Chapitre 111
Le Secret Est Dans Ton Nom (II)

— Ta sœur jumelle. Sixtine. Ta mère avait vu la chapelle à la télévision et avait choisi ce prénom. J’avais choisi Jessica… Jessica ?
Sixtine fixa son père et ouvrit la bouche, mais aucun mot ne voulut en sortir. Un courant amer traversa ses veines, et son souffle s’emballa.
Mikaël, les yeux toujours dans ceux de sa fille, murmura :
— Ta mère ne te l’a jamais dit.
Ce n’était pas une question. C’était une révélation. Le silence s’installa.
— Non, bien sûr elle ne l’a jamais dit à personne. Ta mère attendait des jumelles. Nous étions si jeunes… Elle a accouché en urgence. Elle s’est réveillée une nuit… Bon Dieu. Elle ne sentait plus les battements de vos cœurs. En fait, il n’y en avait plus qu’un. Tu es née, mais c’était trop tard pour ta sœur. Il a fallu décider lequel des deux noms te donner. Elle a choisi de t’appeler Jessica. Elle disait que Sixtine était un nom d’ange. L’ange avait rejoint le plafond de la chapelle.
Les ongles de Sixtine, sous la table, s’enfoncèrent dans ses cuisses. La voix de son père était si faible qu’elle dut s’approcher encore pour l’écouter.
— Quand j’ai entendu que ta mère s’était noyée, j’ai su. Elle ne s’en est jamais remise.
Il leva ses yeux fatigués vers elle.
— Mais pourquoi me parles-tu de Sixtine ?
Sixtine entendit les mots qui sortirent de sa bouche, d’une voix neutre. Elle se sentait si lasse ; lorsque son regard échoua sur les dominos, sa vision se brouilla et les points noirs se dédoublèrent.
— Quand je suis sortie du coma, après la pyramide, je m’appelais…
Elle ne put prononcer son nom, échoué dans sa gorge, avec son souffle.
Elle ouvrit les yeux, dévisagea son père, desserra ses doigts tendus. Le bar autour d’elle se transforma sans pourtant changer. Même ses poumons semblaient s’être arrêtés, comme ils le faisaient au fond de la piscine.
Tout était clair, tout était différent. Comme Gigi, elle voyait enfin.
Tout était urgent.
Quelques minutes plus tard, elle courait à travers la foule des trottoirs, la tempête naissante dans ses cheveux gris.
Il fallait partager le secret avec Thaddeus.
* * *
Lorsque Sixtine monta les marches menant à la maison de Thaddeus, la prémonition était si violente que l’angoisse l’étouffait. Quelque chose de terrible allait arriver. Un détail le confirmait : la porte d’entrée était entr’ouverte.
La nausée au bord des lèvres, la terreur projetant des scénarios d’horreur dans son crâne, elle fit quelques pas dans le hall aux carreaux de marbre.
— Thaddeus ? C’est moi, Sixtine !
Personne ne semblait habiter ici, tout était si lisse, empreint d’un luxe classique et prévisible. Si peu à l’image de Thaddeus. Alors qu’elle allait se diriger vers ce qu’elle imaginait être un petit salon pour les visiteurs, une odeur toxique, vaguement piquante, chatouilla sa gorge. Elle toussa, mais au même moment, elle crut entendre un premier craquement, venant du haut des escaliers.
— Thaddeus ?
Un autre craquement, plus fort, résonna contre le sol de marbre. Il semblait mêlé à une voix féminine dont elle ne parvenait pas à décider si c’était un cri ou une supplication.
Sans réfléchir, elle monta les escaliers. Le premier étage était un dédale d’arches et de murs couverts d’étagères à livres. Le son provenait toujours d’au-dessus. Et l’air était de plus en plus épais de cette odeur toxique. Arrivée au deuxième étage, elle rencontra quelque chose qui glaça son sang : de la fumée grise glissant du troisième étage. Quelque chose, là-haut, brûlait. Et une femme criait.
