Chapitre 97
Fractales

La mine du crayon de papier était si pointue qu’elle se cassa immédiatement au contact de la feuille. Aziza Rust jura, tourna une page de son calepin jaunâtre et sortit un autre crayon, tout aussi bien taillé.
— Je t’écoute, dit-elle à Franklin.
Il toucha sa boucle d’oreille en or, tapota son verre de whisky du bout des doigts et inspira profondément. Il était interdit de fumer dans ce bar d’une impasse du Meat Packing District à New York ; pourtant l’air était épais et âcre. Les hommes accoudés au bar mataient leur table depuis un petit moment. Chaque nouvelle bière les rendait moins discrets. Un black et une beur sublime, ça devait les déranger. Franklin espérait qu’ils se mettent à les asticoter. Juste pour voir leur tête quand ils se rendraient compte qu’ils étaient des super-flics en civil. Certes, il avait rendu son badge au FBI quelques années auparavant. Mais ça, ils n’avaient pas besoin de le savoir.
— Okay, okay, allons-y, dit Franklin. Seth Pryce sait qu’il est atteint d’une maladie incurable et qu’il ne lui reste que quelques mois à vivre. Comme il adhère à la croyance égyptienne d’une vie après la mort, il souhaite emporter ses richesses dans la tombe — soit une partie de sa fortune ainsi que sa fiancée, qu’il a choisie orpheline car elle ne manquera à personne. Par le biais de De Bok, il troque tout son or pour le vrai masque de Toutankhamon. Il se marie et profite de sa lune de miel pour effacer leurs traces au Mexique, organiser sa propre mort, droguer sa nouvelle épouse. Et tout ce petit monde se retrouve dans la pyramide de Khéops, avec mise en scène, fleurs de lotus, etc. Le cas Seth Pryce est donc un suicide, mais comme il a embarqué avec lui Jessica, c’est une tentative de meurtre avec préméditation. Ensuite, De Bok ferme la chambre en actionnant le mécanisme… comment il l’a appelé, le jeune architecte déjà ?
— Effondrement progressif, dit Aziza, qui griffonnait sur son calepin.
— C’est ça. Soit au final, un bloc de plusieurs tonnes qui scelle la chambre pour toujours. Et comme on l’a vu sur la plaque en granit, Seth et Jessica ne sont que les derniers sur la liste d’une pratique remontant aux excentricités de Vivant Mornay, gentilhomme anglais, qui a créé une société secrète organisant des suicides-meurtres depuis pas loin de deux cents ans.
Franklin plissa les yeux sur ce qu’Aziza dessinait. Cela ressemblait à un flocon de neige. Sur une des branches, elle inscrivait les noms que citait Franklin : Seth P, Jessica P, Toutankhamon, Vivant M.
— Jusque-là, tous les éléments s’emboîtent plutôt bien. Mais il y a une grosse incohérence, pile au milieu du scénario. Le rapport d’autopsie, dit-il en se redressant.
— Les hématomes sur le corps de Pryce, ajouta Aziza, qui se remit à noter.
— Le soin avec lequel cette affaire a été organisée force l’admiration, aucun détail n’a été épargné, tu es bien d’accord avec moi. Et si on choisit sa mort, autant qu’elle soit sans douleur, non ? Mais vu l’état du corps, Pryce a dû dérouiller. Ça n’a pas de sens.
— C’était un perfectionniste, dit Aziza. Les interviews de tous ses proches le confirment.
— Pryce est coupable de tentative de meurtre sur sa femme, pas forcément dans l’exécution vu qu’il était mort, mais dans l’intention. Ça, c’est vu. En revanche, pour organiser son propre suicide, il a besoin de l’assistance d’un complice, et l’euthanasie est atroce, que ce soit par accident ou pas.
Aziza griffonnait toujours sur son calepin. Le flocon de neige devenait de plus en plus détaillé.
