Chapitre 133

La Déposition de Lanaa Steele (I)

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ÉTAT DE LA LOUISIANE

NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT

Dossier no 86-934-S


Déclaration écrite soumise par le témoin


Témoin : Lanaa Steele

Feuillet 1/15


21 octobre 1987


Il y a quelque chose dans le vent, cette nuit.

Non, il ne fait pas encore tout à fait nuit. C’est l’heure entre chien et loup.

Chien ou loup, là-bas, au-delà des chênes qui pleurent des larmes de mousse, un prédateur retient son souffle. Prêt à mordre.

Depuis le porche de ma maison sur pilotis qui surplombe la clairière, je guette. Je respire profondément, à l’affût d’un indice invisible.

Le parfum d’un samedi soir ordinaire me réconforte : le caoutchouc brûlé, l’essence, les éclosions mûres du bayou. Les filles de mon club de moto font des cercles sur le bout de terre au centre de la trouée, leurs pneus échauffés nappent la terre humide de fumée rose. Les machines rugissent, les filles crient, rient, la radio crache les derniers tubes à la mode. Les vibrations des moteurs font trembler la peinture écaillée de ma vieille maison.

Seule la chaleur est trop tardive pour être honnête. Le vent est une caresse chaude qui m’invite à la langueur et me fait un instant oublier ma solitude ; mais bientôt il faufile son ventre froid sous ma peau et provoque un frisson amer.

On est en 1987 et novembre approche. Peut-être que c’est juste l’automne qui se fait attendre et énerve les créatures de la forêt.

Mes doigts, suivant un instinct dont je ne suis pas consciente, plongent dans ma poche et rencontrent la douceur familière du carton usé.

Mes cartes d’oracle.

Je guette les braises du brasero dansant dans le ciel mauve comme des lucioles, pendant que mes mains battent les vingt-quatre lames avec la précision de gestes acquis depuis l’enfance. Les cartes glissent, malgré leur âge centenaire. Elles dansent et tournent, et l’Œil d’Horus ornant vingt-quatre fois leur dos semble s’éveiller. Mais je ne le regarde pas, je fixe toujours le ciel, plissant les yeux.

Soudain, les cendres orange et grises changent de direction, comme prises dans un tourbillon hargneux. Je lève ma main à la hauteur de mon visage et découvre la lame entre mon index et mon majeur.

La PYRAMIDE.

Instinctivement, je traque les ombres autour de la clairière. Cela fait des mois que le Jeu ne m’a pas offert ce signe : la lame du destin. Une confirmation de plus de ce que tout le soir susurre.

Il ne me faut pas longtemps pour découvrir ce que le vent amène.

Il vient juste d’émerger de la forêt : un homme grand, Noir comme moi. Jeune, à en juger par son allure vive, presque nerveuse, et son bombers. Dans sa main, un porte-documents. Il fait attention à rester en lisière, à suivre cette frontière entre la lumière et l’obscurité.

— Lanaa !

Cicely m’interpelle d’en bas. Une bouteille de Cognac dans une main et un flacon d’absinthe dans l’autre, le crâne rasé d’un côté et une longue mèche raidie au fer de l’autre, son décolleté débordant de son blouson de cuir rouge, elle donne un coup de menton en direction de l’homme, ce qui fait tinter ses lourds colliers en or. Les autres filles l’ont vu aussi.

L’atmosphère change d’un coup.

Un coup d’œil vers la seconde carte entre mes doigts : au milieu du bleu de la nuit, le SCARABÉE d’or.

Le Jeu me confirme ce vent qui tourne, mais m’intime d’avoir confiance. Un monde se ferme et un autre s’ouvre, sous le signe du scarabée sacré. L’espoir rayonne de cette lame pourtant sombre. Alors pourquoi mes doigts s’agitent-ils, comme s’ils avaient senti un mauvais présage ?

Les filles continuent à faire hurler leurs engins et brûler les pneus ; elles rient comme si elles n’avaient rien à perdre. Mais elles l’ont vu : le moment précédent l’arrivée de l’homme, la clairière était emplie de joie. À présent, la méfiance pulse en ces lieux.

