Chapitre 130
Capitulation

La lumière s’était à peine éteinte que le singe hurlait déjà dans le crâne de Sixtine.
— Elle arrive ! Elle arrive !
Ses mains tentant de suivre une paroi, ses pieds cherchant chaque pas, Sixtine essayait d’avancer à travers ce qui vivait dans le noir.
Néfertiti restait tapie dans un coin, préférant envoyer sa cour infernale en éclaireur. Parfois des spectres apparaissaient, plus grands qu’elle, n’appartenant à aucune réalité, et la narguaient, sous les applaudissements du singe. Parfois ils disparaissaient, laissant dans leur sillage noir et silencieux la possibilité de présences plus terrifiantes encore.
Ils ne vivaient pas dans l’obscurité autour de Sixtine.
Ils vivaient dans l’obscurité à l’intérieur d’elle.
L’horreur l’empêchait de respirer. Elle ne pouvait pas arrêter son souffle, comme dans la piscine. Chaque inspiration était doublée de cailloux coupants qui coulaient dans ses poumons et en arrachaient des cris. La sueur glaçait son dos alors qu’un brasier brûlait dans ses membres. Son corps n’était fait que de sursauts, s’apprêtant mille fois à faire face à des menaces invisibles.
— Elle arrive ! Elle arrive !
Lorsque les hurlements du singe emplissaient son crâne, leur souffle puissant faisait voler en éclat le peu de courage qui lui restait.
— Non, laissez-moi ! Laissez-moi ! gémit-elle.
Elle comprit soudain que ce n’était plus la peine de continuer. La source de la joie était empoisonnée pour toujours. Ils avaient transformé l’espérance en une misère poisseuse.
Elle voulait les supplier de la laisser mourir. Elle priait le ciel pour que la grotte l’engloutisse, pour être délivrée des fers de la peur. Pourtant elle avait peur de cette délivrance.
Le singe riait.
— Elle capitule ! Les anciens avaient raison ! Ils avaient raison !
Sixtine tomba à terre et se recroquevilla pour pleurer. Mais la peur avait irradié même les larmes.
— Elle capitule ! Les anciens avaient raison !
Le visage contre le sol de roche, ses lèvres sèches goutant la pierre, dans la position de fœtus, Sixtine entendit une dernière fois le singe, puis se retira du monde, le corps secoué de souffrance.
Combien de temps demeura-t-elle au milieu de ces ténèbres infinies, attendant une mort qui ne viendrait jamais ?
Alors une sensation nouvelle, légère, se fraya un chemin parmi ses sens ravagés.
Une caresse de plume.
Elle la refusa d’abord, se recroquevillant encore plus sur elle-même. Puis elle la laissa calmer son être. Elle la reconnut. Elle avait été là pendant toute la vie de Jessica et pendant toute la sienne.
C’était le signe de la présence de sa mère.
Lorsque son esprit s’éveilla, le singe et les voix revinrent en force. Mais Sixtine s’accrocha à la légèreté de cette plume. Son infime fragilité semblait intimider le singe et son armée de peurs.
La plume devenait armure.
Elle menaçait à chaque instant de virevolter dans l’invisible et d’abandonner Sixtine. La seule façon de la garder près d’elle, de s’approprier son pouvoir, c’était de se rendre. De ne plus offrir de résistance à la peur. De la laisser entrer, et de l’accepter.
Lentement, Sixtine se redressa, la plume attachée à son souffle court. À chaque fois qu’elle résistait à l’obscurité, la plume dérivait. Alors Sixtine, tremblante, s’ouvrit à elle, et commença à mettre un pas devant l’autre.
Son pied dérapa. Elle réussit à se redresser. Après une seconde ou deux, elle entendit un bruit lointain, sous elle, comme une pierre qui se fracasse dans un abysse. Elle devait être au bord d’un gouffre.
La trêve offerte par la plume laissa entrer le souvenir de Max et de ce don qu’il venait de lui faire. L’angoisse était toujours là, mais elle coulait à travers elle comme une rivière verte, avec ses courants, ses tourbillons, ses maelstroms. Elle la regardait couler, mais ne se noyait plus dedans.
