Chapitre 101
L’Explorers Club

L’hiver à New York signifiait une chose pour Sixtine : la nuit tombait trop tôt.
Dieu, qu’elle détestait l’obscurité. Au moins, dans la ville qui ne dormait jamais, il ne faisait jamais totalement noir. Elle aimait les grandes avenues décorées de leurs illuminations de Noël. Mais là où elle marchait, dans le quartier résidentiel chic de l’Upper East Side, les boutiques et cafés étaient rares, l’éclairage public minimal. Peu de voitures y circulaient, et même les résidents semblaient l’avoir déserté.
Le Dr Cheryl Wood-Smith avait accepté de rencontrer Sixtine ; après avoir vu les photos de la momie envoyées par Han, elle avait déclaré connaître sa provenance. La conservatrice avait proposé un rendez-vous à l’Explorers Club, un bâtiment de style anglais à quelques rues de là.
Sixtine remonta le col de son manteau et pressa le pas. Ce quartier était beaucoup trop sombre.
Elle s’efforça de se concentrer sur les fenêtres éclairées. Mais la concentration était difficile. Sa conversation avec Franklin Hunter, le détective privé qu’elle avait engagé quelques semaines plus tôt et qu’elle avait cru mort, avait suscité plus de questions que de réponses.
La disparition de Florence Mornay, d’abord. Les doutes sur l’authenticité de Néfertiti, ensuite. Il avait offert peu de détails, lui proposant seulement une entrevue plus tard. Elle faisait confiance à Franklin, mais elle appréhendait leur rencontre. Et s’il lui posait des questions sur la mort de Yohannes de Bok, et le rôle de Thaddeus ?
Quelque chose d’autre la contrariait : l’homme qui l’espionnait devant chez elle. Elle l’avait surpris, assis sur les marches d’un bâtiment de l’autre côté de la rue, face à son immeuble, vêtu d’un blouson en cuir noir. Une fois, puis deux, puis trois. Il était grand, plutôt maigre, probablement plus très jeune. Dès qu’elle sortait, il se levait et la suivait du regard. Elle avait toujours été trop loin pour pouvoir distinguer son visage emmitouflé dans une écharpe et un bonnet rouge. Mais si elle ne connaissait pas son identité, elle était certaine que lui, il savait qui elle était.
À son arrivée à l’Explorers Club, une réceptionniste l’accompagna à la bibliothèque, et insista pour lui donner l’historique du lieu. Alors qu’elle marchait sous les plafonds en bois sculpté, devant les vitraux colorés des fenêtres et sur les tapis persans, Sixtine apprit que le Club avait été fondé en 1904 par des gentlemen explorateurs, et qu’ils avaient déménagé ici en 1965. Le bâtiment lui-même avait appartenu à l’héritier des machines à coudre Singer, qui avait souhaité pour sa demeure un style architectural ressemblant à celui de la haute Renaissance en Angleterre. Sixtine reconnut de la fierté dans la voix de sa jeune hôtesse lorsqu’elle l’informa que les femmes étaient acceptées depuis 1981, et que la collection comptait non seulement les restes de l’USS Explorer — l’un des sept bateaux ayant survécu à l’attaque de Pearl Harbor — mais aussi les mitaines en peau de phoque du premier homme à atteindre le Pôle Nord ainsi que la chaise de la dernière impératrice de Chine.
La réceptionniste la laissa dans la bibliothèque, lui assurant que Dr Wood-Smith allait bientôt la rejoindre. Sixtine explora la pièce, s’efforçant de faire le moins de bruit possible, pour ne pas déranger le silence. À un bout trônait une immense cheminée de pierre, encadrée par deux immenses défenses d’éléphant. Alors qu’elle approchait ses doigts de l’ivoire, des pas firent craquer le parquet.
— Sixtine, ravie de vous rencontrer.
Pour une femme aussi petite avec une voix si douce, Cheryl Wood-Smith avait une poignée de main redoutable. Son visage poupin trahissait à la fois l’autorité et la fatigue. Des petites lunettes rouges graisseuses glissaient sur son nez, mais elle soutenait son regard.