Elle monta les escaliers quatre à quatre. Les murs noircissaient déjà, et le plafond ondulait sous des vagues de chaleur. La fumée grise débordait des gonds d’une porte de service. La peinture bleue semblait bouillir et le bois sifflait.
— C’est toi qui l’as tuée, hein ? C’est ta dernière chance !
La porte explosa hors de ses gonds et un souffle immense, orange, propulsa Sixtine contre un mur.
Elle perdit l’équilibre un instant, la fumée noire brouillant le palier. L’électricité devait avoir lâché, et les vitres étaient noires de suie. Seules les flammes éclairaient l’obscurité.
Il était trop tard pour fuir : Thaddeus était en danger, c’était la raison de sa prémonition. Elle enleva sa veste, la pressa sur son visage et s’engouffra dans l’ouverture. Elle découvrit ce qui ressemblait à un loft, ou un atelier d’artiste, mais le plafond était déjà orange de flammes. Des étagères tombaient des murs, des objets se brisaient sur le sol, des liquides dans des bocaux entraient en combustion, et des livres partaient en flamme. Elle crut entendre Thaddeus, mais les voix étaient noyées dans le vacarme immense du bâtiment : le feu commençait à dévorer la structure. Si elle ne le trouvait pas dans les prochaines secondes, ils allaient tous périr.
Puis enfin elle le vit. Mais quand elle voulut crier, aucun son ne sortit.
Il était debout au milieu du chaos, dans ce qui semblait être une alcôve protégée du feu. Il était impassible, indifférent au danger qui grandissait. Son attention était toute à la femme face à lui.
Sixtine la reconnut : c’était Sophie Neumann.
Contrairement à Thaddeus, elle était hystérique. Son visage était déformé par la rage, ses yeux exorbités, ses joues rayées de traces de suie formant d’étranges motifs. À ses pieds, un bidon d’essence vide.
— C’est peut-être Seth qui a tué Elizabeth, mais c’est toi qui en as eu l’intention, Seth n’était que la main qui l’a achevée parce qu’il n’avait plus rien à perdre ! Tu l’as tuée comme tu as tué Yohannes, comme tu as tué El-Shamy, leur mort faisait partie de ton grand plan, n’est-ce pas ?
— Oui, mais la tienne n’en fait pas partie.
— Et moi qui croyais que tu avais tué Yohannes pour sauver Sixtine… Ha ha ha ! Ce n’était qu’une excuse ! Tu nous as tous trompés ! Dis-moi, à quel âge avais-tu planifié de le tuer ? À douze ans, quand Yohannes t’a pris sous son aile comme un père ? Ou une fois qu’il t’avait tout appris ?
Ses larmes se mêlèrent à son rire.
— Il est encore temps de fuir, marmonna Thaddeus si bas que Sixtine eut du mal à l’entendre.
— Non ! cracha Sophie. Je veux te voir brûler en enfer si c’est la dernière chose que je vois !
Pour la première fois, Thaddeus sembla perdre son sang-froid, et fit un pas vers elle, le visage menaçant.
— Tu as tout gâché ! Ta vocation, Thaddeus, c’était d’être un grand artiste et d’être mon ami, mon frère ! Tu as tout gâché ! Et pour quoi ? Ton obsession de vengeance !
Lorsqu’elle se mit à pleurer, Sixtine comprit : ce n’étaient pas des taches de suie. Les larmes et la chaleur faisaient couler son maquillage, et révélaient des motifs extraordinaires : des tatouages.
Sophie Neumann n’était qu’une chimère. La femme devant elle n’était autre que Cybelle.
— Je ne voulais pas, Thaddeus, pleurnicha-t-elle. Je ne voulais pas. Je t’aime depuis si longtemps, mais je sais que tu me tueras comme tu as tué Yohannes. Moi aussi, tu vois, je veux ma vengeance.
