Chapitre 147
La Déposition de Lanaa Steele (IV)

ÉTAT DE LA LOUISIANE
NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT
Dossier no 86-934-S
Déclaration écrite soumise par le témoin
Témoin : Lanaa Steele
Feuillet 4/15
Nuit du 21 au 22 octobre 1987
Lorsqu’on arrive au cimetière, c’est déjà trop tard. L’exhumation a déjà eu lieu.
Le fourgon de la police et le médecin légiste sont partis ; seuls quelques flics encore présents s’entretiennent avec le conducteur du chariot-grue. L’un d’eux, un appareil-photo Polaroid toujours à la main, sa casquette bleu nuit en équilibre sur son crâne dégarni, parle sans hâte dans le téléphone de sa voiture.
Tous s’arrêtent lorsque ma moto arrive sur le parking et que j’ôte mon casque. Je suis habituée à ces regards : personne ne s’attend à trouver une fille sur une Suzuki, devant un cimetière un samedi soir sans lune.
Hunter se gare entre moi et les hommes, en freinant d’un coup sur le gravier. Il éteint le moteur et depuis sa fenêtre ouverte, il lance à ses collègues :
— C’est bon, elle est avec moi.
Ils sont sur le point de faire une blague salace ou de siffler, je le sens. Hunter le sent aussi.
— C’est la piste de Willow. La fameuse médium.
Les sourires se transforment en une grimace figée, les regards se font furtifs. Je reste en retrait.
— Où est le corps ? Ils l’ont emmené ? demande Hunter.
— Johnson a juste relevé les empreintes digitales et dentaires, et a prélevé des tissus. On l’a remise où elle était. D’après le médecin légiste, c’est bien elle dans le cercueil.
— J’ai besoin de la voir.
Ma voix porte plus que prévu. Hunter se retourne vers moi, furieux. Il devait s’attendre à ce que je la ferme.
Tu ne me connais pas encore, Hunter.
Son collègue ricane. Son badge dit Charles O. Vladowicz.
— Vous z’êtes pas de la famille ? Alors pour vous, y a rien à voir. On n’est pas au cirque, ici.
Hunter se rapproche du flic, baisse d’un ton.
— Écoute. Mettre cette nana sur l’affaire, c’était l’idée de Willow. Elle a besoin de voir le corps pour faire sa cérémonie, ou je sais pas quoi, enfin… tu sais.
— Mais je peux pas laisser n’importe qui lorgner les macchabées qu’on déterre ! Putain, Hunter, tu sais bien qu’il faut des papelards pour ça. Déjà qu’on a eu un mal de chien à convaincre le juge de nous le donner avant que les journaux soient sur notre dos…
— Je sais, je sais. Mais mon idée, c’est qu’on la laisse regarder deux minutes, elle fait son cinéma, elle nous dit ce que les voix ont dit, on fait un rapport au chef, et puis on n’en parle plus. Si on le fait pas, qui sait combien de temps on va se coltiner la fille.
Vladowicz me reluque de haut en bas.
— Elle est pas mal. Te la coltiner, c’est pas trop une corvée, hein, Hunter ?
— Je préfère les nanas qui parlent aux vivants, si tu vois ce que je veux dire.
Vladowicz fait la moue, enlève sa casquette, la remet exactement comme elle était, dans sa position ridicule. Il désigne d’un coup de menton le chariot-grue.
— OK, t’as cinq minutes, jusqu’à ce qu’il se ramène avec la grue. Allée H.
Je file déjà vers la grille.
— Eh, Hunter ! interpelle Vladowicz.
Derrière moi, Hunter se retourne.
— Viens là, j’ai deux choses à te dire. D’une, on a retrouvé une vitre cassée au rez-de-chaussée, le genre effraction. On a demandé à Dorothy Boucvalt si des choses manquaient dans la baraque, mais elle est dans un tel état qu’elle a pas réussi à nous donner une réponse cohérente. Et de deux…
Il jette un regard vers moi.
— Si ta copine parle à la morte, assure-toi qu’elle demande les numéros du loto, OK ? C’est pour un ami.
Il ricane, les autres l’imitent. Les autres imitent toujours.
Deux gardiens du cimetière fument une cigarette, assis sur un petit mausolée de pierre. Leurs silhouettes sont immenses et fuyantes sur les pierres tombales environnantes. À leurs pieds, dans la lumière d’un projecteur posé à même le sol, des outils et une grande dalle de béton, dont le coin a été brisé en plusieurs morceaux.
À La Nouvelle-Orléans, les eaux du bayou menacent d’emporter les morts enterrés en pleine terre ; alors on les place dans des caveaux en surface. Les cimetières et leurs allées de mausolées forment ce qu’on appelle ici les cities of the dead : les villes des morts. Vingt mille âmes reposent à Lafayette No 1. Je connais tous ses recoins, toutes ses ombres mal famées, tous les graffitis sur les tombes, tous ses dangers. Je connais l’odeur des fleurs qu’on y abandonne, celle des mauvaises herbes, le nom des défunts et le son des pas des gardiens.
