Chapitre 118
Le Guide

— Que sais-tu de l’au-delà ? demanda Vatika.
Elles étaient arrivées dans une petite caverne, dont l’une des parois formait des escaliers. À mesure que Vatika allumait des photophores placés tout autour de la grotte, la lumière revenait. Peut-être Florence commençait-elle à s’habituer, mais sa claustrophobie semblait se calmer.
— Le paradis, l’enfer, tout ça ? demanda Florence, en s’asseyant sur l’une des marches que formait la paroi. Je n’y ai pas beaucoup pensé. Pour moi, une fois qu’on est mort, on cesse d’exister, donc il n’y a plus trop de soucis à se faire. C’est assez scientifique.
— Oui, c’est tout à fait scientifique. La science est une religion toute jeune.
— Ce n’est pas une religion, ce sont des faits.
— La science est une religion toute jeune, répéta Vatika, ignorant la remarque de Florence. Elle est née il y a à peine cent cinquante ans. La plupart des religions ont plusieurs milliers d’années. Si on parle de l’idée essentielle qu’elles partagent toutes, soit l’existence d’une vie après la mort, elle est plus vieille encore. Elle date des peintures rupestres de nos ancêtres il y a quarante-mille ans. Et la science que tu chéris tant, à travers l’archéologie, nous informe que même les Neandertal adhéraient suffisamment à ces croyances pour eux aussi créer des sculptures dans leurs grottes. Donc on remonte à au moins cent mille ans, soit la nuit des temps. Tu vois à quel point l’idéologie scientifique du « rien après la mort » est neuve. Mais le problème, ce n’est pas juste la science, c’est aussi le langage.
— Le langage ?
— Oui, le langage sépare la vie de la mort.
— Je crois qu’il y a plus que le langage qui sépare la vie de la mort, ricana Florence.
— Non, la vie et la mort sont simplement les deux faces d’une seule et même chose. L’étape de l’existence de l’âme, où nous avons une enveloppe corporelle, un cœur qui bat, un intestin qui digère, et un cerveau qui nous donne l’illusion de notre égo, on l’appelle la vie. La mort est à la fois le moment où l’enveloppe corporelle et l’égo cessent d’exister, mais c’est aussi le temps — si temps il y a — après la vie. C’est la non-vie. Mais comment appelles-tu le temps avant la vie ?
Florence bégaya une réponse incertaine.
— On ne peut pas l’appeler « mort » parce que justement le mot a une connotation négative, alors que le temps avant notre vie est forcément porteur d’optimisme, s’il a conduit à notre naissance. Mais pourtant c’est la même chose, c’est le temps de non-vie. Et c’est lui qui donne tout son sens à la vie. Sans mort, sans début et sans fin, notre existence n’aurait aucun sens.
Florence plissa les yeux.
— La vie et la non-vie sont un tout, qui est le parcours de nos âmes immortelles. Une fois notre enveloppe corporelle obsolète, nous passerons dans un autre monde. La frontière qui nous sépare du monde d’après est aussi mince et aussi légère qu’un voile.
— Okay, admettons, dit Florence. Mais quel rapport avec la caverne d’Ali Baba en bas ?
— Le rapport, c’est que tout l’art produit par les hommes depuis la nuit des temps se rapporte à cet autre monde.
— Faux, dit Florence après une courte réflexion. Les Romains, par exemple, ne s’intéressaient pas à la vie après la mort.
— Mais ils avaient tout un panthéon de dieux et de déesses. Toutes les œuvres d’art, comme leurs offrandes, avaient pour fonction de les honorer.
— Pour récupérer des faveurs dans ce monde-ci, pas dans l’autre.
— Il demeure que cet autre monde spirituel était tout près d’eux, et qu’il est leur plus grande préoccupation. Aïe.
Vatika agita son doigt, que la cire chaude venait de brûler.
— Enfin, la raison pour laquelle nous avons ces objets d’art ici, dans cette grotte, c’est pour nous permettre d’être en communion constante avec l’autre monde.
— Pourquoi la grotte ?
— Parce qu’elle abrite les ténèbres. Elle éteint le monde extérieur, d’une certaine façon. Les sens n’existent plus. Il n’y a plus de temps non plus. On se concentre sur l’invisible, plus sur le visible.
Vatika posa les photophores et vint s’asseoir aux côtés de sa fille.
— C’est aussi le tunnel vers l’autre monde, dit-elle doucement. L’homme le sait depuis cent mille ans.
Florence ne sut quoi répondre. Sa mère prit ses mains dans les siennes.
— Ce n’est pas juste un débat philosophique, Florence. C’est la clef du bonheur.
— La clef du bonheur ? dit Florence, que le geste tendre de Vatika embarrassait.
— Une fois qu’on accepte que la mort n’est qu’une autre étape, que nos âmes font un voyage beaucoup plus grand que la seule expérience terrestre, et qu’au bout il y a la connaissance suprême… Alors soudain, on n’a plus peur de la mort ! Ça n’a plus de sens, c’est aussi absurde que d’avoir peur de ce qui est au-delà de l’horizon ! L’incertitude, le changement, tout cela devient simplement des méandres de notre destinée immortelle ! Même le deuil n’a plus d’emprise sur nous. On est invincible !
Les yeux de Vatika brillaient d’une intensité quasi religieuse, et Florence se perdit pendant de longues secondes dans son regard. Puis elle retira ses doigts de la main de sa mère et se recroquevilla, les mains sous les cuisses.
Pour une raison étrange, elle repensa à Max à cet instant. Cette immense douleur qui creusait encore des trous dans son âme semblait s’adoucir devant l’éventualité de quelque chose de plus grand, de plus vaste que la vie elle-même.
— Tu as peut-être raison, dit Florence, timidement.
Vatika caressa ses cheveux.
— Tu y viendras, peut-être. Il m’a fallu trente ans pour le comprendre, je n’attends pas que tu sois convaincue en quelques heures. Quoique…
Florence tourna la tête vers elle.
— Beaucoup sont passés ici, et sont arrivés à l’éveil en moins d’une journée. Il se passe des miracles dans cet endroit.
Florence fronça les sourcils.
— Il y a beaucoup de monde qui passe ici ? Tu disais que tu étais guide. Mais pour qui ?
— Pour elles.
Devant la mine interrogative de Florence, Vatika montra la paroi face à elle, éclairée de dizaines de photophores.
Florence eut un mouvement de recul. Elle s’agrippa à la main de sa mère.
Des visages de femmes sortaient de la roche.