— Seth Pryce est membre d’une société secrète, dit-elle presque pour elle-même. Qui dit société secrète dit forcément ressources, membres. Hiérarchie. Et bien sûr, tout en haut, un individu gardien de l’idéologie ou de la mission qui l’anime.
— Un Grand Maître, ou quelque chose dans le genre, ajouta Franklin.
— C’est ça, dit Aziza, pensive, griffonnant « société secrète » sur un des cristaux du flocon de neige. Je connais quelqu’un qui est expert de ce genre d’organisations.
Elle s’arrêta, comme si une pensée venait de l’assaillir. Mais elle ne la partagea pas.
— Continue, Hunter.
Franklin tordit le cou pour essayer de lire sur le calepin de la jeune femme.
— Tu prépares tes décorations de Noël ?
— Non, répondit-elle, sans lever les yeux de son dessin. C’est une fractale. Le motif est le même, quelle que soit l’échelle.
Aziza n’avança pas d’autre explication. Franklin soupçonna que c’était sa méthode personnelle pour élucider les meurtres en série, et qu’elle était forcément intellectuelle, mathématique et infaillible. Lui, il fonctionnait à l’instinct.
— Reprenons. Pour organiser ce suicide-meurtre, Pryce avait donc besoin d’un complice. C’est De Bok. Et De Bok, on sait à présent que c’est le plus grand faussaire parmi les faussaires, Oxan Aslanian. Il est forcément lié à la hiérarchie de la société secrète, et peut-être même bien, au sommet.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda Aziza, sans lever les yeux de ses notes, comme si elle n’avait besoin que de la confirmation de sa propre analyse.
— Les ressources dont il semble disposer… Et le nom du mec est partout. Et il semble pouvoir être à plusieurs endroits en même temps. On retrouve ses traces dans l’affaire Nefertiti, la pyramide, le commissariat, le Scultore, le Mexique, que sais-je…
— Le meurtre d’El-Shamy… ajouta Aziza, laissant sa phrase en suspens.
— El-Shamy ? demanda Franklin.
— Oui, El-Shamy, j’en suis convaincu. Andrew Sheets a dit à qui voulait l’entendre qu’il avait rencontré Oxan Aslanian à Paris, que le type l’avait drogué et lui a mis le meurtre sur le dos. C’est plausible. Qui croit à la culpabilité de Sheets ?
— N’oublions pas que Sheets avait un lourd dossier, ajouta Franklin. Viol sur mineures, entre autres.
Franklin joua avec le coin d’une des serviettes de table près de la corbeille de nachos et enfin acquiesça :
— Tu as raison. Aucune raison de tuer El-Shamy. Sheets était le pigeon idéal.
— Concentrons-nous sur De Bok, intima Aziza. Et l’euthanasie sauvage de Seth Pryce.
— Question, Agent Rust, toi qui as été première de la classe. Si un homme souhaite être euthanasié, mais que celui qu’il choisit pour le faire le charcute à mort. Euthanasie ou meurtre ?
— Euthanasie vient du grec ancien qui signifie « mort douce ». Donc ici, le terme est problématique. D’un point de vue strictement pénal, cela dépend des lois du territoire où la mort a lieu, bien entendu. Dans la plupart des pays, la pratique n’est pas reconnue, donc le suicide assisté est traité comme un assassinat. Mais même dans les pays les plus libéraux sur la question, la souffrance visiblement infligée, étant donné qu’elle n’était pas nécessaire, renforce encore l’idée de l’homicide volontaire, alors même que la victime l’a souhaité.
Franklin sourit d’admiration devant Aziza.
— Tu ne me déçois jamais. Il y a donc deux coupables pour cet homicide. La victime elle-même — Seth Pryce — et peut-être Oxan Aslanian. Lui aussi hors d’état de nuire.
Franklin se cala sur le dossier de sa chaise, étira ses jambes. Sur l’écran de télévision au-dessus du bar, un match tirait à sa fin. Un groupe de jeunes en costard-cravate, qui sentaient Wall Street à plein nez, venaient de s’installer. Les trois hommes du bar avaient trouvé quelqu’un d’autre à haïr.