— Nous sommes-nous déjà rencontrées ? demanda-t-elle.
— Je ne pense pas. Peut-être avez-vous rencontré mon mari, Seth Pryce.
— Un philanthrope dont la générosité était appréciée. Je l’ai croisé à plusieurs reprises. Il a fait beaucoup pour le département des antiquités égyptiennes. C’était un ami de mon directeur, Frederick Montecito. Il était à votre mariage, je crois. Je…
Elle s’arrêta net, et agrippa son bras.
— Oh. Oh mon Dieu. Vous êtes… c’est vous… la pyramide.
Sixtine hocha la tête. Mais avant que Cheryl ne puisse réagir, elle s’empressa d’ajouter :
— L’intégralité de la collection égyptienne de mon mari a été envoyée à Sotheby’s, j’imagine que votre musée voudra acquérir des pièces. Mais à propos de la momie…
— Ce n’est plus mon musée, interrompit Cheryl. On m’a remerciée après l’acquisition de Néfertiti.
La conservatrice fit une pause, et plongea son regard dans celui de Sixtine, comme pour lui signifier qu’elle aussi, avait des secrets à révéler. Mais elle reprit vite :
— Désormais, je travaille ici, à la conservation de la collection des livres rares. Le Club possède entre autres une première édition des vingt-deux volumes de Description de l’Égypte de Napoléon. Mais venez dans mon bureau, on sera plus tranquille pour parler de votre momie.
Au moment de lui emboîter le pas, le regard de Sixtine fut attiré par des livres rares dans une vitrine grillagée. Lorsque ses yeux se posèrent sur les volumes, une vision lui apparut : comme si la rivière verte coulait de la vitrine jusqu’au tapis persan à ses pieds. Elle voulut parler, mais Cheryl quittait déjà la pièce ; elle se força à détourner les yeux des livres et à la suivre.
— Cela ne m’étonne pas qu’il n’y ait pas de documents concernant cette momie, dit Cheryl, les photos de Han étalées sur son bureau. Elle a été volée il y a onze ans à un musée régional français.
— Je ne sais pas quand mon mari en a fait l’acquisition, dit Sixtine, sur la défensive. Elle n’était pas parmi les autres œuvres de sa collection. Un des domestiques l’a retrouvée dans un placard à balai.
— Le vol datait peut-être de plus longtemps, elle n’était plus exposée depuis des années, dit Cheryl sans émotion. Mais il n’en reste que je suis formelle, c’est bien elle. Elle a été rapportée par l’un des deux cents savants qui ont accompagné l’armée de Napoléon en Égypte, justement. C’est tout ce que l’on sait de sa provenance. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’elle a été démaillotée.
— On a enlevé les bandelettes ?
— Oui, c’était une des spécialités de celui qui l’a ramenée, Camille Flagnon. Il organisait des séances publiques de démaillotage, devant ses collègues scientifiques, égyptologues et docteurs, et bien souvent aussi la crème de la haute société parisienne. On compte au moins trois momies qui ont subi ce sort. Regardez, toute la partie droite du corps, il n’y a plus de bandelettes, y compris sur le visage. C’était tentant de voir à quoi ressemblait un corps momifié, et ils n’avaient pas les outils dont nous disposons aujourd’hui.
— Mais peut-on savoir de qui il s’agit ?
— C’est une femme, étant donné la largeur de son bassin. L’ensemble des cartilages de croissance sont soudés, donc elle a au moins vingt ans. Il y a quelques lésions dégénératives d’arthrose rachidienne cervicale, je dirais qu’elle a moins de trente ans. L’analyse du squelette ne montre aucune affection chronique infectieuse, cancéreuse ou métabolique, à part une sinusite chronique, vu l’épaississement osseux de la paroi des sinus sphénoïdaux. Mais rien dans ma documentation ni dans l’étude de ces photos ne suggère une quelconque cause de décès.
— Et ça ? demanda Sixtine, montrant du doigt un trou dans le crâne.
