Chapitre 139

Louisiana Calling

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— HH existe toujours, et j’en ai la preuve.

Une photo du double H en forme de croix tracée à l’encre sur un fragment de papier emplissait l’écran d’ordinateur de Franklin Hunter. Ses interlocuteurs étaient si éloignés les uns des autres que le détective fut obligé de se lever et de parader maladroitement avec son écran devant Max, Florence, Cybelle et Sixtine.

— On a trouvé ce dessin dans sept bouteilles, repêchées la semaine dernière dans une rivière, et amenées au commissariat du Septième District de NOPD.

— NOPD ? demanda Florence.

New Orleans Police Department. En Louisiane.

Ils étaient tous réunis dans le Petit Salon, ainsi baptisé car sa taille était largement moins impressionnante que celle du Grand Salon de l’aile l’ouest, plus approprié pour les banquets d’État que pour les réunions d’enquête. Mais la pièce, dont les murs et le plafond lambrissés de panneaux de bois ornés semblaient converger vers la lueur du feu crépitant dans une immense cheminée de pierre sculptée, était toujours trop vaste pour offrir une quelconque impression d’intimité.

Et la place que chacun avait choisie n’arrangeait rien.

Max et Florence occupaient chacun un bout d’un canapé si long que le vide entre eux les rapetissait. Max, malgré sa grande taille, semblait barricadé entre l’accoudoir d’un côté, et sa béquille posée en travers du canapé de l’autre. Florence, elle, avait étalé ses affaires – papiers, tablette, téléphone portable et cahier – dans un vaste périmètre autour d’elle. Ses pieds reposaient sur une ottomane, dans une posture nonchalante et familière digne de la propriétaire des lieux qu’elle n’était pourtant plus.

De l’autre côté de la pièce, Cybelle s’enfonçait dans un fauteuil dont le dossier à oreilles cachait partiellement son visage entièrement tatoué d’un crâne de squelette. Seules ses longues jambes gainées de cuir en dépassaient, et elles se balançaient comme un métronome énervé depuis plusieurs minutes.

Quant à Sixtine, elle était accoudée au manteau de la cheminée, près de la musaraigne momifiée qui y trônait : l’endroit idéal pour observer la dynamique entre ses nouveaux co-équipiers.

Au Vietnam, elle avait acquis au moins un talent : comment lire l’énergie d’un endroit et de ceux qui l’habitaient grâce à des détails auxquels personne ne prêtait attention. Lorsque Franklin passa à travers la pièce avec son ordinateur, Sixtine étudia du coin de l’œil autant les réactions aux images que les images elles-mêmes.

Elle nota que Franklin semblait maladroit, peu sûr de lui. Elle releva aussi que le premier instinct de Max et Florence en découvrant la photo avait été d’échanger un regard, mais qu’ils avaient aussitôt baissé les yeux. Cette observation la fit sourire.

Ce qui l’intriguait plus, en revanche, était le mouvement nerveux des jambes croisées de Cybelle. Elles se balançaient d’impatience depuis le moment où elle s’était installée dans le fauteuil, leur tournant à moitié le dos. Elles avaient suivi une cadence régulière, puis s’étaient arrêtées un très court instant, avant de reprendre de plus belle.

L’évocation de La Nouvelle-Orléans avait-elle causé cette minuscule fracture dans le rythme de leur balancement ? 

— Où exactement, en Louisiane ? demanda Sixtine en caressant distraitement la petite momie.

— Dans la rivière Vermilion, près de Lafayette, répondit Franklin. Ils ont repêché une soixantaine de bouteilles. Vu l’écriture, elles viennent a priori toutes de la même personne. Quelqu’un qui appelle au secours.

— Soixante bouteilles, dit Florence. C’est un sacré cri de désespoir. Que disent les messages ?

Franklin fit défiler les photos sur son écran.

— Pas grand-chose d’intelligible, malheureusement. Le symbole de HH est mélangé avec d’autres signes. La victime – si victime il y a – a écrit à l’envers, listé des noms. Rien qu’on puisse utiliser. 

— Sortilèges vaudous. Les flics de La Nouvelle-Orléans ont dû te le dire.

La voix chaude, profonde, légèrement cassée, ne manquait jamais de faire son effet, si parfaitement accordée au tatouage de squelette qui couvrait chaque parcelle de sa peau. Son écho fut brisé par un crépitement dans la cheminée qui éclata comme un coup de feu.

Cybelle avait parlé.


— Vaudous ? dit Franklin d’un air faussement détaché, les yeux rivés sur son écran. Possible, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. Je dirais que les symboles sont un mélange de plusieurs inspirations ésotériques. Certains ont l’air égyptiens.