Douze filles des mauvais quartiers de La Nouvelle-Orléans. Elles attendent toute la semaine pour venir dans la clairière, avec leurs motos achetées d’occasion et customisées en secret. Elles sont mes collègues du chantier naval, caissières à la supérette, serveuses au diner, shampouineuses. Cicely est femme de chambre pour une grande famille de la ville ; sa patronne la renverrait si elle savait.

Elles sont jeunes, féroces et Noires, des anomalies dérangeantes, des valkyries vaudoues faisant rugir leurs cent chevaux sur des beats de hip-hop. Elles forment le seul gang de motardes de tout le Sud.

Et ce soir, face à cette intrusion sur leur territoire sacré, répondant à un signe que pourtant personne n’a fait, elles accélèrent et attaquent la piste avec hargne. La gomme brûlante trace des runes circulaires. Les sept cercles de l’enfer.

L’homme hésite. Disparaît dans les ombres de la forêt devenue impénétrable.

Douze filles, protégeant d’instinct notre clan, comme une seule femme.

Je suis la treizième. La cheffe de gang. Je suis celle qui observe, qui protège et qui mord. Je n’ai pas encore vingt-sept ans. Mais la vie s’est chargée de m’en donner plus.

— Lanaa Steele ?

L’homme est ressorti de derrière le halo orange du brasero. Il a crié mon nom depuis le bas des escaliers raides, tentant d’élever sa voix au-dessus du bruit des moteurs. Contre toute attente, elle est aussi limpide qu’un écho dans le silence.

Je place une des bougies sur la balustrade en bois pour qu’elle éclaire le porche et l’étranger qui approche. La flamme fait briller mes yeux clairs, met en lumière ce visage qui un jour fut gracieux, avant qu’une cicatrice en forme de lune vienne couper mon sourcil gauche.

Je brasse mes cartes, par habitude, ou peut-être pour me donner une contenance. Il est bel homme.

— Franklin Hunter, New Orleans Police Department.


Franklin Hunter. Le nom a une sonorité étrange, comme puisé dans un réservoir secret de ma mémoire.

Il me montre son badge. Les flics ne s’en donnent pas la peine, d’habitude. Il ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans. Nouvelle recrue. Pourtant, il y a dans sa posture une autorité tranquille. Si je n’avais jamais eu affaire à ce type d’homme, j’aurais même dit qu’elle était rassurante.

Il monte les escaliers sans me regarder.

Dans la clairière en bas, les filles ont arrêté de crier. Les machines halètent. Douze paires d’yeux sont rivées sur mon porche. Et c’est sans compter celles qui hantent le bayou.

— Si c’est pour tapage nocturne, vous arrivez trop tôt. La lune n’est pas encore levée.

Il hume l’air du soir.

— Un vent du sud, sud-ouest, cinq nœuds, l’habitation la plus proche à trois kilomètres au nord. Vous pouvez crier toute la nuit, les seuls à vous entendre seront les alligators du marécage. Vous ne devez pas avoir beaucoup de plaintes.

— Vous seriez surpris, dis-je. Les âmes bien pensantes viennent de loin pour nous faire taire.

Il ne me regarde toujours pas, semble noter tous les détails autour de nous, sans hâte.

Soudain, je ressens le délabrement de ma maison usée par les tempêtes et la honte qu’a plantée le passé dans ce bout de terre qui est le mien, une ancienne plantation. Je n’y pense jamais. Pourquoi le temps, immense, semble-t-il s’agréger tout à coup dans le silence entre cet homme et moi ?

Il s’appuie sur la balustrade. Le bois grince. Pourvu qu’il tienne.

— J’enquête sur un meurtre.

Dans ma main, les cartes se sont figées. Ma première pensée : c’est une des filles. Leur liberté menace tant d’hommes. Je jette un coup d’œil en bas. Un, deux, trois, quatre, douze. Non, elles sont toutes là, bien vivantes.

— Le révérend Boucvalt. Poignardé chez lui.

Je serre les lames. Du sang amer et chaud inonde mon cœur. Tout le monde connaît Milburn Boucvalt. Le pasteur millionnaire de la mégaéglise de la région. Il habite la plus belle maison du Quartier Français à La Nouvelle-Orléans.

