Chapitre 99
La Momie

Quelques petites bulles s’échappaient de son nez. Ses cheveux gris ondulaient comme des algues au-dessus d’elle. Le calme revint dans sa tête. Sixtine était en apnée, dans la piscine du gigantesque appartement de Seth.
Depuis sept minutes.
Lorsqu’elle était revenue à New York après être sortie du coma, elle avait passé des heures, chaque jour, chaque nuit, en immersion dans cette piscine, pendant que la musique au volume maximal vibrait dans les profondeurs. C’était le seul endroit où les visions ne venaient pas. Où elle pouvait vider sa tête et oublier son corps. La vie était comme son souffle : en suspens.
Thaddeus n’avait pas voulu lui révéler l’identité de ses ennemis. Elle l’avait déjà vu à Mexico : on le pourchassait. Il lui avait aussi interdit d’avoir peur. Il fallait juste être prêts à fuir, ou à faire face. Ensemble, ils avaient passé un accord tacite : on ne parlait pas de ce que l’obscurité cachait. Ce qui s’était passé au Vatican — la disparition de la lumière, l’apparition de Néfertiti, la vision de Florence Mornay — faisait partie de l’invisible, et de l’indicible.
À chaque fois, la vue de Néfertiti laissait des traces dans l’âme de Sixtine, des cicatrices béantes suintant de terreur. Cela avait été sa première apparition depuis la Nuit des Morts à Mexico. La nuit où elle avait tout compris, et où la menace d’Oxan Aslanian s’était éteinte avec la mort de De Bok. Depuis Sixtine avait grimpé jusqu’au sommet de la pyramide, parlé avec Max et, d’une certaine façon, accepté que ces événements faisaient partie de son passé. Elle avait vu l’aube colorer Le Caire, et s’était juré de vivre. Puis elle avait retrouvé Thaddeus, l’homme avec qui elle aurait dû être, celui qui avait risqué sa vie pour elle. La page avait été tournée.
Néfertiti était arrivée au moment où elle scellait son amour avec lui, où enfin elle était elle-même, et où le bonheur commençait à effacer les horreurs du passé. Cette présence lui prouvait qu’elle ne pourrait être en sécurité nulle part. Même pas dans les bras de l’homme qu’elle aimait. Néfertiti viendrait-elle jusque dans les profondeurs de l’eau ?
Sixtine, toujours immergée, ouvrit les yeux. Elle ne vit que les rayons du soleil qui irradiaient la surface. Tout était calme. Il serait si facile de continuer à retenir son souffle. Et de partir de l’autre côté, sans un bruit.
Comme sa mère.
Elle poussa sur ses pieds et se propulsa jusqu’à la surface. Lorsqu’elle laissa enfin entrer l’air dans ses poumons, elle entendit les bruits de la ville, en bas. La vie devait continuer. La bague scarabée dégoulinant d’eau sur ses doigts lui rappela que Thaddeus l’aimait. Elle s’accrochait à la vision dans les dunes. Ils auraient leur fin heureuse, cette certitude brûlait jusque dans ses entrailles. Thaddeus avait des choses à régler à New York, qui prendraient quelques jours, une semaine au plus. Ensuite, il serait temps de commencer leur futur ensemble.
Le futur. C’était la première fois que Sixtine osait espérer.
Elle aussi elle devait s’y préparer, et régler les affaires du passé. Sa première tâche était de faire disparaître la présence de Seth dans sa vie. L’appartement était en vente, et elle ne gardait rien. L’immense collection d’antiquités de son mari défunt allait être envoyée à un hôtel des ventes ; Han en faisait l’inventaire. Ensuite, elle n’en entendrait plus parler. Peut-être les apparitions de Néfertiti disparaîtraient-elles une fois la collection vendue.
Mais avant de laisser partir les antiquités, Han lui avait demandé d’effectuer une dernière vérification. Un objet en particulier ne semblait pas à sa place dans la collection.
Les cheveux de Sixtine étaient encore mouillés lorsqu’elle entra dans le hangar et Han ne manqua pas de la remarquer. Les cernes autour de ses yeux ne passèrent pas non plus inaperçus ; le vieux majordome l’avait repêchée dans la piscine assez souvent pour reconnaître ces signes. Avant qu’il ne puisse poser des questions, elle se dirigea droit vers les dernières antiquités que trois hommes mettaient dans des malles en métal.
— Tout est prêt à partir ?
Han baissa la tête vers son porte-documents. Plusieurs feuilles étaient crayonnées.
— Presque. Il ne nous reste plus que les toutes petites pièces, une douzaine d’amulettes, un shabti, une bague… Le transport est prévu pour mardi. Cela a pris moins de temps que ce que je craignais.
— Seth tenait tellement à ces pièces, dit-elle en manipulant distraitement une amulette en faïence représentant l’œil d’Horus. Cela ne m’étonne pas, il avait tout catalogué jusqu’au dernier détail. Je serai plus tranquille une fois qu’elles seront vendues. Où est l’objet qui pose problème ?
— Cette pièce n’est pas sur le catalogue. Où est-ce que je l’ai notée… ? Ah la voilà.
Han voulut se pencher pour ramasser le feuillet à ses pieds, mais grimaça en agrippant ses lombaires de sa main libre.