Mais ceux-là doivent être les gardiens de nuit. Ou peut-être du nouveau personnel. Je ne suis pas venue ici depuis le printemps. Une vague nausée de honte monte dans mon ventre et ravive le souvenir de Cassius et de tous les membres de ma famille qui gisent à cinq allées de là.
Franklin montre son badge aux gardiens, leur demande de nous laisser seuls. Les deux hommes haussent les épaules, posent leurs outils et écrasent leur mégot dans les mauvaises herbes qui bordent l’allée.
L’un d’eux me lance un regard. Un regard sans intention, sans haine ni désir, trahissant au pire une curiosité molle ; mais il brille, malgré le faisceau aveuglant du projecteur qui irradie toutes les lueurs de l’obscurité.
J’ai appris à toujours faire attention aux éclats étranges dans les yeux des hommes. Déformation professionnelle.
Il a vu que je l’observais. C’est un grand type mince, dégingandé et voûté, comme s’il était perpétuellement en train de creuser des tombes. Ses dreadlocks désordonnées cachent une partie de son visage anguleux. Il doit croiser ma route pour remonter le chemin jusqu’à l’entrée du cimetière. Je devrais m’écarter pour le laisser passer, mais quelque chose me dit que je dois tenir bon, je plante les talons de mes bottes fermement dans l’allée de terre.
Lorsqu’il passe près de moi, sa présence, son odeur et l’éclat malade et vaguement apeuré de ses yeux me happent : mon ventre se contracte et tous mes sens me soufflent que je le connais, qu’il m’est même intimement familier. Mais je ne sais pas qui il est.
Je n’oublie jamais un visage, pourtant.
Est-ce Marìa, en moi, qui le reconnaît ?
— Il est tout à vous, dit Hunter lorsque les gardiens sont partis, en me montrant le caveau dont le couvercle de pierre a été enlevé. Vous avez cinq minutes.
Il s’assied sur une tombe basse couverte de mousse et croise les bras. Son corps est éclairé par le faisceau du projecteur, mais pas son visage. Loin au-dessus de lui, la lune est enfin apparue de derrière les nuages.
Sur la plaque du couvercle est inscrit : Marìa Flores 1963-1986.
Mon cœur se serre. Je reconnais le modèle du cercueil. C’est le premier prix, le cercueil des pauvres, de ceux que tout le monde a oubliés. Même quand Cassius a enterré mes parents alors qu’il n’avait que treize ans, quand il n’y avait plus d’argent dans la boîte en fer sous le plancher de la cuisine, il a pu leur en payer un plus beau ; parce que les amis, les voisins, beaucoup avaient donné une petite pièce pour les funérailles des Steele.
Personne n’était là pour payer un cercueil à Marìa Flores.
Même pas Milburn Boucvalt, l’un des hommes les plus riches de La Nouvelle-Orléans, le père de son enfant mort.
Montrez-moi sa tombe, à ce salaud, que je crache dessus.
— Il faut que je sois seule, dis-je.
— Aucune chance, rétorque Hunter calmement.
Un bruit de machine gronde dans la nuit.
— Et vous devriez vous dépêcher, la grue arrive.
— Aidez-moi à dévisser le couvercle.
Il n’hésite pas. En un geste, il a saisi la perceuse électrique. Sa présence masculine, son calme, sa détermination sereine, tout chez lui me rassure. Dommage qu’il soit flic.
Mon cœur bat très fort lorsque Hunter lève le couvercle.
Un visage, un corps. C’est bien Marìa Flores dans ce cercueil. J’en suis aussi sûre que si je devais reconnaître mon propre corps. Je note tous les détails, les dents serrées.
Une longue incision traverse son menton et mord sa lèvre inférieure.
Ses longs cheveux noirs cachent la fracture de son crâne. Le bout de ses doigts est noir d’encre, là où le médecin légiste a dû prendre ses empreintes.
Elle porte une robe blanche à dentelle. Sur le tissu, d’infimes traces de poudre orangée.
La nuit est calme autour d’elle.
Je sais que je suis sur la mauvaise piste ; pourtant, le sentiment d’urgence ne quitte pas mes tripes.
Je ferme les yeux. Je dois lâcher prise si je veux comprendre ce que murmure l’invisible. Mes doigts fouillent déjà ma poche à la recherche des cartes, mais il est trop tôt encore, elles ne me diront rien si j’ignore les signes. Je repense à la carte du SCARABÉE, cet insecte de lumière et de renaissance arrivé dans ma main alors que tout autour de moi criait à la menace ; je revois la lame dont le bleu sombre se fond dans celui de la nuit, je revois les braises dansant dans le soir comme des lucioles… J’ouvre les yeux, d’un coup.
La poudre orangée qui tache la robe forme une empreinte étrange.
Je trouve l’auteur de ces traces lové dans les plis de satin du cercueil.
Un grand papillon de nuit aux ailes trempées de noir.