J’ai envie de dire qu’il a enfin eu ce qu’il méritait, mais j’ai peur que ça fasse mauvaise impression.

— Ils n’en ont pas parlé à la radio, je dis tranquillement. Mes filles ont toutes des alibis, elles étaient là. Moi aussi.

— Oh non, vous n’êtes pas suspectes, dit-il d’un air amusé.   

Je suis presque vexée qu’il pense qu’aucune d’entre nous n’est capable d’un meurtre. J’aime la lumière dans ses yeux lorsqu’il sourit, mais il ne tourne toujours pas son regard vers moi.

— On sait qui a tué Milburn Boucvalt, continue-t-il. Cinq témoins, des empreintes et un motif : son identité ne fait aucun doute.

Il tourne la tête d’un coup, tel un rapace, lorsque l’une des motos grogne en bas.

— Là n’est pas la question, ajoute-t-il.

L’incertitude qui fait fuir son regard me dit qu’au contraire, là est toute la question.

Mon ventre, ce grand devin, comprend avant ma tête ; il se contracte. Un frisson glisse dans mon dos. Franklin Hunter fait mine de regarder les filles qui tournent sur la piste.

— Ce n’était pas mon idée de venir. C’est le commandant Willow qui m’envoie.

Il passe sa langue sur ses lèvres, fait la moue, jette un coup d’œil défiant aux cartes dans ma main.

— Je ne crois pas à ces choses-là, mais Willow dit que vous parlez aux morts ?

Je lui sers un rictus blasé. Je sais reconnaître ceux qui ont besoin de l’invisible : ils prétendent si fort ne pas y croire. Je bats mes cartes d’un geste nonchalant, mais mes doigts semblent engourdis.

— Vous arrivez trop tard, monsieur Hunter. Je n’exerce plus depuis longtemps. Willow aurait pu vous le dire, ça vous aurait évité de venir en territoire hostile.

Il sourit.

— Il me l’a dit. Une mauvaise rencontre, j’ai entendu.

— On peut dire ça, oui.

Ma main veut toucher la cicatrice en lune au-dessus de mon œil. Je l’arrête à temps, mais Hunter a noté mon mouvement.

— C’était quand ?

Je fronce les sourcils et lève les yeux au ciel, réussissant une passable imitation de celle qui veut retrouver un détail oublié et insignifiant.

C’était le 28 mai 1986, Hunter, mais même ta belle gueule ne pourra pas me faire cracher ces secrets-là.

— Assez longtemps pour qu’il soit trop tard pour changer d’avis, je réponds mollement, la gorge sèche. Pourquoi ?

Et c’est ce moment qu’il choisit, le moment où les battements de mon cœur s’affolent devant les images enfouies qui se lèvent comme une mauvaise lune, le moment où j’invoque silencieusement toutes les créatures du marécage et les supplie de me protéger contre ce que je sais. C’est ce moment qu’il choisit, Franklin Hunter, pour lever ses yeux scintillants et rencontrer les miens pour la première fois.

Je le reconnais, et cette reconnaissance me heurte de plein fouet, coupant momentanément mon souffle, interdisant à mes yeux de fuir ailleurs que dans ce regard qui dure trop longtemps. Je ne sais pas encore si je le reconnais depuis mon passé ou depuis mon futur, mais je sais que mon destin vient de changer. Peut-être l’a-t-il compris lui aussi, car il tourne la tête, se redresse et affirme d’un ton trop autoritaire pour être naturel :

— La coupable est María Flores. Celle qu’on a enterrée le 29 mai l’année dernière.

Je lève ma main droite. La troisième lame devrait s’y trouver, mais je ne touche que du vide. Le flic se baisse pour ramasser la carte tombée à terre, face cachée. Ses doigts frôlent les miens lorsqu’il me la tend. Le courant est brûlant, délicieux et douloureux à la fois.

Pour la première fois depuis une éternité, j’ai peur de ce que le Jeu va me révéler.

Je la perçois avant même de la retourner. J’ai tant prié ne jamais la revoir.

NÉFERTITI.

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