Chapitre 107
Hauteurs Impossibles

Les paroles de Franklin avaient injecté un venin terrible dans le crâne de Sixtine. Plus elle réfutait la culpabilité de Thaddeus et plus le poison infectait ses souvenirs.
Elle avait menti à Franklin, bien sûr. Le 15 janvier, Thaddeus avait manqué la majorité de la réception. C’était d’ailleurs ce qui avait donné lieu au quiproquo qui avait probablement scellé leur destinée. Il avait compris qu’elle était « l’élue », et à partir de ce jour-là, il s’était promis de devenir son ange gardien.
Il avait gardé cette promesse, jusqu’à y risquer sa vie et sa liberté.
Comment, alors, pouvait-elle douter de Thaddeus alors qu’elle savait qu’il était l’homme qui lui était destiné ? Et pourtant. Son esprit rejouait la même image : celle de l’étui à cigarettes en argent, dont les initiales gravées épelaient E. V. W.. Pourquoi Thaddeus aurait-il été en possession de l’étui à cigarettes appartenant à une sœur qu’il méprisait ? Le même qu’elle avait retrouvé dans les mains de Cybelle, chez Yohannes de Bok lors du dîner. Que cela voulait-il dire ?
Et si Thaddeus était coupable, servirait-elle sa culpabilité à Franklin sur un plateau ?
Sixtine faisait les cent pas dans l’appartement vide. Sa mince silhouette était engoncée dans une robe du soir en soie bleu nuit, révélant quelques millimètres de son tatouage. L’austérité de son carré gris était rehaussée par un rouge à lèvres rouge.
Ce soir-là, elle dînait avec Thaddeus. Et pour la première fois depuis leur rencontre, elle appréhendait ce moment.
Elle en avait même oublié le certificat de décès. Une erreur administrative, doublée d’une ironie absurde : on la considérait morte le jour de sa naissance. Ce n’était pas la première erreur de la petite mairie du village où elle avait grandi. Celui du décès de sa mère aussi était incorrect.
La cause du décès avait été enregistrée comme « accidentelle ».
Sixtine fixa la bague en scarabée et tenta de se raisonner. Elle devait prendre le risque de prouver l’innocence de son fiancé. Dans quelques jours, ils pourraient laisser toutes ces morts derrière eux. La vision des dunes deviendrait réalité, et ils seraient heureux pour toujours.
Elle traversa la chambre, où il n’y avait plus qu’un lit et quelques cartons éparpillés. Puis elle longea le couloir vide, traversa l’un des salons. Une table, deux chaises, un fauteuil. Des haut-parleurs à même le plancher. L’appartement avait été entièrement vidé de tout ce qui avait appartenu à Seth. L’heure du départ approchait.
Une sonnerie digitale se propagea dans l’immensité vide. Le ventre de Sixtine, sous le tatouage en croix, fut parcouru un instant d’un courant étrange et délicieux, immédiatement suivi par l’angoisse et la tristesse.
Il était arrivé.
Elle prit son manteau, ses gants de cuir, une pochette élégante. Elle vérifia une énième fois l’intérieur de la poche : elle contenait une petite enveloppe vide. Son ventre se noua à nouveau. Mais quelques instants plus tard, les portes de son ascenseur privé s’ouvraient sur le hall de l’immeuble.
Les yeux gris de l’homme qu’elle aimait rencontrèrent les siens, insufflant un peu de vertige à chaque pas qui la rapprochait de lui. Sa silhouette immobile dans un costume sur mesure, l’extrême perfection de son profil anguleux et tout l’invisible dont seule Sixtine savait le secret, ses cicatrices, ses démons, cette âme compliquée et rare : Thaddeus di Blumagia était ici pour elle et soudain chaque seconde valait de l’or.
— Bonsoir Sixtine.
Il passa ses doigts le long de sa mâchoire et elle sentit la peau rêche de ses mains de sculpteur le long de sa nuque.
Elle était là où elle devait être.
À chaque baiser, elle acceptait tout ce qui l’avait menée jusqu’à lui. Ce qu’elle avait ressenti pour Seth, ces frissons qu’elle avait pris pour de l’amour, n’étaient en réalité que des ersatz fabriqués par l’éblouissement ; la source était extérieure. Tandis que celle de son amour pour Thaddeus, elle était là, entre eux, en eux.
Elle passa une main gantée autour de la nuque de son amant pour imprimer ce baiser qui semblait arrêter le temps.
— Un appartement vide et tu en ressors resplendissante, dit Thaddeus. Ton secret ?
