Chapitre 116

Vatika

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La nausée serra la gorge de Florence. Derrière cette porte se trouvait sa mère. Et un pressentiment terrible.

Elle était sur le point de réaliser un rêve vieux de vingt-cinq ans. Mais le courage se dérobait. Elle ferma les yeux. Combien aurait-elle donné pour retourner chez elle à Londres, dans sa vie ordinaire? Remonter jusqu’au temps béni de l’ignorance, avant cet hôtel sinistre, avant Le Caire, avant la pyramide? Avant Max? Le souvenir jaillit de son ventre : les yeux de Max, ses doigts caressant son visage, le baiser au parfum de dattes et de miel.

Non, pas avant Max. Même si elle avait tout gâché, elle tenait à son cœur brisé.

Elle inspira d’un coup, et poussa les portes.

Elle ne distingua pas tout à fait la silhouette qui l’attendait, à une cinquantaine de mètres d’elle. Elle ne la vit pas parce qu’il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre le décor irréel devant ses yeux.

Elle se tenait au beau milieu d’une vaste caverne. Un monde de parois marbrées, de stalactites, de rochers en arabesques, de camaïeux d’ocre et de vert et de noir. Elle s’avança vers un petit pont reliant deux falaises. Le sol sur lequel sa roche blanche traînait dessinait en mosaïque la même croix à embout que sur le ventre des époux Pryce. Le vide au-delà brillait d’une lueur verdâtre; elle provenait d’une rivière dont le lit était large d’une dizaine de mètres. Elle essaya d’en sonder le fond, hypnotisée par les remous émeraude.

— Florence?

La voix ressemblait au cours d’eau : onctueuse et claire, mais trahissant des profondeurs cassantes. Elle venait d’une fine silhouette que les rochers immenses rapetissaient encore.

Sa mère.

Elle était petite, comme Florence. Contrairement à sa fille, elle était très mince, presque fragile. Ses cheveux bruns, parsemés de quelques esquisses de gris, étaient coiffés en une longue tresse. La peau de son visage ne trahissait pas qu’elle avait près de cinquante ans. Elle portait une longue robe ample vert sombre qui lui donnait un air monastique. Ses yeux, d’un bleu très pâle, brillaient d’une grande curiosité. Son sourire était tout aussi placide. Mais ses doigts, dont la blancheur contrastait avec sa robe, se mêlaient nerveusement. 

Florence traversa le pont, sentant sur elle le regard de sa mère. Lorsqu’Eloïse vint à sa rencontre, elle approcha une main du visage de sa fille, puis la retira. Des larmes étoilèrent ses yeux et son sourire se fit plus tendre.

— C’est toi, Florence, c’est vraiment toi? Je t’attends depuis longtemps, tu sais, dit-elle de sa voix de caverne.

— Je ne sais ni où on est, ni ce que je fais ici, mais c’est moi, ça au moins, j’en suis certaine, dit Florence, la gorge serrée.

— J’ai l’impression que c’était hier que je te laissais avec ton père, pour que tu trouves ta voie. Je n’ai jamais perdu espoir, tu sais. J’ai toujours su qu’elle te conduirait jusqu’ici.

— J’ai juste mis trente-deux ans.

Sa mère la prit dans ses bras. Elle se laissa faire, mais son corps refusait de répondre à ce geste tendre. Puis elle reconnut soudain l’odeur dans ses cheveux.

De la fleur d’oranger.

Des images lointaines la submergèrent. Le parfum du temps du bonheur, si loin qu’elle pensait l’avoir oublié. Mais tout était là, à fleur de peau.

Sa mère la guida sur un chemin étroit creusé dans la roche et saisit une torche lovée dans une niche.

— Je vais te montrer mon jardin secret. C’est incroyable, n’est-ce pas?

Florence répondit un «oui» timide et dut se concentrer sur ses pas qui longeaient une paroi noire marbrée le long de la rivière. La torche formait des ombres mouvantes.

— Ton père m’a tout raconté sur toi. Tu es devenue une femme admirable. Je sais que je n’y suis pour rien, mais je ne peux pas m’empêcher d’être fière.

Florence sentit la tiédeur délicieuse de la fierté dans sa poitrine, remplacée immédiatement par l’amertume du sentiment d’imposture. Qu’avait-elle vraiment accompli?

— Les coïncidences m’ont bien servi, dit Florence doucement.

— Il n’y a pas de coïncidence, dit sa mère sur un ton qui n’autorisait pas le doute. Elles sont juste un rappel de notre ignorance sur les liens invisibles qui unissent toutes choses. Si tu es ici maintenant, c’est que tu es prête à le découvrir.

— Les délires de Vivant avec Félicie et les orphelines? C’est ça, mon héritage?

Florence fut la première surprise du tranchant de sa répartie. Eloïse se retourna, le visage choqué, la main sur la poitrine.

— Remercions le ciel, les barbaries du temps de Vivant Mornay n’ont plus cours aujourd’hui.

— J’ai vu la même croix sur le ventre d’une fille qui est sortie d’une pyramide les pieds devant.

La colère colora les joues pâles d’Eloïse et assombrit ses yeux.

— Ceux qui s’approprient notre philosophie et ne respectent pas le miracle qu’est la vie méritent de brûler en enfer.

— Je ne te le fais pas dire, dit Florence timidement, impressionnée par la rage contenue dans la voix de sa mère.

Elles continuèrent leur route. En s’éloignant du bâtiment central avec son square, le chemin devenait de plus en plus escarpé et obscur. C’était comme gravir une montagne à l’intérieur d’une montagne.

— Eloïse? demanda-t-elle.

— On m’appelle Vatika ici.

Florence plissa les yeux.