— C’est l’orifice pour extraire le cerveau au moment de la momification. Et la masse sombre, ici, correspond probablement à une résine d’embaumement.
Elle se redressa et soupira.
— C’était donc une jeune femme en parfaite santé. Probablement de votre âge.
— Et vous n’avez aucune idée de son identité ?
— Les documents que je possède évoquent l’hypothèse d’Ankhoririou, la chanteuse d’Amon-Rê. Mais je ne suis pas convaincue par les arguments présentés.
La conservatrice rassembla les photos et les tendit à Sixtine.
— Il va sans dire que cette momie, ayant été volée, est invendable.
— Ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, dit Sixtine. Au moins je sais à qui la rendre. Un musée régional français, dites-vous ?
Cheryl griffonna l’adresse du musée sur un Post-It.
— Cette chanteuse, dit Sixtine, pensive. Pourrait-elle avoir une relation avec Néfertiti ?
— Non, car Néfertiti et son mari Akhenaton ont instauré le règne du dieu unique Aton, qui a remplacé Amon-Rê. Je ne vois pas ce qu’elles peuvent avoir en commun. À part peut-être l’immense beauté qu’on attribue aux deux femmes… Néfertiti signifie « La belle est venue », le saviez-vous ?
— Et Néfertiti aussi est morte alors qu’elle avait à peine trente ans, n’est-ce pas ? demanda Sixtine.
— Oui, mais ce n’était pas rare de mourir de causes naturelles à trente ans, l’espérance de vie était très faible dans l’Égypte ancienne.
Sixtine prit son souffle, et planta son regard dans celui de Cheryl Wood-Smith.
— Pour Néfertiti, on ne le saura jamais, on n’a jamais retrouvé son corps.
La conservatrice se raidit soudain, ses yeux fixés sur les photos. Le silence devint épais.
— On n’a pas encore pu tout étudier, vous avez raison, bafouilla-t-elle. Il reste encore beaucoup de questions, entre autres celle de sa mort. Madame Pryce, je ne veux pas abuser de votre temps.
Mais Sixtine resta parfaitement immobile, et soutenait son regard.
— Pour enquêter sur le meurtre de mon mari et... le mien, en quelque sorte, j’ai fait appel à quelqu’un que nous connaissons toutes les deux. Monsieur Franklin Hunter.
Le regard de Cheryl sembla nager un instant autour de la pièce, elle rassembla mécaniquement quelques photos, puis elle se dirigea vers la porte, qu’elle referma sans un bruit. Lorsqu’elle reprit sa position derrière son bureau, les plaques sur ses joues rondes avaient pris une nuance violette.
— J’imagine, bégaya-t-elle, que vous n’avez aucun avantage à révéler à qui que ce soit ce que Monsieur Hunter a pu vous confier.
— Je pourrais dire que je l’emporterais dans la tombe, mais ce serait de mauvais goût, dit Sixtine.
Les traits du visage de Cheryl se décontractèrent légèrement. Elle s’assit sur le bout de sa chaise de bureau, les mains sur les cuisses.
— J’ai passé des jours entiers à étudier chaque pièce dans la collection Néfertiti. Lorsque j’ai découvert que le corps sous les bandelettes était récent, j’ai été forcée d’admettre que l’ensemble était faux. Et pourtant... J’ai eu du mal à faire comprendre à Monsieur Hunter à quel point le travail du faussaire est...
Elle soupira, tripota le collier de perles autour de son cou, et sourit.
— Admirable ? J’ai du mal à trouver les mots, mais... L’exécution, autant que l’ambition, étaient extraordinaires. Après plus de vingt ans d’expérience, je peux regarder n’importe quelle pièce sortant des usines de faux en Égypte et en Asie et vous donner un diagnostic en un coup d’œil. Les meilleurs faux demandent une étude prolongée, certains même exigent qu’on demande l’avis de confrères. Et je suis sûre que certains artefacts, qui n’ont pas bénéficié d’une telle étude, sont en exposition dans nos musées à l’heure qu’il est. Mais lorsque toutes les preuves sont rassemblées qu’il s’agit bien d’un faux, et que malgré tout cela, je suis incapable de trouver une quelconque erreur d’exécution... c’est époustouflant. L’unique indice qui peut trahir Néfertiti, c’est sa perfection elle-même.
