à Seth, ses certitudes avaient vacillé, cette fois, elle n’avait pas hésité. Elle pouvait jurer devant Dieu et la Vierge Marie, devant les anges et les démons qu’elle aimait Thaddeus d’un amour gravé dans les falaises. Son cœur avait fait cette promesse au sommet de la plus grande pyramide d’Égypte : il ne trahirait plus jamais. Bientôt la bague-scarabée fut au doigt de Sixtine et les deux amants s’embrassaient sous la voûte ornée. Ils n’avaient nul besoin d’un prêtre; les anges de la chapelle Sixtine officiaient.

Soudain, Thaddeus se raidit. L’instant d’après, un claquement sec résonna au loin et la chapelle devint une nuance plus sombre.

— Il faut partir. Maintenant, dit Thaddeus, lui prenant le bras.

Le ton de sa voix ne la rassura pas. Il l’entraîna vers la porte du fond, sous le Jugement Dernier. Puis elle entendit un autre «clang». Elle demanda à Thaddeus ce qui se passait. Il ne répondit pas. La porte de la chapelle se referma derrière eux. Ils faisaient face à un couloir vide. Un couloir de plus d’un kilomètre de long.

— Alessio m’a dit que la porte serait ouverte à l’autre bout, dit Thaddeus les mâchoires serrées, en hâtant le pas.

— Dis-moi ce qui se passe, dit Sixtine, que les hauts talons empêchaient d’accélérer.

— Tu as raison, je connais tout le monde ici. Mais ça ne veut pas dire que tout le monde m’apprécie.

Clang. Une des lumières derrière eux s’éteignit. Clang. Clang. Deux autres suivirent. Clang. Clang. Clang. Sixtine devina alors ce qui allait arriver : les lumières s’éteignaient les unes après les autres, et le noir dévorait le couloir, mètre par mètre. La terreur de l’obscurité se réveilla en elle et balaya tout. Thaddeus le comprit aussitôt.

— Cours! cria-t-il.

Sixtine ôta ses escarpins en hâte et ils se mirent tous les deux à courir. Clang. Clang. Clang. Devant eux, les dorures du Vatican devenaient plus ternes à mesure que la lumière faiblissait. Derrière eux, les ténèbres gagnaient du terrain. Et à mesure qu’elles s’approchaient, Sixtine percevait d’autres bruits. D’abord un frottement constant, semblable à la mer qu’elle entendait depuis sa chambre d’enfant, dans la maison sur la falaise.

— Tu entends? demanda Sixtine, à bout de souffle.

— Quoi?

Son sang se glaça. Le bruit était dans sa tête, et cela ne pouvait signifier qu’une chose : Néfertiti et le singe étaient tout près. Le couloir était déjà à moitié obscur, et la porte du bout n’était toujours pas visible. Clang. Clang. Clang. Le frottement se fit soudain plus violent, comme l’eau se jetant contre des roches, et sa bouche se remplit d’un goût de pierre. Clang. Clang.

Mais Sixtine ne regardait plus le couloir, à présent couleur d’ombre. Elle regardait la rivière verte qui arrivait vers elle en une vague gigantesque. Clang. Clang. Silence. Il n’y avait plus de lumière à étouffer. Nulle part. Sixtine voulut crier, mais elle était muette et ses membres impuissants, hors de portée de Thaddeus qu’elle essayait d’agripper. Alors que la grande crête d’écume emplissait le ciel, son visage se couvrit de sueur et son corps fut secoué de tremblements. Elle sentit Thaddeus qui tentait de la protéger, mais la conscience de Sixtine était tout entière happée par la présence au bout du couloir.

La gigantesque silhouette de Néfertiti se tenait là, modelée par des courants nocturnes. Dans ses yeux vides grouillait le néant de la tombe, et quand elle parla, son haleine avait le goût du corps décomposé de Seth.

— Ne m’oublie pas, Sixtine! ordonna Néfertiti. Ne m’oublie pas! Ta destinée doit être accomplie! Ignore ta vocation et tu demeureras une ombre! Ignore ta vocation et tu vivras pour toujours avec les ombres! Accomplis ta destinée et tu recevras les clefs de ton royaume. Ce que tu désires le plus au monde sera à toi, ici, maintenant et pour l’éternité! Fais confiance à l’œil que je t’ai donné

Alors l’œil Oudjat, l’œil du dieu faucon Horus, investit toute l’obscurité, jusqu’à celle tapie au fond de la gorge de Sixtine, à la naissance de ses cris. Et à travers les brumes de sa terreur, les yeux exorbités par la fièvre, Sixtine vit qu’à l’autre bout du monde, il y avait aussi un couloir interminable. Une autre femme courait à perdre haleine, cherchant une issue invisible; ses pas dérangeaient les traces de sang frais sur le sol. 

Elle s’appelait Florence Mornay.

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