Chapitre 103
La Raison D’Être Des Grottes

À trois sur la moto, ils filèrent bien plus vite qu’il n’était raisonnable sur une route cabossée et glissante de boue. Bientôt il n’y eut plus d’éclairage public, rien que le halo jaune du phare rayé par la pluie. Max se demanda plusieurs fois si sa décision avait été sage. Mais il se rappela que c’était sa seule piste, et probablement sa dernière.
Pour une raison qu’il ne comprenait pas tout à fait, il était convaincu que Livia était toujours ici. Cela n’avait pas de sens, bien entendu. Mais quand on s’apprêtait à commettre un crime aussi tordu que ce qu’avaient imaginé Seth Pryce et les autres membres du club de Vivant Mornay, alors il devait forcément y avoir dans l’équation quelque chose d’inattendu, voire d’impossible.
Dans l’obscurité de la nuit, Max distinguait à peine les montagnes autour. À mesure qu’ils avançaient, la pluie diminuait. Le ronron de la moto, la chaleur des deux corps contre lui, les senteurs de terre tiède et d’eau autour de lui : Max sentit la fatigue s’immiscer dans ses membres. Les rêves commencèrent à se superposer à la réalité ; les événements des derniers jours se transformèrent lentement en aventures absurdes. Les hôtesses riaient avec le chauffeur, il y avait de longs couloirs dans le bar, et le papillon de nuit se métamorphosa en Livia.
Puis il y eut le nom de Sixtine dans le vent.
Sixtine. Sixtine est un beau prénom.
Il ouvrit les yeux d’un coup, son esprit soudain alerte.
— Quoi ?
Il agrippa le chauffeur de la moto et se retourna vers Bian, qui riait. Elle dut crier pour se faire entendre par-dessus le vacarme de l’engin.
— Sixtine, ça veut dire quoi ?
Il lui fallut un instant pour s’assurer que Bian avait bien parlé, et qu’il n’avait pas rêvé.
— C’est inspiré par la chapelle Sixtine, balbutia-t-il. Tu sais, au Vatican, par Michelange ? Mais je… je ne sais pas ce que ça veut dire. Et Bian, ça veut dire quoi ?
— « Qui garde le secret ».
Max sourit. Il n’eut pas le temps de réfléchir à une réponse pleine d’esprit, la moto commençait à décélérer. Ils approchaient un bâtiment abandonné au bord de la route.
Association Britannique de Spéléologie
Ils passèrent un large panneau éventré, gisant dans une rigole le long du chemin. Max se retourna pour lire Musée. Quelques dizaines de mètres plus tard, ils descendaient de la moto, et saluaient le motard.
Bian et Max s’aventurèrent à travers la jungle, la lampe de la jeune spéléologue balayant les fourrés. Ils firent à peine cent mètres qu’ils se heurtèrent à des rochers. Bian prit la main de Max et l’aida à grimper.
— Ne t’inquiète pas, je connais bien le chemin, lui souffla-t-elle.
— Je ne m’inquiète pas.
— Menteur.
Max devait admettre qu’elle avait raison. Surtout que juste derrière se trouvait une entrée sombre, cachée par des lianes. Même le faisceau de la lampe s’y perdait. Bian lui fit signe de le suivre, et disparut dans l’obscurité.
— Il y a quelques marches, mais c’est facile, dit l’écho de sa voix.
Max hésita, mais le cri d’un animal non identifié l’encouragea à la suivre. La roche présentait un relief en escalier. Il suivit ensuite Bian dans un boyau lisse, puis rampa à sa suite pendant encore quelques mètres. Ils arrivèrent à une plateforme où il put se relever. Mais alors qu’il voulait faire quelques pas en avant, Bian le retint.
Elle dirigea le faisceau de sa lampe à ses pieds : à un mètre d’eux la plateforme se finissait en un précipice. Mais elle révéla aussi une grotte aussi vaste et aussi somptueuse qu’une cathédrale.
Ou plus précisément, une dizaine de cathédrales.
