Chapitre 117
Ascension

Max et Bian suivirent les hommes à travers la grotte.
Le groupe pénétra dans une autre partie de la caverne aussi gigantesque que celle qui abritait les pagodes. Ils s’installèrent au pied d’une stalagmite géante. Autour des hommes, une formation géologique circulaire en espalier ressemblait à un petit amphithéâtre. La roche était couverte d’une vive couleur verte.
— Des algues, souffla Bian.
Les hommes s’assirent en rond sur les différents niveaux, et un brouhaha confus s’éleva.
Puis un homme, trapu, chauve et portant des lunettes argentées, s’avança vers le centre de l’amphithéâtre, un petit coffre en bois rouge sous le bras.
D’un geste de la main, il fit taire le bruissement des voix. Il leva le coffre au ciel, puis entonna une incantation monotone en latin. Les autres l’imitèrent. Les prières récitées à la va-vite suscitaient peu d’ardeur religieuse. Au bout d’une minute ou deux, l’homme du centre remit le coffre sous son bras. Quelqu’un lui passa une torche, puis il se dirigea vers le pied de la stalagmite.
Sur son flanc se dressait un escalier en bambou, que l’homme chauve commença à monter. Max prit ses jumelles et suivit son ascension. Il avançait lentement, et, à peine arrivé au quart, était très essoufflé. La torche faisait briller sa peau devenue rougeaude d’effort.
Le jeune archéologue essaya de se rappeler où il avait vu ces traits bouffis. Dans une publication sur le monde antique ? Son nom lui échappait.
Pendant ce temps, les hommes en bas parlaient entre eux à voix basse, tout en jetant des coups d’œil à la stalagmite. Leurs expressions ne montraient qu’exaspération et impatience, et peu de recueillement.
Puis, au bout de longues minutes, l’homme chauve pantelant plaça le petit coffre rouge dans une niche naturelle dans la paroi. Max découvrit alors des dizaines de coffres rouges coincés le long de la colonne de pierre. Il se souvint des Torajas, ce groupe ethnique indonésien du Sulawesi du Sud, qui enterraient leurs morts dans des tombes creusées à même la paroi des falaises.
— Je te parie que c’est les cœurs des défunts, dans les coffres, souffla Max.
Bian fit la grimace.
Lorsque l’homme arriva enfin au sommet, ses jambes étaient si tremblantes qu’il dut se pencher, mains sur les cuisses, pour reprendre son souffle. Puis il plaça la torche sur l’apex, ce qui éclaira une large partie de la caverne.
C’est alors que Max le reconnut.
C’était Helmut von Wär.
Max fut immobile un instant, la portée de cette découverte essayant de se frayer une place dans ses certitudes.
Lorsque von Wär entama sa descente, les hommes dans l’amphithéâtre se firent plus silencieux. Mais dès qu’il toucha le sol, comme si elles répondaient à un signal tacite, les voix explosèrent en une cacophonie furibonde.
Max et Bian profitèrent du vacarme pour se rapprocher d’eux. Ils se tapirent derrière un rocher vert qui abritait une oasis de plantes exotiques. Enfin ils étaient assez près pour distinguer les mots et les visages de cette congrégation lugubre et énervée. Une chose était certaine : leur exaspération était entièrement dirigée vers Helmut von Wär.
— Tu nous avais dit qu’Aslanian était mort ! Et la petite Pryce aussi ! criait l’un d’eux.
— Tous les journaux dans mon pays ne parlent que de Néfertiti. Ma réputation est ruinée !
— Pourquoi Néfertiti n’a-t-elle pas été amenée devant le Conseil ?
— On n’a pas eu de vote depuis la mort d’Elizabeth. La Haute Lumière doit être élue ! Tu nous as promis qu’elle arriverait bientôt !
Helmut von Wär s’épongeait le front.
— Tu as présidé aux cérémonies sans qu’il y ait de vote ! vociféra un autre. Tu n’es pas légitime !
