Chapitre 134
I Am Sixtine (I)

29 avril 2015
Au goût du sang dans sa bouche se mêlaient le froid, le bois pourri et la pluie.
Un écho étrange accompagnait le chuchotement du vent dans les arbres.
Ses sens s’éveillaient tout juste, mais ne reconnaissaient rien.
La pluie, pensa-t-elle. Les gouttes éclaboussaient son visage pâle, lacéré de coupures, ses lèvres craquelées de brûlures, ses cheveux argent. Comment pouvait-elle sentir la pluie alors que derrière la clarté qui aveuglait ses yeux brûlés, elle décelait un plafond orné, la dentelle compliquée de la pierre loin au-dessus d’elle ?
Ses mains explorèrent le sol, cherchant la force de relever son corps endolori, mais ne rencontrèrent que des débris poussiéreux, et l’humidité des mauvaises herbes. Puis les bords coupants du verre brisé.
Ses yeux verts défièrent enfin la lumière trop vive et elle reconnut où elle se trouvait.
Une chapelle abandonnée.
La pluie et le ciel gris pénétraient par les hautes fenêtres vides. Les ornements gothiques se reflétaient dans l’eau stagnante d’un bénitier de marbre, effondré sur le sol. Autour d’elle, les ronces embrassaient le bois des bancs cassés, les éboulements de pierre, les pages jaunies d’un missel gondolé.
Dans la paume de sa main, le fragment sale d’un vitrail vert émeraude.
Elle se releva sur ses coudes ; un flot de douleur coula comme une rivière brûlante le long de ses membres. Instinctivement, ses doigts touchèrent la plaie sur son ventre tatoué, sous ses vêtements déchirés. Ses empreintes rouges de sang chaud lui rappelèrent qu’elle était vivante.
Vivante. Et pourtant…
Un craquement la fit sursauter. Son instinct l’alerta d’une présence derrière elle.
En un instant, elle était debout. Elle titubait sur ses jambes blessées, grimaçait de douleur, mais elle se tenait debout – agrippant déjà son poignard de nacre, prête à se battre.
Elle leva les yeux. Son ventre se serra au moment où elle lâcha son arme.
Un ange gigantesque emplissait le chœur de l’abside, ses ailes déployées dessinant des ombres sur l’estrade défoncée sur laquelle il trônait. Son visage de pierre, strié de ruine et d’abandon, s’abaissait vers elle. Ses yeux dévorés par la mousse verte et noire n’exprimaient plus rien que la résignation.
La vue de l’ange réveilla en elle la plus insupportable des souffrances : la mémoire.
La grotte au Vietnam.
Thaddeus, son amour, disparaissant dans l’eau bleue, lui intimant de croire.
Puis sept longs mois à chercher une explication, une preuve, une instruction. Une raison d’être. Une raison de croire.
Dans la grotte, elle avait appris qu’elle était un ange. « Un pour venger, un pour sauver ». Sa raison d’être n’était-elle pas de sauver ? Pourtant, sept mois d’errance au plus profond de la misère humaine lui avaient prouvé qu’elle ne pouvait sauver personne, encore moins elle-même.
Son âme gardait les traces de l’errance dans Hô-Chi-Minh City, des canaux noirs où se noie l’espoir, des corridors mornes des hôpitaux et de l’odeur d’oubli des cimetières. Les sourires des enfants pour qui on ne peut rien étaient gravés dans ses souvenirs, et l’injustice ordinaire continuait de battre partout où elle regardait, comme un cœur pourri.
Au bout de chaque chemin, au bout de chaque sacrifice, au bout de chaque question, elle n’avait rencontré qu’une seule réalité : l’impuissance et l’amertume de l’échec.
Elle avait testé ses capacités, physiques et mentales, pour révéler l’existence de puissances cachées, un talent quelconque, ou l’une des qualités héroïques que les contes attribuent aux anges. Elle n’avait pas osé les appeler « pouvoirs », de peur, peut-être, de ne pas être capable d’y croire.
Les rues de l’ancienne Saigon grouillaient d’opportunités pour l’innocente assoiffée de justice qu’elle était. La violence était invariablement au rendez-vous, et elle l’avait accueillie tel un sacerdoce. Elle avait appris à se battre, à dompter la douleur, la rage, la peur. Son couteau de nacre ne la quittait plus, ses sens habitués à un perpétuel état d’alerte. Elle avait aiguisé et multiplié tout ce que lui avait appris Franklin Hunter. Mais au bout de longues saisons de combats inutiles et de victoires vides de sens, son âme alourdie par ces morts qu’elle n’avait pu empêcher, elle avait dû se rendre à l’évidence.
Elle n’était pas un ange.
Le ciel lui avait pourtant fait un cadeau cruel : le voile gris autour de ceux qui allaient mourir. Tant de fois elle avait juré contre les dieux invisibles : pourquoi lui donner le pouvoir de prédire la mort, si elle ne pouvait agir ?
Sept mois d’impuissance, sept mois de colère et de larmes et de hargne l’avaient conduite au sommet d’une falaise, au-dessus de la grotte où était mort Thaddeus.
Elle ne croyait plus à rien, ni en Dieu ni en l’Homme, et surtout pas en elle-même.
Son cœur gangréné de désillusions ne contenait plus qu’une ultime lueur, cette phrase entendue dans la bouche de Vatika, la prêtresse assassinée :
Vous renaîtrez à l’endroit où votre vocation vous attend.
Elle avait crié, elle avait couru, puis elle avait sauté dans le vide immense, les yeux ouverts et la gorge brûlée par un hurlement de rage.
À présent, elle était ici, ne sachant ni comment ni pourquoi. Y avait-il une seconde, une heure, une éternité – qu’elle avait cherché une dernière chance, en se donnant la mort ?
Elle n’avait jamais vu cette chapelle abandonnée, cet ange immense.
Elle ne savait rien. Ou plutôt si. Trois choses :
Je suis impuissante.
Je suis immortelle.
Je suis Sixtine.