— Ce sera mieux pour votre dos aussi, de se débarrasser de tout ça, ajouta Sixtine qui se précipita pour ramasser le document griffonné et le tendre à Han. Mais avant de le faire, elle remarqua l’inscription faite à la main aux côtés d’un point d’interrogation : « Momie ».
— Ne me dites pas que c’est une momie ?
— J’ai bien peur que si, et malheureusement je n’ai pas d’autres informations sur cette pièce. Elle était parmi les autres, et…
— Où est-elle ? interrompit Sixtine.
Sa migraine était revenue.
— Au fond, je vous y emmène.
Après quelques pas, il s’arrêta.
— Comme vous le savez, je ne suis pas un expert en antiquités égyptiennes, mais je peux dire avec un degré de certitude qu’elle n’a pas de ressemblance avec celle de Néfertiti.
Sixtine lui fit signe de continuer. Ils passèrent en file indienne entre les hautes étagères rouillées emplies de caisses et de cartons, que des hommes gantés étiquetaient « Collection S Pryce ». Sous les néons jaunes, leurs pas faisaient tourbillonner les morceaux de polystyrène sur le béton.
Ils arrivèrent près d’une porte qui donnait sur un parking défoncé. Un gardien dans un petit bureau écoutait la radio en rechargeant une agrafeuse crasseuse. Han le salua et bifurqua pour arriver devant un chariot élévateur derrière lequel se trouvaient des étagères vides. Vides, à l’exception d’une longue silhouette sale, étendue sur une des étagères à hauteur d’homme.
— On l’a trouvée comme ça. Pas de masque mortuaire, pas de sarcophage, ni même un coffre ou un simple carton pour la protéger. Rien. Et aucune documentation.
Sixtine inspecta les bandelettes parfaitement alignées, les bras ne faisant qu’un avec le torse, les jambes fusionnées en une seule. La tête rejetée en arrière, comme dans un dernier sursaut de douleur.
— Vous l’avez trouvée où ? demanda-t-elle sur un ton neutre. Je ne l’ai jamais vue exposée nulle part, et j’ai vérifié les coffres.
— Elle se trouvait dans une des pièces du quatorzième étage.
Han avait l’air gêné. La demeure new yorkaise de Seth, la sienne, était si grande qu’elle n’était jamais allée dans l’étage réservé au personnel.
— Vous voulez dire qu’elle a été volée ?
— Non, cette pièce n’était pas occupée, on l’utilisait comme entrepôt. J’ai retrouvé des équipements de sport, plusieurs œuvres d’art contemporain véritablement atroces, et elle. Je me suis demandé si peut-être…
— … Il s’agissait d’un faux, finit Sixtine.
Han acquiesça.
— L’hôtel des ventes a exigé pour toutes les pièces la documentation relative à la provenance, que nous possédons, même si pour certaines c’est forcément nébuleux. Mais pour celle-ci, nous n’avons rien, aucune trace.
— Même un faussaire prend la peine de créer une documentation falsifiée.
— Je me suis permis de demander à Madame Boulton, la comptable. Elle non plus n’a trouvé aucune trace d’achat.
Sixtine se perdit un instant dans la contemplation de la momie. Elle était si différente de celle de Néfertiti, qu’elle avait été si près d’acheter. Néfertiti était allée dans la mort ornée de presque cent accessoires, amulettes, masques, vases canopes. Ses bandelettes étaient peintes. Malgré les millénaires, il était aisé d’imaginer une reine et le luxe qui l’avait entourée.
La momie devant elle, en revanche, était réduite au minimum. Beaucoup de bandelettes avaient été arrachées. On pouvait déceler quelques traces de couleurs, mais, à part sur les épaules où elles étaient un peu plus vives, il était difficile de les différencier des taches que le temps avait faites. Alors que Sixtine n’avait vu dans la momie de Néfertiti qu’une antiquité sans prix — et un moyen de venger Seth —, celle-ci lui évoquait des réalités bien plus ordinaires. Devant elle gisait un corps, perdu dans l’immensité d’un hangar anonyme.
— Devons-nous l’envoyer à l’hôtel des ventes ?
— Non, répondit Sixtine. Je ne veux pas que la vente de mille deux cents pièces soit compromise par une seule. Faisons d’abord une expertise.
Elle mordilla l’intérieur de sa joue, jeta un regard furtif vers Han.
— Discrètement.
Han hocha la tête.
— Très bien. Si je puis me permettre…
Il tendit la même feuille à Sixtine : sous le point d’interrogation se trouvait un nom, avec un numéro de téléphone.
— C’est une experte en art égyptien, une ex-employée du Metropolitan Museum.
Sixtine plissa les yeux.
Dr Cheryl Wood-Smith.
Le nom lui disait vaguement quelque chose. Une migraine s’installa insidieusement sur son front.
— D’accord, Han, appelez-la.
Lorsque Sixtine sortit du hangar, la lumière trop vive l’aveugla, si bien qu’elle traversa le parking en plissant les yeux. La migraine redoubla d’intensité. Alors qu’elle allait faire démarrer sa voiture, elle vit que Han trottait vers elle, essoufflé, un téléphone portable à la main.
— Mademoiselle, j’ai quelqu’un pour vous au téléphone. Monsieur Hunter. Franklin Hunter.