Sixtine nota que les traits de l’ancien agent du FBI étaient tirés, fermés. Depuis qu’il était arrivé à Falmouth Manor, il semblait bien plus vieux que ses cinquante-quatre ans. Et depuis la découverte des messages dans les bouteilles, il fuyait tous les regards.

— Ce sont des vévés, Hunter, contredit Cybelle en haussant le ton. Il y a autant de rituels vaudous qu’il y a de prêtresses. Celle-ci a des goûts exotiques, c’est tout.

Mais Franklin sembla ne pas avoir entendu et continua, la mâchoire plus tendue que jamais.

— La rivière Vermilion est un bayou de plus de cent kilomètres de long en Louisiane du Sud. J’ai pu avoir accès à la base de données des personnes portées disparues dans le périmètre alentour. Aucune candidate ne correspond au profil qu’on recherche. 

— Est-on d’accord sur le profil qu’on recherche ? demanda Max.

Sixtine cessa de jouer avec la momie et s’adossa à la cheminée pour faire face au reste de l’équipe. Elle croisa les bras et dit sur un ton limpide et assuré :

— Récemment mariée à un homme riche avec un goût prononcé pour les trésors et la spiritualité. Jeune, jolie, sans famille. Et qui ne sait probablement pas qui elle est vraiment.

Max se mordit la lèvre, Florence plongea les yeux dans un calepin rose. Un sourire en coin apparut sur la partie visible du visage de Cybelle.

— Ces candidates s’appellent-elles Violet, Marie-Catherine, Jane, Ihuoma ou Liu Yang ? demanda Florence.

— Aucune. Six sont jeunes, quatre sont sans famille, et je suis un piètre juge pour les critères de beauté. Les bouteilles devraient contenir assez d’information ADN, on attend les résultats du labo d’une minute à l’autre.

— D’où vient l’ADN dans les bouteilles ? demanda Max.

— Traces de sang, dit Franklin. Et une mèche de cheveux.

— Ça ne peut pas être du sang de poulet, si c’est du vaudou ? demanda Florence.

Cybelle ricana.

— Tu regardes trop de films, chérie. Hunter, ces bouteilles auraient pu être lancées dans la rivière il y a une éternité. Qu’est-ce qui te fait dire qu’elles sont récentes ?

— La chasse aux bouteilles est devenue un passe-temps parmi les locaux, on en retrouve tous les jours. La mèche de cheveux bruns a été repêchée samedi. Elle était enroulée dans un fragment de papier journal. On a trouvé l’édition, elle date du 30 septembre. Il y a six jours. Et il y a autre chose : une poussière iridescente sur tous les messages et sur le verre des bouteilles. Elle ressemble à de l’or.

D’un coup d’œil, Sixtine remarqua que Cybelle s’était immobilisée. Puis ses longs doigts aux ongles vernis de rouge foncé s’ouvrirent comme une fleur vénéneuse et elle baissa la tête vers sa paume ouverte. En étudiait-elle les lignes, ou était-elle perdue dans ses pensées ? Elle referma sa main et reprit lentement sa position. Mais ses jambes avaient cessé de se balancer.

— L’analyse n’a rien donné, poursuivit Franklin. Ce n’est pas véritablement de l’or, ni de la peinture, ni du maquillage…

— Ça ne pourrait pas être une sorte de dépôt alluvionnaire qui viendrait du bayou ? demanda Max.

Franklin secoua la tête.

— Qu’est-ce qui nous dit que c’est délibéré ? demanda Florence.

— Tout, dans les rituels vaudous, est délibéré.

Cybelle pivota pour faire face aux autres. Le tatouage de squelette sur son visage accentuait la gravité de sa voix et l’intensité de ses yeux noirs.

— Même les hiéroglyphes. Surtout les hiéroglyphes. Le vaudou est né il y a quinze mille ans dans les sociétés rurales des anciens royaumes d’Asie Mineure et d’Afrique. Entre autres, l’Égypte. Les ancêtres des pratiquants vaudous de La Nouvelle-Orléans ont construit les pyramides.

Un silence embarrassé tomba sur le groupe, Max jeta un coup d’œil rapide à Sixtine.

Il faudrait que je les rassure, un jour, pensa Sixtine. Qu’ils ne sursautent pas à chaque fois qu’on mentionne une pyramide.

Ses mois d’errance au Vietnam ne l’avaient réconciliée ni avec son passé ni avec son futur, mais au moins, la profondeur du désespoir et de la douleur qu’elle avait connue là-bas avait relégué le supplice de la pyramide au rang de mauvais rêve. Et elle était revenue de ces deux épreuves. Elle se rappela sa résolution de garder secrète cette saison dans ses propres abîmes et se contenta de remarquer sur un ton léger :

— Eh bien, je devrais me sentir chez moi à La Nouvelle-Orléans. Je pars demain. Qui m’accompagne ?