Elle sembla perdue dans sa propre admiration. Mais son visage se couvrit d’une ombre.
— Et le corps à l’intérieur, bien sûr.
Sixtine se raidit, mordilla l’intérieur de sa joue. Franklin ne lui avait pas parlé du corps.
— Comment avez-vous vu que le corps à l’intérieur était un faux ?
— Une balle dans la gorge, c’est vite vu, gloussa Cheryl. Il suffit d’un scan de routine.
Elle ricana, pour elle-même.
— Et je ne suis pas la seule à l’avoir vu. Mais personne n’ose rien dire.
Le regard de Sixtine se posa sur les photos sur son bureau.
— Sans le corps, auriez-vous soupçonné quoi que ce soit ?
— Non, répondit la conservatrice.
Sixtine poussa lentement l’une des photos vers son interlocutrice.
— Si par exemple ce corps avait été à l’intérieur, auriez-vous découvert l’imposture ? murmura-t-elle.
Cheryl sembla découvrir la momie pour la première fois.
— Elle est morte à l’âge de Néfertiti... Non. Non, vous avez raison, je n’aurais rien vu.
Les deux femmes se dévisagèrent. Le tic-tac d’une horloge antique sur la cheminée était assourdissant.
Sixtine rassembla les photos et se leva.
— Je vous remercie pour toutes ces informations, Dr Wood-Smith. Et félicitations pour votre nouveau poste, la bibliothèque est merveilleuse.
La conservatrice avait déjà la main sur la poignée de la porte lorsque Sixtine se souvint de la rivière verte.
— Une dernière question, si vous me le permettez : la collection du Club compte-t-elle les écrits d’un certain Vivant Mornay ?
— Vivant Mornay? s’exclama Cheryl. Oui, tout à fait, j’ai vu un de ses ouvrages dans la database encore hier. C’était justement un contemporain de notre démailloteur de momie.
Elle pianota sur le clavier de son ordinateur, puis saisit sur son bureau un trousseau de clefs.
— Nous avons trois de ses ouvrages dans la collection. Vitrine 12, étagère C. Venez, c’est sur le chemin. Vous pourrez le lire tranquillement dans notre salle de consultation, il n’y a personne aujourd’hui.
Les deux femmes retournèrent là d’où elles étaient venues, près de la grande cheminée aux défenses d’éléphant. La vitrine 12 était celle où Sixtine avait vu couler la rivière verte. Son cœur se mit à battre, et tous ses sens enregistrèrent les coins d’ombre autour d’elle.
Mais lorsque Cheryl ouvrit la vitrine grillagée, elle mit ses poings sur ses hanches et fit la moue.
— C’est étrange. Ils sont tous sortis.
— Quelqu’un les aura empruntés ? proposa Sixtine.
— Aucun livre ne sort du bâtiment.
Cheryl trotta jusqu’à un chariot doré, où gisait un volume solitaire. Elle grommela qu’ils n’étaient pas non plus dans les livres qui revenaient de la salle de consultation.
— Je suis désolée. Vous voyez pourquoi ils avaient besoin de moi. J’ai pris mon poste lundi, et j’ai déjà trouvé cinq livres manquants. Donnez-moi vos coordonnées, je vous appellerai dès qu’ils seront de retour.
Elle lui présenta un cahier à la reliure cuir, avec un stylo. Sixtine s’exécuta, puis marqua une pause. Elle griffonna un signe à côté de son nom.
— Et contactez-moi aussi si jamais vous rencontrez ça dans un de vos livres.
Cheryl observa le morceau de papier. La croix à double embout.
— Je l’ai vue dans le bureau de Frederick Montecito. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est justement ce que j’essaie de découvrir, dit Sixtine, ses doigts tournant machinalement la bague au scarabée d’or.