Jamais Max n’avait vu de grotte aussi spectaculaire. Un ruisseau orange coulait parmi les immenses stalagmites, comme des statues millénaires. Partout la lumière révélait des formes différentes et des motifs inattendus, rendus vivants pour les ombres mouvantes. Dans un réflexe, Max protégea sa tête : une chauve-souris venait de croiser le faisceau. Bian éclata de rire.
— Comment connais-tu cet endroit ?
— C’est grâce à mon grand-père, dit Bian, en s’asseyant en tailleur sur le sol. On venait souvent dans les environs, pour faire un peu de chasse, ramener du bois. Je devais avoir neuf ou dix ans. Un jour, on a remarqué des nuages qui sortaient de l’entrée d’un trou. Et ça a fait peur à mon grand-père, tu sais les histoires d’ancêtres, tout ça, alors il m’a interdit d’y retourner. Bien sûr, je ne l’ai pas écouté. J’ai toujours aimé les grottes. J’ai récupéré plein de trucs pour me faire mon matériel de spéléo, je le cachais derrière les cages à lapin. Ma grand-mère ne l’a jamais trouvé.
Elle gloussa.
— Il y a quelques années, j’ai rencontré les spéléologues anglais. Je leur ai demandé si je pouvais travailler avec eux. Ils n’ont pas voulu, bien sûr, mais je leur ai dit que mon grand-père et moi avions trouvé une caverne avec des nuages et une rivière à l’intérieur, que je pouvais leur montrer. Ces idiots, ils ne m’ont pas suivie, ils sont allés voir mon grand-père. Ils voulaient parler argent.
Cela expliquait les vaches, pensa Max.
— Ou plutôt, ils nous ont donné de l’argent pour ne pas parler. La saison d’après, les Anglais étaient partis. Et il y avait ce panneau qui parlait d’un musée. Tout le monde était content, ça voulait dire plus de tourisme. Le panneau, c’est comme les Anglais, il n’a pas fait long feu. Mais ma grand-mère continue à recevoir de l’argent.
— Pour ne pas parler.
— Oui, acquiesça-t-elle. Mais je crois qu’on n’est pas les seuls. Il y a plusieurs familles, leurs fils, leurs filles, ils disparaissent, les parents disent qu’ils sont partis à l’étranger, mais un beau jour, ils réapparaissent, puis ils disparaissent à nouveau pendant des mois. Et pendant ce temps-là, les parents ont des nouveaux téléphones, construisent des nouvelles maisons. Le village est plein de rumeurs, mais personne ne parlera.
— Et pourtant tu me parles, dit Max, d’une voix douce. Tu n’as pas peur qu’ils te retrouvent ?
— Non, parce que je suis une fille.
— Et alors, ça fait quoi que tu sois une fille ?
— Ça fait que personne ne me prend au sérieux. Et pire, je suis une fille pauvre. Je suis juste bonne à traire les vaches ou à servir des bières au bar. Ils pensent que mon grand-père a emporté le secret de l’entrée de la grotte dans sa tombe.
Elle ricana, mais il y avait une résignation triste dans son regard. Max commença une phrase, l’interrompit, regarda ses mains.
— Je te le dis à toi parce que c’est plus drôle d’explorer à deux, dit-elle d’une petite voix.
— Et plus sûr aussi, dit Max, en levant sa jambe douloureuse. Il ne t’est jamais arrivé un pépin ici ?
— Si. Une fois une stalactite s’est fracturée, est tombée sur mon poignet, ma main était coincée. Il a fallu que je coupe une partie de ma main. Avec mes dents.
Les yeux écarquillés de Max tombèrent sur sa main et une grimace déforma sa bouche. Bian éclata de rire, et secoua sa main devant lui.
— Mais non, je te fais marcher, j’ai vu ça dans un film. C’était dégueu. Par contre, il faut faire attention à la pluie. Elle peut inonder une chambre en quelques secondes. J’ai failli mourir noyée plus d’une fois.
Max continuait à grimacer. Instinctivement, il frotta sa jambe.
