Chapitre 96
Le Ventre Du Rocher

Loin du Vatican, loin du Caire, loin de Falmouth Manor et loin de ce tout ce qu’elle connaissait, Florence Mornay courait aussi vite que ses poumons douloureux le lui permettaient. Elle essayait de maîtriser son cœur qui s’emballait comme un cheval fou.
Il devait y avoir une explication. Il devait y avoir une issue.
Son dernier souvenir remontait au crépuscule dans la maison coloniale du Caire, où elle était restée avec son père. Elle se souvenait avoir brûlé les carnets de Vivant et envoyé une longue lettre à Jessica Pryce, que Max appelait Sixtine. Elle se souvenait de la vague satisfaction d’avoir élucidé l’incompréhensible. Mais l’abandon de Max, mêlé au regret de l’avoir trahi au moment même où elle comprenait qu’elle l’aimait, avait peint tout son passé récent de la couleur de l’amertume. Puis des bras l’avaient étranglée et elle avait distingué la voix lointaine de son père.
Elle s’était réveillée dans une chambre plutôt luxueuse, mais de mauvais goût. Sans fenêtre, juste une ouverture minuscule pour l’aération ; elle était montée sur une commode antique pour l’ouvrir. Elle devait avoir quitté la ville, car dehors, dans la nuit, tout était sombre. Seule une lueur verdâtre et lointaine éclairait des formes étranges. Son instinct lui disait qu’il fallait qu’elle s’échappe ; elle trouverait bien un moyen de regagner Le Caire, si seulement elle pouvait sortir de cet hôtel sordide. Alors elle courait, vers une issue invisible.
Soudain, sur sa droite, une porte. Après un instant d’hésitation, elle l’ouvrit. Des appliques dorées s’allumèrent et révélèrent un escalier étroit descendant en colimaçon. Une vingtaine de marches plus tard, Florence soupira de soulagement : la porte de secours était ouverte, et elle put enfin respirer l’air libre.
Sauf qu’elle ne reconnaissait rien. Le ciel était noir, mais ce n’était pas la nuit. Des choses étaient suspendues dans l’obscurité, des formes étranges et orange, des ombres gigantesques comme en suspension.
Avant qu’elle puisse comprendre où elle se trouvait, elle entendit une voix sur sa gauche, d’où émanait de la lumière. Elle longea le mur, autant pour rester dissimulée que pour trouver son chemin dans l’obscurité. À l’angle du mur, elle osa avancer son visage juste assez pour regarder d’où venait la voix.
Elle vit d’abord un homme dans une robe noire. Il ressemblait à un prêtre. Ses deux mains étaient jointes et levées au-dessus de sa tête et il semblait prier à haute voix. Y avait-il d’autres personnes autour de lui ? Florence se concentra sur ses traits. Elle l’avait déjà vu quelque part, elle en était certaine. Elle n’en tira pas de soulagement, car il y avait quelque chose de terrible dans l’expression de cet homme, quelque chose de terrifiant. Elle tentait désespérément de se souvenir des circonstances de leur rencontre, lorsque son regard remarqua une ombre juste en face de lui, au niveau de sa taille. Elle eut à peine le temps de mettre sa main devant sa bouche que déjà le prêtre se mit en mouvement. Ses bras s’abattirent d’un coup. De toutes ses forces, il enfonçait un couteau dans la poitrine d’un homme nu allongé sur un autel.
Une minute plus tard, Florence colla son dos couvert de sueur sur le mur du couloir. Elle avait fui aussi vite et aussi loin qu’elle avait pu, son corps prenant les décisions pour elle, son esprit paralysé par le choc. Elle déglutit, écouta toutes les nuances du silence. Elle n’entendit que son pouls qui tambourinait dans ses tempes. Les images l’assaillaient comme des coups de couteau : elle revit soudain comment le prêtre avait mis les mains dans la poitrine de l’homme.
Elle se pencha pour vérifier le reste du couloir. Il aboutissait à un lobby rond sur lequel donnaient cinq portes. Devait-elle choisir, comme dans les contes de fées ? Était-ce un défi ? Ce labyrinthe minimaliste faisait-il partie d’une grande énigme cruelle, dont elle était le pion ?
Peut-être était-elle devenue folle. Car l’homme nu n’avait pas réagi. Pourtant, elle aurait pu jurer que lorsque le prêtre avait porté son cœur dégoulinant de sang dans ses mains, il battait toujours. Peut-être était-elle morte. Si c’était ça, l’enfer, avec un crime derrière chaque porte, c’était une putain de blague, que de l’avoir fait ressembler à un reportage d’un magazine de déco de luxe.
Elle laissa quelques empreintes rouges sur les murs en béton du couloir et s’avança vers les cinq portes. Elle sursauta. Derrière elle, dans le couloir qu’elle venait de laisser, quelqu’un approchait. Deux voix, l’une masculine, et l’autre féminine. Elle se précipita sur les portes, l’une après l’autre, mais elles étaient fermées à clef. Les voix se rapprochaient toujours. Elle parvint à ouvrir la cinquième porte, la referma derrière elle aussi silencieusement qu’elle le put et tourna la clef. Elle cala sa tête contre le mur, tenta de calmer sa respiration ; le goût salé de la sueur piquait ses lèvres sèches. Elle se trouvait dans une autre chambre d’hôtel, toujours sans fenêtre.
Soudain un courant glacé explosa dans ses veines. Elle connaissait cette voix qui s’approchait. Le souvenir remontait à plus de vingt ans et son sillon avait creusé des blessures qui ne se refermeraient jamais.
La voix de sa mère.