Chapitre 113

Au-Delà Du Vide

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Sixtine marchait dans les rues de Manhattan. Elle était sortie du bâtiment sans aucune brûlure, juste quelques traces de suie et de chaud. Personne ne l’avait remarquée, les pompiers pensant probablement, étant donné son état, qu’elle faisait partie des badauds.

Il fallait qu’elle reste en mouvement. Si elle s’arrêtait, elle s’écroulait. Elle et le monde avec. Il fallait marcher, suivre la ligne. Suivre son ombre, cette amie improbable, la seule à constater qu’elle était toujours vivante. Elle avait passé quinze minutes dans un bâtiment en feu et elle en était sortie sans aucune trace. Elle avait respiré la cendre brûlante et son souffle était intact. Elle était vivante. Thaddeus, lui, était mort.

Thaddeus n’était pas mort.

Thaddeus était mort.

Thaddeus ne pouvait pas être mort.

Elle suivit le trottoir, regardant toujours son ombre. Les morts ont-ils des ombres? Son esprit projetait dans une boucle infernale les images de Thaddeus au milieu du feu. Lui non plus n’avait rien. Pourtant il était mort. Il devait être mort.

Vous êtes revenue de loin.

Le secret est dans ton nom, Sixtine.

Il n’y a pas de futur pour nous tant que nous n’avons pas accompli notre vocation.

Ta sœur jumelle était déjà morte quand tu es née.

Sixtine, m’as-tu oubliée?

Vous êtes l’élue.

Les voix se multipliaient dans sa tête et les images de son passé aveuglaient ses pupilles. Elle essaya de fermer les yeux, mais ses souvenirs étaient projetés sur les gratte-ciels de la ville, sur le ciel jaune, sur le trottoir. Tout était plus grand qu’elle. Rien n’avait de sens.

Et pourtant, tout en avait.

Elle bouscula un homme, il jura; voyant qu’elle ne réagissait pas, il l’invectiva. Mais Sixtine ne sentait rien. Hormis un sentiment d’invincibilité, le feu avait tout dévasté en elle.

Combien de kilomètres parcourut-elle? Qu’importe, elle arriva à destination, sans même avoir pensé au chemin.

Tous les chemins menaient ici.

Elle entra dans un hall vide. Le reste ne fut qu’une série d’actions sans émotion.

Son couteau de nacre sur le cou de l’officier de la sécurité.

Un ascenseur, des dizaines d’étages. Une porte enfoncée, une barrière enjambée. Une alarme qui sonne. Puis le vent dans ses cheveux. Les lumières de la ville en bas. Quelques pas au-dessus du vide. Deux cents mètres au-dessus du vide.

Elle se tenait sur l’aigle du Chrysler Building et observait New York.

Il suffisait qu’elle fasse un pas de plus, et la vie comme elle la connaissait s’arrêterait.

La vie, la mort. La différence lui échappait.

Jadis, elle la comprenait. Elle se souvenait d’avoir vu le corps de sa mère sur les falaises. On lui avait interdit de s’approcher. Elle l’avait vue, Belle au Bois Dormant assoupie sur les rochers, ses cheveux blonds tels des algues dorées sur la roche noire, sa robe blanche déchirée, drapée sur le paysage, le tissu gonflant l’eau. Les secouristes s’affairaient autour de son corps magnifique. C’était comme si elle était seule au monde.

On avait retrouvé des pierres dans ses poches.

— Mademoiselle, restez où vous êtes. Je m’appelle Brian, je suis officier de police, et j’aimerais vous parler.

Il avait un harnais, il était petit et musclé, avec un visage rond. Il sortait tout juste de l’École de Police et voulait impressionner son co-équipier qui se trouvait aussi sur le balcon. Des autres unités arrivaient. Elle savait tout cela.

— Mademoiselle, vous pouvez me parler, je suis là pour vous écouter. 

Elle savait qu’il n’arriverait jamais jusqu’à elle. Encore une chose dont elle était convaincue.

Thaddeus avait été sa raison de vivre, il l’avait trahie et il était mort. Seth l’avait tuée. Gigi était morte, sa mère aussi.

Il était temps de retrouver la rivière verte.

— Je vais m’approcher de vous, je vous tends la main. Il vous suffit de prendre ma main.

Une minuscule partie d’elle hésita. Faire semblant qu’elle pouvait vivre sans Thaddeus, sans les réponses. Faire semblant qu’elle avait juste survécu à la pyramide et qu’elle recommençait sa vie.

Comme le jour de la mort de Gigi. Elle avait eu de l’espoir, à cet instant-là. Thaddeus l’avait embrassée et lui avait promis que tout irait bien. Mais à présent ces illusions n’étaient plus que des cendres. Comme les livres de la bibliothèque de Thaddeus. Comme ses mots.

— N’ayez pas peur, Mademoiselle. 

Non, elle n’avait pas peur. Bientôt elle aurait ses réponses.

Elle fit un pas en avant et sauta.

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