Chapitre 110
Signé Oxan Aslanian (I)

Gayle Talios se leva d’un bond, fit quelques pas dans la salle de réunion, et plaça sa tasse en polystyrène sous le bec du thermos. Sa main tremblait.
Le septième café depuis l’arrivée du paquet.
Et elle n’avait toujours pas pris de décision.
Elle approcha la tasse de ses lèvres, son regard fixé sur Néfertiti. Le café brûla sa langue, mais elle ignora la douleur.
Depuis quatre heures, elle était cloîtrée dans la salle de réunion du dernier étage des bureaux de la BBC Télévision à Londres. Autour d’elle étaient assis quatre collègues, tous haut placés dans la hiérarchie : Travis Lyndon, le responsable des programmes d’actualités ; Jane Moss, la directrice des programmes ; Jim Roberts, le directeur du département des documentaires, et Phoebe Amillo, responsable éditoriale de bbc.com, l’un des sites web les plus visités au monde.
Eux aussi étaient shootés à la caféine. Eux non plus n’avaient pas pris de décision.
Sur la table de dix mètres de long était éparpillé le contenu d’une enveloppe déposée par un coursier le matin même. Des douzaines de photos montraient toutes les pièces retrouvées avec la momie de Néfertiti dans son sarcophage. Elles étaient rigoureusement identiques à celles présentées sur les sites et les communiqués de presse du Metropolitan Museum à New York, du Neues à Berlin, du British Museum à Londres, du Louvre à Paris, et d’autres musées internationaux accueillant l’exposition de Néfertiti.
Gayle les connaissait bien, elle était la rédactrice en chef de plusieurs émissions de grande audience sur la science et l’archéologie : les producteurs sous ses ordres avaient déjà bouclé plusieurs programmes sur Néfertiti, dont la diffusion devait coïncider avec l’ouverture de l’exposition dans quelques semaines. L’une de ces productrices était Florence Mornay-Devereux.
Mais avec ces images familières s’en trouvaient d’autres : celles de leur fabrication par le faussaire.
Toutes les pièces de la sépulture de Néfertiti étaient des faux. Momie incluse.
L’instigateur de ce coup spectaculaire ainsi que l’expéditeur de l’enveloppe étaient le même homme.
Oxan Aslanian.
Le café coula au fond de la gorge de Gayle et réchauffa ses muscles tendus. Elle éprouva un soulagement pendant quelques secondes, mais la trêve ne dura pas. Depuis qu’elle avait découvert l’enveloppe et le classeur bleu à l’intérieur, elle avait froid.
Les détails concernant la fausse momie ne représentaient que la première moitié des feuillets. Le reste était autrement plus morbide.
Aslanian prétendait que dans le sarcophage sous les bandelettes gisait une femme assassinée.
Ce n’était pas n’importe quelle femme : Elizabeth von Wär, fille d’Helmut von Wär, celui qui avait acheté la momie pour un montant record lors d’une vente aux enchères à Paris, et qui l’avait léguée au Met.
Mais Helmut von Wär n’était pas qu’un riche philanthrope. Il était le président d’Humanitas, une fondation caritative dont le logo formait deux H. Elle rassemblait les hommes les plus puissants du monde de l’art et des antiquités : directeurs de musée, de fondation ou d’hôtels des ventes, riches collectionneurs et philanthropes, doyens d’université ou archéologues réputés, et ce depuis la fin du XIXème siècle. Mais ils partageaient bien plus qu’un simple amour pour les antiquités.
Oxan Aslanian prétendait qu’Humanitas était une fondation écran qui cachait en réalité une société secrète — Uls Humanitas — dont Helmut von Wär était le maître-en-chaire. Ses membres adhéraient à des croyances particulières concernant la mort et l’au-delà. Et depuis cent ans sacrifiaient des orphelines pour combler la solitude de leurs tombes.
Plus de cinquante femmes avaient été enterrées contre leur gré depuis 1887. La dernière était Jessica Pryce. Et il y en avait d’autres.
La nausée retourna le ventre de Gaëlle et mêla la bile au goût du café.
Un journaliste fit irruption dans la salle. Son front brillait et son tee-shirt était taché de sueur.
— Ils l’ont tous reçu.
— Qui « ils » ? demanda Gayle, les mâchoires serrées.
— Le New York Times, l’AFP, CNN… bafouilla le journaliste. Partout où j’ai des contacts, ils m’ont plus ou moins confirmé qu’ils l’avaient. Personne ne veut en parler, mais ils disent qu’ils ont une exclu sur l’Égypte. Le Washington Post m’a confirmé que c’était sur Néfertiti. Et le Monde, sur une conspiration autour de l’archéologie.