— Elle capitule ! Les anciens avaient raison !
— Je ne capitule pas !
Le hurlement de Sixtine se réverbéra dans les ténèbres. Sa voix était immense. Bien plus grande que toutes les autres, qui soudain se taisaient. Le silence s’imposa et cette fois-ci, il lui obéissait.
— Néfertiti ! cria-t-elle, du plus profond de son ventre.
Ses dents étaient serrées, son âme sur le fil, prête à virer dans la terreur. Mais elle s’accrocha à sa propre fragilité.
— Néfertiti ! Je viens me prosterner devant toi !
Alors les yeux vides de Néfertiti emplirent tous les recoins du monde visible et invisible.
— Néfertiti ! Je ne t’ai pas oubliée, dit Sixtine, tremblante.
— As-tu compris le secret dans ton nom ?
La voix était tonnerre et silence en même temps.
— Oui.
— Ton cœur va-t-il trahir ?
— Plus jamais. Il en a fait la promesse sur la pyramide.
— Es-tu prête à accomplir ta destinée ?
— Oui.
— Sais-tu qui tu es ?
— Oui.
— Qui es-tu, Sixtine ?
La source de la gratitude, jadis tarie, inonda son être. Elle n’arrêta pas ses flots. Ils ouvrirent grand l’endroit des peurs, l’endroit des doutes, l’endroit de l’amour et du deuil et de l’ordre des choses.
— Je suis l’ange gardien, répondit Sixtine.
La reine Néfertiti, le menton haut, la fixa de ses yeux vides. Elle sonda les tréfonds de son âme, pour trouver l’endroit de la foi. Elle le retrouva grand ouvert aussi.
— Fais confiance à l’œil que je t’ai donné.
Mais cette fois-ci, l’œil d’Horus n’investit pas l’obscurité. Néfertiti disparut, et avec elle, les derniers échos faibles des cris du singe. Elle a capitulé ! Les anciens avaient raison !
Puis tout redevint sombre et silencieux.
Oui, elle avait capitulé. Et en capitulant, elle avait gagné sa force et terrassé la peur.
Les ténèbres, elles, étaient désarmées. Elles n’étaient plus que du rien. Du vaste rien.
Sixtine se retourna, espérant que quelque chose la guiderait, mais elle se heurta à nouveau au vide noir.
Était-elle revenue au point de départ ?
— Max ?
L’écho de sa voix voyagea loin. Puis soudain, une lumière blanche glissa sur ses pieds, sur ses mains, sur tout son corps. Elle leva la tête. Un rayon de lune déversait sa clarté sur elle et l’aveuglait.
Elle découvrit alors que le chemin qu’elle avait emprunté courait sur l’arête d’une haute falaise étroite se projetant, comme une passerelle en équilibre, au milieu d’une vaste caverne. Elle regarda sous elle : des stalagmites immenses sortaient de terre, obscurcissant le sol lointain.
Les rayons de lune continuaient à inonder la caverne de clarté et révélaient petit à petit ses parois.
C’est alors qu’elle vit, comme à travers un voile, des centaines d’hommes et de femmes assis sur les rochers.
Ils étaient aussi nombreux que les personnages de la chapelle Sixtine, et la regardaient avec bienveillance.
Les larmes se mêlèrent à son sourire lorsqu’elle aperçut sa mère, un sourire tendre adoucissant encore son visage virginal.
À côté d’elle était assise Jessica, le regard fier. Puis Gigi, ses yeux pétillants de présence.
Lorsqu’elle voulut faire un pas pour les retrouver, elle se rappela qu’elle était entourée d’un immense gouffre. Elle sonda le vide pour trouver un pont, un passage, qui pourraient la rapprocher d’eux. Elle n’en trouva pas.
Et lorsqu’elle releva la tête, ils n’étaient plus là.
Mais la lumière, elle, lui montrait le chemin.