— Ne garder que l’essentiel.
— Heureux d’apprendre que j’en fais partie.
— … Et être prête, si on devait fuir ce soir.
— Aucune chance, avec ces talons.
— Ne me sous-estime pas, dit Sixtine, sortant de sa pochette un minuscule miroir.
— Ceux qui l’ont fait ne sont plus là pour en parler, donc je n’essaierai pas.
Ces mots firent sourire Sixtine alors qu’elle rectifiait son rouge à lèvres.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle, replaçant le miroir dans sa pochette.
— Un nouvel endroit, pour te changer les idées.
Thaddeus ouvrit la porte de sa voiture de sport bleue sur le siège passager.
— Comme tu es le seul à savoir où c’est, je te laisse me guider.
Quelques minutes plus tard, la voiture traversait le pont de Brooklyn, la nuit entière était baignée de lumières et de notes de piano sur des incantations hip hop.
Ils dînèrent dans un décor somptueux et opulent. Ils passèrent deux heures à parler de tout et de rien, à compléter les phrases de l’autre, à s’enivrer de la découverte de nouvelles connexions entre eux, renouvelées à l’infini. Mais Sixtine évitait consciemment tous les sujets sensibles.
— Tu sembles préoccupée, murmura-t-il tendrement.
— Ce n’est rien, dit-elle, sa main rigide sous ses doigts. Les nuits sont courtes, en ce moment.
Il baissa la tête un instant, puis la releva, les traits soudain fatigués.
— J’aimerais te montrer un endroit à deux rues d’ici. Personne à New York ne l’a jamais vu et ça nous fera prendre l’air.
Sixtine sentit le froid sur son visage, ce qui redonna du ressort à son optimisme. Ils marchèrent jusqu’au Chrysler Building. Thaddeus entra dans le hall.
— Je suis Thaddeus.
Un officier de sécurité était assis devant un panneau indiquant les heures d’ouverture du bâtiment. 8 h-18 h. Il était minuit passé.
L’officier leva des yeux endormis sur lui, lui sourit puis présenta son pass pour ouvrir le tourniquet. Il les accompagna même jusqu’à l’ascenseur. Il appuya sur le numéro 61 et se retira.
— Bonne soirée Monsieur di Blumagia. Mademoiselle.
L’ascenseur Art Déco se mit en branle. Thaddeus glissa ses doigts dans ceux de Sixtine. Un frisson parcourut son corps, les premiers signes du désir.
Lorsque les portes s’ouvrirent sur le palier du soixante-et-unième étage, elle ne put s’empêcher d’être déçue : ne se trouvaient ici que des bureaux vides. Elle hésita, mais Thaddeus prit sa main et l’entraîna dans un couloir. Il ouvrit une porte qu’il dut pousser avec son épaule, car les joints étaient coincés. Sixtine découvrit alors une vaste pièce blanche, entièrement vide et plutôt délabrée, dont la peinture se décollait sur des dégâts des eaux. Quelques débris gisaient sur le sol et la poussière blanchit l’ourlet de sa robe. Elle se pressa vers l’une des dizaines de fenêtres pour admirer New York, dont les millions de lumières éclairaient la pièce. La vue était encore plus époustouflante que depuis l’appartement de Seth au quinzième étage. Elle ne s’en lasserait jamais. Comme de celle des falaises depuis sa maison d’enfance.
Thaddeus monta quelques marches vers une porte-fenêtre donnant sur un balcon. Le vent glacé vient envelopper le corps de Sixtine. Le balcon, composé d’un muret en briques et surmonté d’une barre de métal, était étonnamment ordinaire pour un bâtiment si iconique. À l’angle du balcon un projecteur sculptait les formes Art Déco du bâtiment.
Quelques flocons de neige dansèrent dans le faisceau blanc, et Thaddeus s’en approcha. Puis il fit quelque chose que Sixtine, aveuglée par la lumière, ne comprit pas tout de suite. Il semblait être passé derrière le projecteur. Au-delà de la barrière. Dans le vide. Et il l’invitait à le rejoindre, lui tendant la main. Elle vit alors qu’il était debout sur une immense gargouille en forme d’aigle.
— Thaddeus !
Sixtine était paralysée par la terreur. Un mauvais coup de vent, et il serait projeté dans le vide, haut de soixante et un étages.
— N’aie pas peur, lui dit-il.
Elle n’osait pas faire un pas vers lui, de peur de faire vaciller sa silhouette parfaitement droite. Il se tenait sur un aigle de deux mètres de largeur tout au plus.