— C’est trop tard, Cybelle. Dans quelques heures, tout sera révélé. Tu ne peux pas l’arrêter. Mais tu peux te sauver. Il est encore temps.
Elle sanglotait, toussait, les yeux rouges de larmes et de cendres. Elle répétait, comme pour elle :
— On aurait pu continuer. Toi, moi et Yohannes. On aurait pu faire des grandes choses. Mais il a fallu que tu sois aveuglé par la haine de ta sœur… tu nous as sacrifiés. Et tu sais ce qui me fait rager ? C’est que Yohannes m’avait avertie. Je ne l’ai pas cru. Tu nous as tous trahis.
— Je devais accomplir ma vocation, dit Thaddeus, toujours aussi calme. Si tu ne t’enfuis pas maintenant, tu vas mourir.
Une explosion fit trembler les murs, et Cybelle se plia en deux, toussant, une moitié de son visage révélant le tatouage du squelette. Thaddeus tourna alors la tête vers Sixtine, comme s’il savait qu’elle était là depuis le début. Elle eut alors l’impression de se dédoubler : une partie d’elle-même plongeait au fond des yeux gris de Thaddeus, y décelant un calme profond, une présence intense et résignée. Il semblait lui murmurer des choses, ils pouvaient se comprendre sans parler. Et cette fois le message était limpide :
— Aie confiance, Sixtine.
Mais une autre part d’elle-même était mue par la rage d’avoir découvert la trahison de Thaddeus. Elle se précipita et, avec une force insoupçonnée, entraîna Cybelle dans les escaliers en feu. Sa face de squelette, brouillée par le maquillage, la suie et la sueur, était méconnaissable. Sixtine dévalait les marches, tentant de fuir les flammes, portant même Cybelle lorsqu’il le fallait. Malgré le feu qui brûlait ses narines, Sixtine reconnut l’odeur de sa peau, et ce souvenir la transporta dans la chapelle à Mexico, là où elle avait déclaré son amour à Thaddeus.
Thaddeus, l’amour de sa vie.
Thaddeus, l’assassin au sang-froid.
Il allait périr dans l’incendie.
Sixtine était à quelques mètres de la porte d’entrée, lorsque le corps de Cybelle s’alourdit d’un coup : elle avait perdu connaissance. Sixtine se brûla la main mais réussit à ouvrir la porte. Le feu vomit un souffle immense qui les propulsa à terre. Sixtine se redressa et traîna Cybelle sur les marches, jusqu’au trottoir. Elle leva les yeux sur la foule qui s’était rassemblée et criait ; au loin, elle entendit les sirènes.
Parmi les véhicules d’urgence, elle vit trois véhicules du FBI. Elle reconnut Franklin qui se tenait aux côtés de cette femme au teint de sable d’Égypte, aux yeux noirs et à la queue de cheval impeccable.
L’analyse ADN, pensa-t-elle. Ils savaient aussi bien qu’elle.
— Occupez-vous d’elle ! ordonna Sixtine à un groupe de badauds. Et malgré les cris de la foule, Sixtine s’engouffra de nouveau dans le bâtiment en flammes.
Elle retrouva Thaddeus au troisième étage. Les flammes rampaient comme des rats rouges sur les plafonds. La fumée noire engloutissait des pans entiers de sa vision, la chaleur piquait les pores de sa peau et chaque respiration était étranglée. Alors, comme dans l’eau bleue, le seul royaume libre de visions, elle arrêta de respirer.
Elle avança jusqu’à Thaddeus, et se tint aussi immobile que lui. Elle cessa de se battre contre le feu. Elle sentait son attaque contre sa peau, mais c’était comme si cette douleur ne lui appartenait pas.
Thaddeus saisit une photo que déjà la chaleur tachait et ramollissait.
— Tu es Oxan Aslanian.
— Oui, je suis Oxan Aslanian.