— J’ai toujours un problème avec Oxan Aslanian, dit Aziza, solennellement. Et avec Néfertiti.
— Néfertiti, dit Franklin, en secouant la tête. Comme si l’affaire n’était pas assez compliquée.
— C’est un faussaire de génie, un maître, pas de doute là-dessus. Il est responsable de la plus grande fraude du siècle avec cette affaire. Et pourtant... il met un corps contemporain dans le sarcophage. Tu as entendu la conservatrice, c’est une gigantesque erreur qui fait s’effondrer tout l’édifice.
— Pour le commun des mortels, les momies égyptiennes ne courent pas les rues, mais pour Oxan Aslanian... Il avait les ressources suffisantes pour trouver un corps qui aurait pu tromper tout le monde. C’est comme s’il avait voulu être pris.
— Et d’une certaine façon, il a été pris, ajouta Aziza. Mais il y a quelque chose qui n’est pas logique. Il était désespéré, en fuite, préparant ses faux papiers à la hâte. Cela ne colle pas avec l’idée du maître faussaire. Du maître assassin.
— Belle formule, je la ressortirai, dit Franklin. Au fait, des pistes sur celui qui l’a tué ?
— Oui, il est en taule, répondit Aziza. Un malfrat local. La police mexicaine dit qu’ils savaient depuis le début que la boutique de souvenir appartenait à un gang, le type aurait tiré parce que De Bok s’enfuyait sans avoir payé.
Elle gribouilla quelques traits noirs en marge de son cahier.
— S’il était si doué, reprit-elle, pourquoi ne pas avoir fait les faux papiers lui-même ? J’ai l’impression qu’il y a quelqu’un d’autre qui tirait les ficelles d’Oxan Aslanian.
Franklin piqua du doigt les dernières miettes du panier de nachos sur la table poisseuse.
— Mais il y a une chose que nous ne devons pas oublier, dit-il. Pendant que nous sirotons notre bière, quelque part, il y a une société secrète qui enterre des femmes vivantes. Notre devoir est de trouver les autres. Les victimes et les tueurs. Ce qui m’amène...
— ... à la fille dans la momie.
— Elizabeth von Wär. Fille d’Helmut von Wär. Le lien ne peut pas être une coïncidence.
— Non. Mais elle est différente des autres victimes.
— Comment ça ?
— Les jolies filles ne sont que des concubines dans la mort, et notre dame momifiée est seule, elle n’accompagne personne. D’autre part, elle représente Néfertiti, la plus grande reine d’Égypte après Cléopâtre. Tu as entendu Cheryl, il y a un immense travail sur cette momie, des heures et des heures de boulot sur le corps. Ce qui me fait dire que...
Elle baissa les yeux sur sa feuille et griffonna.
— Elle était soit l’amour de sa vie... soit sa plus grande ennemie.
Franklin fit la moue.
— Peut-être. Une dernière chose : Florence Mornay-Devereux. La descendante du fondateur de la société secrète au bon moment, au bon endroit, pour sauver Jessica Pryce ? Je ne crois pas à la coïncidence non plus.
— Je me charge de la société secrète et des Mornay, dit Aziza. Tu t’occupes de Néfertiti et de la fille du sarcophage. Et Jessica Pryce ?
— Sixtine Desroches, corrigea Franklin.
Le regard de sa coéquipière se posa sur lui.
— Desroches est son nom de jeune fille, rectifia-t-il. Et Sixtine… j’imagine qu’elle a voulu tirer un trait sur son ancienne vie en changeant de prénom.
— Quel que soit son nom, peut-être peut-elle nous aider, dit Aziza.
Franklin observa Aziza tracer les lettres du nom de Sixtine, touchant distraitement sa boucle d’oreille en or.
— La clef de tous les secrets, elle l’a, j’en suis sûr. Un jour, tout l’édifice tombera, et ce sera grâce à elle.