— La grotte est gigantesque, continua-t-elle. Je n’en ai jamais vu le bout. Il y a toujours plus de chambres, plus de tunnels. Plus de couleurs, plus de reliefs. C’est un vrai monde ici.
Max reconnut sur le visage de Bian quelque chose qu’il connaissait bien : le bonheur pur de suivre son propre chemin. C’était celui qu’il avait ressenti jadis lorsqu’il étudiait ses pyramides. Alors il se surprit à ne plus écouter sa nouvelle amie. Les pyramides s’étaient révélées à lui. Dans son esprit, la construction de Khéops était aussi claire que s’il avait eu les plans devant les yeux.
Soudain, une idée s’imposa dans son esprit. Les chambres secrètes. L’effondrement progressif, l’eau qui emplit une chambre en seulement quelques minutes. L’immensité, l’obscurité. Il se leva sans s’en rendre compte et regarda autour de lui : il ne se trouvait pas dans une grotte, mais dans une vaste pyramide.
Ce n’était pas une cité impériale que cherchait Alfred-Jean de Stehl. C’était cette communion extraordinaire avec l’au-delà. C’était la grotte elle-même.
Il entendit la voix de Bian, qui lui demandait ce qui se passait. Sans doute parce qu’il n’avait pas répondu, elle s’était levée aussi. Max saisit son bras.
— Bian, y a-t-il des traces dans la grotte ?
— Des traces de quoi ?
— Des traces d’homme ! Des traces, des inscriptions, des dessins, des mains en négatif… Tu connais la grotte de Lascaux, n’est-ce pas ? Ou celle de Chauvet, en France ?
— Oui, les grottes ornées.
— Il y en a aussi en Australie, en Afrique, aux Amériques…. De tout temps, l’homme s’est aventuré dans les grottes, non pas juste parce qu’ils étaient protégés des éléments et des animaux sauvages, mais aussi parce qu’il y avait…
— Les ancêtres, dit doucement Bian. C’est ce que les vieux disent ici.
Il la regarda et ses yeux brillaient.
— Les esprits des ancêtres, exactement. Les grottes sont un passage entre ce monde… et l’au-delà.
Bian et Max échangèrent un regard. Le temps d’un instant, ni l’un ni l’autre ne parla. Les seuls bruits parvenant à eux étaient des gouttes qui s’écrasaient sur le sol, et le cri d’une chauve-souris.
— J’ai vu des traces, murmura Bian. Des dessins, comme des esquisses, dans les tons rouges, orange. Mais je ne sais pas si je saurais les retrouver.
— Tu vois pourquoi ils ne veulent pas que tu parles de cette grotte, Bian. Je pense... je pense qu’ils ne veulent pas que tu en parles, parce qu’il y a des gens qui sont enterrés ici.
Bian fronça les sourcils.
— Je vais te raconter une histoire, dit-il en s’asseyant.
Pendant près d’une heure, Max raconta à Bian ce qu’il savait de Sixtine. Elle écouta avec attention, sans l’interrompre. Sans poser de questions. Sans même exprimer une quelconque surprise. Elle acceptait tout.
— Et ces gens que je cherche qui ont disparu dans ton village... Leurs noms étaient sur la plaque de granit.
Bian faisait des yeux ronds.
— Maintenant que je suis ici, je comprends, dit Max. La fascination des hommes pour l’au-delà a commencé dans les grottes. Cette grotte est une porte vers le monde des esprits, plus grande et plus spectaculaire encore que les pyramides.
Bian se releva d’un coup.
— Attends... Tu as dit qu’ils recherchaient les merveilles du monde pour leur destination finale, n’est-ce pas ?
— Oui, ils avaient visiblement le sens du décorum, et…
— Alors je sais par où ils rentrent, interrompit Bian. Oui, j’en suis sûre !
L’excitation colorant ses joues, elle annonça à Max qu’ils s’y rendraient dès l’aube le lendemain.
Dans la nuit, Max reçut un message de Franklin Hunter.
Un avis de recherche avait été lancé pour Florence Mornay.