— Comme la déesse étrusque?

— Tu m’impressionnes. Que voulais-tu me dire?

— Je peux partir d’ici quand je veux, n’est-ce pas?

— Bien entendu, sourit Vatika. Si tu veux partir, tu n’as qu’à me le dire et je te guiderai vers la sortie. Mais n’essaie pas de trouver ton chemin toute seule. La grotte compte plusieurs centaines de kilomètres de tunnels, et certains sont très dangereux. Tu pourrais passer ta vie entière ici et ne jamais trouver de sortie.

Un frisson parcourut le dos de Florence. L’inquiétude sourde tapie dans ses tripes lui soufflait de partir dès maintenant. Mais il était plus aisé de se laisser porter par ce courant invisible, alimenté autant par la curiosité que par le désir puissant de faire plaisir à sa mère.

— Papa ne m’a pas expliqué… bégaya Florence.

— … ce que je fais là? Je suis le guide.

— Aïe!

Florence frotta son front, qu’elle venait de cogner sur une stalactite.

— Et visiblement, je ne fais pas bien mon travail. Tiens, mets ton pied ici, et baisse la tête!

Elles venaient d’entrer dans une série de cavernes plus étroites et plus sombres, si bien que Florence était complètement perdue. En dehors du faisceau de la torche, tout n’était qu’une masse noire insondable. Elle sentit ses poumons se contracter : la crise de claustrophobie était enclenchée. Au moment où la peur menaçait d’atteindre son paroxysme, elle vit une lueur au bout d’un tunnel. Elle s’y précipita, le cœur martelant sa poitrine.

Soudain, elle vit sa mère sursauter.

— Qu’est-ce qu’il y a?

— Rien, dit Vatika après avoir scruté l’immense plafond en stalactites.

Florence vérifia elle aussi. Sa mère mentait : elle avait senti quelque chose. Son pouls s’accéléra, et instinctivement, elle se pressa vers la lueur à l’autre bout de la caverne. Ce qu’elle vit alors la cloua sur place, ses yeux papillonnant d’incrédulité.

De l’or.

De l’or partout.

Comment elle réussit à descendre les marches sculptées dans la roche, elle aurait été incapable de s’en souvenir.

Ses yeux n’étaient pas assez vastes pour tout voir, et ce n’était pas faute de les ouvrir en grand. Sous la falaise, sur une sorte de quai donnant sur la rivière verte, étaient exposées de colossales statues égyptiennes, assyriennes, perses, grecques. Puis dans des centaines de niches creusées à même la roche, sur une hauteur d’une vingtaine de mètres, étaient cachés des plus petits trésors. Plus d’un millier de pièces uniques et précieuses offraient leur beauté millénaire au visiteur.

Un doctorat d’archéologie classique de l’Université d’Oxford lui permettait d’être certaine : chacune de ces pièces méritait de rejoindre les collections des grands musées internationaux.

— La plus importante collection privée au monde, murmura Vatika, son visage brillant de fierté.

Florence dévala les dernières marches puis traversa une passerelle en bambou suspendue au-dessus des remous de la rivière verte. Une fois sur le quai, son cœur s’envola, gonflé d’éblouissement. Elle marcha parmi les statues géantes, ses mains caressant le marbre, le bronze, l’or.

— Ah, les marbres du Parthénon. Alors Lord Elgin ne les a pas tous légués au British Museum? Et lui, ce taureau ailé, un Lamassu, il vient du palais de Khorsabad, n’est-ce pas?

Elle s’approcha de la paroi contre laquelle reposait un échafaudage de bambou, pour accéder aux niches en hauteur.

— Et cette parure en or, Lambayeque, nord du Pérou. Non! Plus à l’est, la culture Moché. Ça provient des tombes royales de Sipan, oui, les seigneurs de Sipan, c’est évident.

Elle parlait encore et toujours, comme si la parole pouvait exorciser les questions qui se bousculaient dans son esprit. Elle se permettait l’ivresse de les sentir sous ses doigts, de se les approprier comme s’ils étaient à elle. Lorsqu’elle rejoignit sa mère sur la passerelle, elle était essoufflée par le vertige de sa découverte.

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi extraordinaire.

— Mais ce que tu n’as pas vu est tout aussi extraordinaire, dit Vatika, la satisfaction éclairant son visage.

— Pardon?

Vatika tourna la tête et Florence suivit son regard. À l’opposé des statues, de l’autre côté de la rivière verte, était suspendu un immense linceul blanc, d’une trentaine de mètres de haut. Il pendait du plafond et balayait le sol luisant et lisse de la caverne.

Il fallut à Florence plusieurs secondes pour découvrir que ce n’était pas un linceul. C’était la lumière de la lune, dont une ouverture laissait passer les rayons. Une clairière.

— La sortie de la grotte…

— Une des sorties, rectifia Vatika.

Florence plissa les yeux. Au-delà des rayons blancs, elle distingua, accroché à la paroi, un gigantesque escalier en bambou.

— Cette ouverture donne sur une clairière dans la jungle, à seulement une centaine de mètres d’un chemin. Et à peine deux kilomètres plus loin, tu as un village, et la nationale vers Dong Hoi. Veux-tu partir maintenant?

Un éclat d’une étonnante intensité animait les pupilles de Vatika.

Florence fixa l’escalier en bambou, songea à l’hôtel sans âme, aux murs sans fenêtres, à la vision de l’homme au couteau. Un tic nerveux agita ses doigts.

— Alors? demanda Vatika.

Florence passa alors les bras autour des épaules de sa mère et lui souffla, l’œil tout aussi brillant que le sien.

— Pas avant que tu aies répondu à quelques questions, ma chère maman.

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