À ces mots, von Wär éclata.
— Je suis plus légitime que n’importe lequel d’entre vous ! J’ai été Haute Lumière de mon temps ! Qui a fondé Humanitas, sur les cendres des rêves de Vivant Mornay ? Qui a eu le courage d’ouvrir ces possibilités pour vous et vos femmes ? Qui a vu sa fille sacrifiée pour ce rêve…
Sa voix s’étrangla et il ferma les yeux, lèvres pincées. Après quelques secondes, il se reprit et déclara sur un ton grave :
— Notre fraternité connaît la plus grande crise de son existence, certes. Aslanian continue sa croisade contre nous avec la perfidie que nous lui connaissons. L’imposture de Néfertiti a frappé au plus tendre de nos cœurs. Mais mes frères, rappelons-nous nos forces, et ce que nous savons. Personne ne peut venir déranger notre paix ici. Ils peuvent bien nous assiéger, nous sommes protégés par la grotte, nos stocks qui comptent plusieurs mois de vivres, et nos coffres qui nous permettront de régler les affaires et de restaurer nos réputations. Le monde a la mémoire courte, de nos jours. Dans quelques semaines, lorsque nous émergerons à la lumière, l’opinion publique déversera son outrage sur un autre scandale, et nous aurons bougé les pions pour retrouver nos places. Et ne l’oublions pas : notre foi nous distingue du commun des mortels. Ne vous torturez pas avec les scandales passagers de ce monde, alors que celui d’après, infiniment plus riche, nous réserve une place au soleil. Bientôt, nous aurons une Haute Lumière, et nous prospérerons.
La plupart des hommes murmurèrent un « Amen » et semblèrent relativement apaisés. Mais un vieil homme dont le visage était couvert de taches beiges et de couperose, s’avança, s’aidant d’une canne. Le col de sa robe noire flottait autour de son cou maigre.
— Et si Aslanian vient nous trouver ici ?
— Que veux-tu qu’il fasse à un seul contre nous tous ? dit von Wär. Il fait sa croisade seul ces jours-ci. Il est impuissant face à notre fraternité.
— Mmm, grommela le vieillard. Tu sais ce que je soupçonne depuis plusieurs mois. J’ai retrouvé des écrits.
— Je sais ce que tu crains, interrompit von Wär. J’ai lu ces écrits. Et justement, ils donnent des solutions pour neutraliser les créatures comme lui. Je lui réserve un voyage dans l’éternité. Courtoisie des Néo-Assyriens.
— Tu es bien prétentieux, rétorqua le vieillard, dédaigneux. Prétentieux ou fainéant. Ce n’est pas Néfertiti qui va nous perdre, c’est ton aveuglement. Je préfère ne pas être témoin de la chute de mes frères. J’ai prévu mon ascension pour ce soir.
Des murmures passèrent au milieu des hommes, jusqu’à ce que des voix s’élèvent.
— Ton ascension ? Ce soir ?
— Tu es sûr ?
— C’est trop tôt !
Il fit le silence en levant sa main arthritique.
— Cela faisait quelque temps déjà que j’y pensais. Les instructions ont été données. Humanitas recevra quatre-vingt-dix pour cent de ma fortune, comme je l’ai promis. Et la collection des artefacts vikings. Prions pour qu’Humanitas existe toujours pour recevoir ce don.
— Tu ne peux pas partir ce soir, déclara von Wär. Nous n’avons pas le temps pour la cérémonie complète. Et Vatika ne peut pas…
— Je n’ai pas besoin de Vatika, cracha le vieillard. Je tolère ses salamalecs en temps de paix. Mais la guerre arrive. Je pars ce soir.
— Tu pars seul ? demanda l’un d’eux.
— Non, répondit le vieillard, dans un sourire.
Il renifla, et essuya son nez avec sa manche.
— Et celle qui m’accompagne ne s’est jamais encombrée de manières non plus.