— Mon Dieu, tu es fou. Reviens. Reviens, je te l’ordonne.
Il éclata de rire, mais il ne baissa pas sa main.
— Risques-tu de tomber, là où tu es ?
— Non, protesta Sixtine. Mais je ne suis pas au-dessus du vide.
— Alors il te suffit d’oublier le vide. Viens, je t’assure, la vue est splendide.
— Tu as perdu la raison. J’ai froid. Je rentre.
— Tu n’as pas froid.
— Pardon ?
— Tu n’as pas froid.
— Thaddeus, il neige.
— Je sais. Arrête de résister, et tu verras, tu ne sentiras plus la température. Laisse ton manteau.
Petit à petit, Sixtine se détendit. Alors quelque chose d’extraordinaire se passa dans son corps. Elle sentait le froid, mais alors que ses muscles arrêtaient de se battre contre lui, il n’était pas plus qu’une sensation fraîche frôlant son corps. Il lui fallut encore quelques longues secondes pour oser laisser glisser son manteau sur le sol.
— C’est vrai, murmura-t-elle. Comment… ?
— Enlève tes chaussures, dit-il.
Elle s’exécuta, curieuse de découvrir la sensation de la plante de ses pieds contre le carrelage gelé du balcon. Au contact du sol, elle se contracta dans un réflexe, et le froid envoya une brûlure jusque dans ses mollets. Mais elle se rappela de se détendre, et, aussi vite que le froid avait pénétré son corps, il le quitta, laissant dans son sillage une agréable tiédeur.
— Ignore le vide. Fais-moi confiance.
Les yeux de Thaddeus semblaient prendre la place de tout le ciel de New York. Il lui offrait toujours sa main au-dessus de la balustrade de métal.
Le corps de Sixtine fut alors pris d’une étrange fièvre. Dès qu’elle se souvenait du vide mortel autour de lui, le froid glacé attaquait chaque parcelle de sa peau ; mais lorsqu’elle plongeait son regard dans le sien, la sensation disparaissait.
Une bourrasque fit vaciller son bras, et dans un réflexe, elle saisit ses doigts, comme si elle avait pu l’empêcher de tomber.
La chaleur de sa main la réchauffa, alors même que la neige se mêlait à ses cheveux. Alors, sa poitrine gonflée d’audace, elle monta sur la marche, et sans quitter Thaddeus des yeux, surmonta la barrière.
— Ne regarde pas en bas.
Mais l’attrait du vide était trop puissant, elle ne put s’empêcher de baisser la tête ; les mille aiguilles glacées la transpercèrent instantanément. En un geste qui faillit les faire chavirer tous les deux, Thaddeus la serra contre lui, et s’empara de sa bouche. Le désir irradia son corps tout entier.
Puis Sixtine se détacha de Thaddeus et fit un pas sur la tête de l’aigle. Elle avait l’impression de flotter au-dessus de la ville. Au lieu du vertige, elle découvrit que tout en elle vibrait d’une joie nouvelle.
— Mon Dieu, Thaddeus, murmura-t-elle.
Jamais de sa vie elle ne s’était sentie aussi forte, aussi puissante, aussi invincible. Aussi complète.
Elle lâcha la main de Thaddeus pour s’avancer jusqu’au bout de l’aigle, sur ce qui représentait sa tête. Elle ouvrit les bras. Le vent et quelques flocons perdus dansèrent autour d’elle.
— Fais attention quand même, avertit Thaddeus.
Elle éclata de rire. Même lorsque son regard s’égarait dans le vide sous ses pieds, elle n’avait plus peur.
— C’est si beau.
Elle s’assit, ses jambes de chaque côté de la tête de l’aigle. Thaddeus fit de même derrière elle et l’entoura de ses bras, son menton calé dans son cou.
— Comment c’est possible ? murmura-t-elle.
— Quand tu refuses la peur, tu invites l’extraordinaire. Le froid, le vide, ce ne sont que des perceptions. Lorsque tu n’as plus peur d’eux, ils disparaissent.
— Tu dis ça, et demain je me réveille avec une pneumonie. Et un mauvais mouvement et c’est la fin. La peur est utile, elle nous garde en vie.
— Pas pour nous, mon amour.
Sixtine serra les bras de Thaddeus autour d’elle, son souffle dans son cou un aphrodisiaque puissant. Le bonheur s’infiltrait partout, débordait de sa poitrine. La terre pouvait s’arrêter de tourner, elle aurait pu mourir à ce moment-là, tant que c’était avec lui, elle n’avait plus peur.