La voix de Thaddeus était toujours aussi calme, et s’élevait sans effort au-dessus du vacarme de l’incendie. Le feu tourbillonnant se reflétait dans ses yeux pâles. Il semblait fatigué, mais aucun regret ne venait troubler son visage lisse. Il était aussi beau que le premier jour.
— Yohannes de Bok a été le premier à voir que j’avais un don. J’avais douze ans. C’était juste après la mort de ma mère. Et la mienne.
Il laissa tomber la photo. Elle fondit dans les flammes.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? dit Sixtine en tremblant.
— J’attendais que tu puisses me croire. Je ne sais pas si c’est encore le moment. Mais il n’y a plus de temps maintenant. On a pensé que j’avais survécu à l’accident qui a tué ma mère, comme on a pensé que tu avais survécu à la pyramide. Mais aucun de ceux que nous étions n’a survécu. À la place, il y a toi et moi. Toi et moi, qui pouvons rester dans cette maison en feu sans rien sentir. Toi et moi, qui connaissons des choses sans jamais les avoir apprises.
Les lèvres de Sixtine se mirent à trembler.
— Tu sais déjà que Cybelle va survivre, n’est-ce pas ? Et si tu lâches prise, tu sais déjà le nom de l’ambulancière qui s’occupe d’elle.
Quelque part dans la conscience de Sixtine se déroulait la scène devant le bâtiment, avec une clarté aussi vive que si elle l’avait devant les yeux. Elle voyait Cybelle, qu’on branchait à un masque à oxygène. L’ambulancière s’appelait Jenny, elle était blonde et ses oreilles étaient percées à plusieurs endroits ; l’un de ses bijoux représentait une fée.
Mais la colère contre Thaddeus balaya la vision avec violence.
— Je pouvais reproduire n’importe quelle œuvre sans même l’avoir vue, continua Thaddeus. Je la connaissais aussi bien que si je l’avais créée de toutes pièces, il y a trois mille ans. Yohannes a vu ce talent, mais il n’a jamais compris d’où il venait. Il lui a suffi de m’apprendre à sculpter, et à peindre, pour pouvoir accéder au pouvoir et à la fortune. Sa seule ambition était d’être traité comme un égal par mon père et tout ce monde qui gravitait autour de ces trésors. Mais le pouvoir et la fortune, c’est comme l’horizon. Il n’y a jamais de fin.
Thaddeus ricana.
— Ils ont poussé l’horizon jusqu’à l’au-delà. C’est pour cela que j’ai dû faire ce que j’ai fait. Je n’avais pas le choix. Tu es la seule, Sixtine, qui puisse comprendre.
— Comprendre quoi, Thaddeus ? Que tu laisses dans ton sillage des morts et de la violence, et des femmes dans des tombeaux ?
Une poutre s’écroula à grand bruit. Des étincelles ardentes dansaient autour de lui.
— Et toi, Sixtine, as-tu compris qui tu es ?
Thaddeus fit un pas vers elle. La vérité était là, à portée de main, pourtant elle refusait de l’accepter. Thaddeus laissa tomber sa main, résigné.
— Seulement lorsque tu comprendras qui tu es, nous pourrons être ensemble. Je croyais que je pouvais te protéger de ton destin, de ta vocation. Mais nul ne doit t’en détourner.
Sa voix avait vacillé. Pour la première fois de sa vie, elle le voyait perdre de son incroyable intensité. Sans la quitter des yeux, il s’approcha de l’escalier en colimaçon. Une explosion fit trembler le bâtiment. Sixtine en sentit le souffle et le plafond s’éventra au-dessus de l’escalier. Thaddeus était déjà sur les marches les plus hautes. Il lui sourit, et elle comprit plus qu’elle n’entendit :
— Rappelle-toi la chapelle ! Le secret est dans ton nom, Sixtine !
L’instant d’après, les fenêtres explosaient en une tempête de verre. Et le corps de Thaddeus était aspiré dans le vide, quatre étages plus bas, dans la gueule rouge et béante.