Une jeune femme, les joues écarlates, poussa le journaliste pour entrer et brandit un écran de téléphone.
— C’est déjà sur Buzzfeed !
Jim vérifia l’écran et tapa sur la table.
— Merde merde merde ! Ce soir, ça sera partout.
— Sur Facebook, c’est sûr, dit Jane, les yeux rivés sur son écran. Mais personne de sérieux ne va diffuser sans confirmation des sources. On ne peut se permettre de se planter là-dessus, je ne veux pas avoir la destruction du British Museum sur la conscience.
— Fini, déclara Phœbe, tapotant sur son clavier. Qu’est-ce que vous en pensez pour un bandeau rouge sur la page d’accueil des news : « Exclusivité : un faussaire dispute l’authenticité de Néfertiti, et implique des directeurs des musées dans un complot international. » Le lien dirige sur une page « Reportage en cours ». On ne dit rien sur les homicides.
— Bien sûr qu’on ne dit rien sur les homicides, cracha Jim.
— Vice ne s’en est pas privé, dit Travis, se penchant sur son téléphone. « Néfertiti : imposture du siècle et meurtres en série »
Il finit à peine sa phrase avant de décrocher l’un des téléphones sur la table. Jane se frotta le front.
— Le conseil légal devrait arriver d’une minute à l’autre. On ne sort rien avant qu’il ait validé.
— Bordel, on met en cause ces mecs et c’est tout le monde de l’art qui s’écroule, explosa Jim.
Il saisit les feuillets éparpillés sur la table.
— Frederick Montecito du Met, Jean-Patrick Dupuis du Louvre, Günter Signoll du Pergamon, Jan Peters du Neues, et même le British : Nicholas Dyson et Benedict Johnson. Putain, Johnson. Ma fille va à l’école avec son gamin. Jamais je n’aurais imaginé…
— Helmut von Wär est ambassadeur du Liechtenstein à l’ONU, il a l’immunité diplomatique, ajouta Phœbe.
Jim s’énerva soudain.
— Ajoute à ça un incident diplomatique international, c’est génial. Bon, les vérifications, elles arrivent ?
— On ne peut pas vérifier grand-chose, en fait, osa un des journalistes, la mine déconfite. Toutes les preuves sont dans l’enveloppe.
— Comment ça, on ne peut rien vérifier ? Elizabeth von Wär, elle a bien disparu ? Et qui sont ces filles ? Il y a des avis de recherche ? Et qu’est-ce qu’il raconte, une grotte au Vietnam qui serait leur QG ? Comment c’est même possible, d’avoir une grotte comme QG ? Bon Dieu, c’est énorme, et personne ne peut rien vérifier ?
— Si, que Oxan Aslanian était en fait Yohannes De Bok, et est mort à Mexico il y a deux semaines, dit le journaliste, défiant.
— Il est aussi sensé être mort à Berlin en 1929, cracha Jim. Et il réussit à ressusciter deux fois pour mettre ce paquet hier au bureau de poste de la 70ème rue. Rien d’autre ?
Le journaliste baissa la tête, et sortit. Une femme d’une cinquantaine d’années fit irruption dans la salle.
— Jane, j’ai l’adjointe de Frederick Montecito en ligne.
Jane sortit en trombe. À travers la cloison de verre, Gayle la vit saisir le combiné, faire signe à l’assistante de prendre des notes, et elles s’enfermèrent dans une autre salle de réunion.
Gayle se mordit les lèvres, ferma les yeux pendant un moment. Elle revit Florence dans cette même salle. À elle aussi, on lui demandait des preuves. Bon Dieu, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé.
— Florence, murmura Gayle soudain. Bon Dieu, Florence.
— Quoi ? demanda Jim.
Elle l’avait susurré, et elle ne pensait pas qu’ils auraient entendu. Elle regarda autour d’elle, devint très pâle, puis se leva dans un bond.
— Florence avait la preuve.
Jim secouait la tête, ouvrait les mains, si impatient d’entendre ce que Gayle avait à dire qu’il en oubliait les mots. Tous les yeux étaient braqués sur elle, les doigts avaient cessé de pianoter sur les ordinateurs. Il ne restait que le bruit étouffé du chaos des journalistes allant et venant dans tous les sens, criant dans leurs téléphones portables. Et le vacarme du cœur de Gayle.
— Florence m’a envoyé un document avant de… de disparaître. Un truc sur son ancêtre.
Elle ouvrit son ordinateur, ses doigts tremblants ouvrant des documents. Ses yeux scannèrent un email.
Puis elle se rassit. Le message était là devant ses yeux.
Vivant Mornay.