— Toutes ces choses qui t’arrivent, que tu ne peux pas expliquer, tu continues à les ignorer, dit Thaddeus doucement. Mais un jour, il faudra bien que tu les regardes en face.
Le silence s’installa le temps que le vent fasse virevolter leurs cheveux et danser sa robe de soie bleu pendant de l’aigle.
— Tu as fini ce que tu voulais faire à New York, non ? reprit Sixtine, la gorge serrée, le froid raidissant ses membres.
— Presque. C’est une question de jours, maintenant.
Le ton de Thaddeus était soudain plus grave.
— Et ensuite, on partira, n’est-ce pas ? demanda Sixtine, tremblant.
— Ça dépendra de toi.
— Moi, je suis prête.
— Non, tu ne l’es pas.
Sixtine se défit des bras de Thaddeus et se retourna pour lui faire face. Elle se surprit à penser au vide derrière elle, de chaque côté, et son ventre se serra. Mais Thaddeus releva son menton d’un geste tendre.
— On peut partir n’importe où, jusqu’au bout du monde si tu veux, mais on ne sera jamais libre tant que tu n’auras pas découvert qui tu es.
Thaddeus toucha son décolleté du bout de son doigt.
— Ici, à l’intérieur de toi, il y a quelqu’un de bien plus extraordinaire que tu ne le soupçonnes. Mais il faut que tu découvres ta vocation profonde.
— Mais, balbutia Sixtine. Une fois qu’on partira ensemble, quand on sera là-bas, alors je pourrai, enfin…
— Tu ne comprends pas, interrompit Thaddeus. Ce n’est pas dans le futur, c’est ici et maintenant. Et je ne peux pas t’aider à… Je n’en ai pas le droit… J’ai déjà trop…
Lui aussi butait soudain sur ses mots. Cette hésitation, si atypique, si terrifiante, la fit trembler. Le vide aspira soudain son attention, elle ne put détacher ses yeux de l’infini sombre qui s’étendait sous elle comme une ombre gigantesque.
Une heure plus tard, ils étaient allongés sur le lit dans l’appartement vide et Thaddeus la réchauffait encore. Le sommeil la renvoya au sommet du Chrysler Building, les songes répétant leurs mots et leurs gestes à la perfection. Mais dans son rêve, plutôt que de rentrer, il la laissait derrière la vitre, dans la pièce blanche délabrée, pendant qu’il retournait sur l’aigle.
— Tu es comme moi, Sixtine. Nous venons de l’invisible. Ta vraie nature, tu ne la trouveras que dans l’invisible !
Et il plongeait dans le vide.
Sixtine se réveilla, un cri étranglant sa gorge sèche.
Thaddeus était parti.
Son souffle affolé soulevant sa poitrine, la sueur collant les mèches de cheveux sur son front, elle s’assit sur le bord de son lit, à tenter de séparer le rêve de la réalité. De l’immense fenêtre de sa chambre, elle pouvait voir le Chrysler Building, et l’aigle du soixante-et-unième étage.
Combien de temps demeura-t-elle sur son lit, hantée par le cauchemar, son cœur en miettes ?
Elle trouva la force de se lever, de s’habiller. Puis elle vérifia sa pochette. Dans l’enveloppe se trouvait la récolte de leur baiser : un cheveu de Thaddeus.
* * *
Sixtine donna l’enveloppe à Franklin, il la salua, ils se séparèrent. Dans les rues de New York, l’hiver faisait rage. Aucun vêtement, aucun endroit, aucune pensée ne pouvait la réchauffer.
Devant son bâtiment, elle surprit l’homme au blouson en cuir noir s’installant sur les marches. Il ne l’avait pas vue.
Elle marcha droit vers lui, les doigts autour du couteau de nacre au fond de sa poche. Il la remarqua alors qu’elle n’était plus qu’à un mètre de lui.
— Jessica ? fit la voix de l’homme.
Elle n’avait pas anticipé qu’il l’appelle par ce prénom, mais son mouvement était déjà enclenché : la lame de son couteau était sur la gorge de l’homme. Une fois de plus elle découvrait une force et une agilité insoupçonnées.
— Jessica… attends, je suis… gémit-il.
Elle relâcha le couteau. Elle le reconnaissait. C’était le poète du Mexique, l’homme aux dominos.
Ses yeux rouges soulignés de khôl s’adoucirent et il murmura, en la dévisageant :
— C’est moi… ton père.