Chapitre 135

Nouveaux Ordres

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— C’est une propriété privée. Fichez-moi le camp d’ici.

Un vieil homme se tenait dans l’encadrement d’une porte arrachée, sa carabine pointée sur Sixtine.

Un coup d’œil las à sa carrure pourtant imposante confirma à la jeune femme qu’elle pouvait le terrasser en quelques secondes sans risquer de rouvrir la blessure sur son ventre.

— C’est bon, c’est bon. Je veux juste vous poser quelques questions, dit-elle en fourrant son couteau de nacre dans sa poche.

— Des questions ? C’est moi qui devrais en poser ! D’une, comment diable êtes-vous arrivée là ?

Si elle n’avait pas été aussi épuisée, elle aurait souri de la tournure de cette phrase. Elle aussi aurait aimé savoir si le diable y était pour quelque chose.

Elle tressaillit lorsque son coude toucha la peau de son ventre. Elle leva le tissu engorgé de son tee-shirt : la plaie s’était remise à saigner.

— Et de deux, qui est-ce qui vous a fait ça ? Jésus Marie Joseph, c’est pas joli, vous devriez voir un toubib.

Le vieil homme baissa son fusil. Son ton était devenu bienveillant, mais il se tenait toujours sur ses gardes, comme s’il faisait face à une bête blessée.

— Je me le suis fait toute seule, grimaça Sixtine. Absolument toute seule. Mais dites-moi : où est-ce que je suis ?

— Vous êtes là où vous devriez pas être. Le plafond, il s’effrite, c’est pour ça que la chapelle est condamnée. Ces machins gothiques, s’ils tombaient, je vous garantis que vous seriez encore plus amochée. Et l’ange… il n’est pas très stable non plus, l’estrade est pourrie.

Ils regardèrent tous deux la statue et ses yeux condamnés.

— Qui est-ce ? demanda Sixtine.

— Jamais su, murmura le vieil homme. Pas ma religion. Les messes qu’il y avait ici… Du temps de celui qui a construit la chapelle… elles étaient pas ordinaires.

Un frisson parcourut soudain le dos courbaturé de Sixtine.

— Vous ne m’avez pas répondu. Où est-ce que je suis ? Quel pays ?

— Quel pays ? s’étonna le vieux. Eh bien, c’est plus grave que ce que je pensais. Les Cornouailles. Angleterre. Vous êtes à Falmouth… 

— … Falmouth Manor, continua Sixtine dans un murmure. La demeure de Vivant Mornay. 

Elle ne put retenir un sourire las. Falmouth Manor. Alors, il se trouvait là, son destin.

Le vieux gratta son crâne sous sa casquette.

— Vous savez pas dans quel pays vous êtes, mais vous savez qui est le vieux Mornay ? Z’êtes une drôle de fille. 

Il la regarda de côté.

— Seriez pas une amie de mademoiselle Florence ?

Non, je lui ai juste sauvé la vie. Et sa mère m’a pris la mienne, pensa Sixtine.

Le souvenir de la rivière verte dans la grotte vietnamienne envahit sa bouche.

— Je l’ai rencontrée une fois, dit-elle en s’avançant vers une des fenêtres béantes d’où jaillissaient des ronces.

Elle découvrit alors la silhouette du manoir victorien, ses pierres grises, ses tours, ses gargouilles découpées comme de la dentelle contre le ciel blanchâtre des Cornouailles. Le vent énervait une vieille grille et le panneau cassé « À vendre » qui y était accroché. La façade imposante et morne était balafrée de lierre rouge, qui murmurait à chaque rafale.

Sixtine reconnaissait le bâtiment comme si elle y avait passé toute sa vie. Pour la première fois depuis sept mois, elle commençait à distinguer un sens à tous ces mystères – même si la vérité lui échappait encore.

— Allez, venez, je vous ramène chez vous, dit le vieux. Où est-ce que vous habitez ?

Sixtine fixait toujours le lierre rouge.

— Je crois qu’on vient de répondre à cette question.

— Pardon ?

— J’habite à Falmouth Manor, dit-elle calmement.

Le vieux rit doucement, comme on rit aux bêtises d’un enfant.

— Mademoiselle, ça fait cinquante-quatre ans que je suis gardien de ce lieu, et mon père l’était avant moi. Je peux vous assurer d’une chose, c’est qu’il n’y a qu’une seule famille qui habite ici, et j’en connais tous les membres. Même ceux que les autres ont oubliés.

Sixtine leva la tête vers l’ange aveugle. Un oiseau noir venait de se poser sur sa main, qui tenait un livre de marbre.

— Alors vous n’aurez aucun mal à les informer que Falmouth Manor a une nouvelle propriétaire.

Elle essuya sa main tachée de sang sur son jean et la lui tendit. Mais il y fit à peine attention, tout happé qu’il était par l’éclat soudain intense des yeux émeraude de cette fille étrange.

— Qui dois-je… ? bégaya-t-il.

Elle sourit.

— Sixtine. Maintenant, parlez-moi de ces messes particulières ?

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