— Si je me faisais l’avocat du diable, je dirais qu’on est sur une fausse piste, dit Max.

Personne n’avait offert de l’accompagner à La Nouvelle-Orléans, mais Sixtine soupçonnait Max d’en mourir d’envie. La réflexion du jeune homme la prit par surprise. Avait-elle mal lu ses intentions ?

— L’avocat du diable ? Même si ta vie en dépendait, tu en serais incapable, ironisa Cybelle.   

— Merci, je le prends comme un compliment. Quoiqu’il en soit, avec ce que l’on sait des croyances de HH et de leurs efforts pour régner dans l’au-delà, il faut que plusieurs éléments soient rassemblés. Une jeune mariée ne suffit pas. D’abord, le coupable est forcément un homme riche et influent, collectionneur d’antiquités ou introduit dans ces réseaux, et évoluant dans les plus hautes sphères du pouvoir. HH n’accepte pas n’importe qui.

— Je dirais même qu’il faut du sang bleu, dit Florence, comme pour elle-même. Qu’est-ce qu’un mec comme ça irait fabriquer en Louisiane ?

— Le Quartier Français de La Nouvelle-Orléans a son lot de magasins d’antiquités, et certains attirent de grands collectionneurs, expliqua Franklin.

— Mais que ferait-il au fin fond du bayou ? demanda Max. Surtout qu’il y a le problème du lieu sacré. Huit cent soixante-neuf sites listés comme Patrimoine culturel de l’Humanité par l’UNESCO. Plus de deux cents pourraient correspondre aux critères de HH, j’ai la liste. Mais aucun en Louisiane, ou même dans le sud des États-Unis. 

— Et le trésor… commença Sixtine.

— Le trésor ne nous aide pas, dit Max, tirant une feuille de papier de son cahier. Si on rassemblait les pièces retrouvées en possession des membres de HH, on aurait tout le British Museum. L’Égypte figure en haut de la liste, mais pas que, on a vraiment toute l’histoire des civilisations humaines, sur tous les continents. Avec deux points communs.

— Tous des objets funéraires, coupa Florence.

Max opina.

— Et l’or, dit-il.

— Bien sûr, l’or, dit Florence. Pour acheter le passage, soudoyer les dieux, tout le tintouin.

— Max, parle-nous de l’or, dit Sixtine.

Max se passa nerveusement la main dans les cheveux.

— À la source de toutes les mythologies, il faut se rappeler qu’il y a des hommes et des femmes, pas si différents de nous, qui veulent juste survivre. Les mythologies font sens du monde qui les entoure, et cette vision de la réalité crée une identité commune. Pour les Égyptiens, la clef de la survie, c’est le Nil. Le Nil est fertile grâce à un cycle de vie : la nuit, le jour, les saisons. Mais l’élément suprême de ce cycle, et donc de la survie du peuple, c’est le soleil. La découverte de l’or dans le désert est capitale : non seulement le métal est de la même couleur que le soleil, mais il peut être fondu et sculpté sans jamais perdre de sa brillance. Bref, l’or est comme le soleil qui renaît chaque matin : éternel. L’or, pour les Égyptiens, c’est ni plus ni moins que la chair des dieux.

Il jeta un coup d’œil rapide à Sixtine. Elle lui souriait. Cela l’encouragea à continuer.

— Les pyramides étaient couvertes de pierres blanches lisses, avec une pointe d’or et d’argent pour briller comme les rayons du soleil. Les pyramides sont le symbole de la renaissance perpétuelle.

— C’est pour cela que Toutankhamon…

Franklin ne finit pas sa phrase. Il tourna la tête brusquement lorsque le feu de cheminée crépita.

— Oui, continua Max après quelques secondes. Toutankhamon rejoint les dieux dans l’au-delà, d’où la nécessité d’un masque en or, d’un cercueil en or, d’amulettes en or, et cetera. L’homme se couvre d’or pour symboliser son statut divin. Il devient dieu dans l’au-delà. Tout-puissant.

— La toute-puissance, pour l’éternité, dit doucement Sixtine. Quel que soit le prix. C’est bien ce que les adeptes de HH cherchaient.

Max, pensif, passa ses doigts sur ses lèvres. Puis il leva les yeux vers Sixtine.

— On est peut-être sur une mauvaise piste. Mais les messages parlent d’éternité. Le sigle de HH a été tracé. Et il y a des traces d’or…

Il hésita. Sixtine termina sa phrase :

— Trop de coïncidences pour que ce soit une mauvaise piste.

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