Chapitre 148
The Poor Boy’s Inn

Lune gibbeuse décroissante (6ème jour d’octobre)
Un panneau au bord de la route à la sortie de Bâton-Rouge attira l’attention de Sixtine. Posé contre un arbre effeuillé, calé entre deux pneus, ses lettres dégoulinantes de peinture blanche sur la taule noire, il disparut en un instant, mais le message qu’il épelait flotta plusieurs secondes dans ses yeux, superposé à la longue route droite :
Étroit est le chemin qui mène à l’éternité. Mais les justes le trouveront.
— Mathieu 7:13, dit Franklin.
Sixtine ne put s’empêcher de le dévisager un instant. Elle conduisait depuis une heure, il avait à peine ouvert la bouche. Pendant le long voyage en avion depuis Falmouth, le détective avait insisté pour dormir, elle ne l’avait donc pas dérangé. À leur arrivée à l’aéroport de La Nouvelle-Orléans, elle avait espéré que l’intimité de l’habitacle d’une voiture de location renouvellerait la complicité naturelle dont ils jouissaient depuis leur première rencontre au Mexique.
Mais depuis la découverte des bouteilles de Louisiane, Franklin n’avait pas émergé de son mutisme.
— Je ne connais pas ce passage de la Bible, dit Sixtine avec précaution.
— « Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent. »
Il fit une pause, puis ajouta :
— Je l’ai entendu à la messe quand j’étais gamin. Je ne pensais pas m’en souvenir.
Puis il se replongea dans une carte dont les plis déchirés trahissaient l’âge avancé. Il la comparait avec le GPS sur son smartphone depuis près d’une heure.
Bientôt, une clairière entre les arbres sur le bord de la route révéla une rivière.
— Le bras de rivière dans lequel ils ont retrouvé la plupart des bouteilles, sur la droite dans trois kilomètres.
Sixtine désigna la carte déchirée.
— Une relique ?
Franklin ricana, mais ne répondit pas.
Sixtine n’avait jamais eu le goût des conversations polies, mais il y avait comme une retenue dans le mutisme de Franklin. Comme un abcès qui ne demandait qu’à être percé.
— Tu es revenu souvent ici ?
— Pas depuis longtemps. Vingt-cinq ans.
— Nostalgique ? demanda Sixtine, en l’observant du coin de l’œil.
— Non. Ça fait un bail que je n’y avais pas pensé, avant l’histoire des bouteilles.
Il avait suffi d’un mouvement un peu trop rapide pour convaincre Sixtine qu’il mentait.
— On arrive, dit-il à la hâte.
La rivière Vermilion se révéla bientôt dans toute sa splendeur serpentine. Elle débordait en un marais peuplé de maigres cyprès gris. Le soleil couchant jouait à cache-cache entre les mousses qui pendaient des branches et ondulait dans l’eau du bayou. La surface de la rivière, à peine dérangée par des îlots de débris végétaux sur lesquels reposaient des oiseaux, reflétait l’immensité des arbres tel un gigantesque miroir. Le monde semblait divisé en deux : en haut, celui de l’ordre des choses, la terre dessous, le ciel dessus, et les arbres qui tendaient leurs branches vers la lumière. Puis celui du bas, sous la surface du bayou, un monde en négatif brouillant le bleu du ciel de ses remous sales, effaçant de leur effet miroir les racines des arbres, et dont les limites se perdaient dans les profondeurs. Il semblait vibrer de dangers cachés, ce monde-là, et pourtant Sixtine ne put s’empêcher d’en admirer la puissante sérénité.
— Personne ne va au-delà, dit Franklin. Le refuge de l’Atchafalaya. Trois fois la taille de Manhattan. Aucune route, aucune habitation, aucun homme. C’est l’un des derniers endroits vraiment sauvages du pays.
Une aigrette se posa majestueusement sur une épaisse branche de bois mort qui dépassait de l’eau. Le blanc éclatant de ses plumes contrastait avec l’enchevêtrement de verts et de gris de la forêt. Elle tourna son long cou vers les passagers de la voiture.
— Ça grouille de serpents. Alligators, aussi.
Il soupira.
— Qui sait combien de bouteilles se sont perdues là. Personne n’ira les repêcher.
Le Poor Boy’s Riverside Inn, l’unique hôtel-restaurant de ce côté de la rivière, les accueillit avec le soir.
Dans la salle à moitié vide, les rares clients avaient l’air trop hantés par leur solitude pour entendre l’orchestre cajun qui jouait sur le podium usé. Le chanteur annonça que la prochaine chanson serait « La danse de Mardi Gras », chantée dans un français à peine intelligible. Sixtine se demanda comment une musique si entraînante pouvait être si mélancolique.
Un cuisinier tortilla sa silhouette encombrante jusqu’à eux, essuya la sueur qui perlait sur son front et prit leur commande du menu du jour, écrevisses bouillies, maïs, rouille et pommes de terre.
— Pas trop de monde, ce soir, hein ? lui demanda Sixtine.
L’homme inspira, comme pour se préparer à une longue explication, mais se résigna et expira d’un coup.
— Et les bouteilles vaudoues qu’on a retrouvées dans la rivière, continua-t-elle, elles ne vous ont pas apporté de touristes ?
Le cuisinier la dévisagea un instant, puis jeta un coup de menton par-dessus son épaule, en direction d’une serveuse blonde trop maquillée, accoudée au bar et occupée à pianoter sur son téléphone portable.
— Ce qui nous apporterait du monde, ce serait un service à la hauteur de ce que je paie, mais c’est trop demander.
La serveuse lui envoya un regard haineux et rangea son téléphone dans son tablier. D’un geste exagéré, elle se mit à essuyer des verres propres, puis leur tourna le dos pour contempler un cadre contenant un grand papillon épinglé, posé au-dessus du tableau à clefs. Le bleu iridescent de ses ailes était probablement la seule couleur vive dans ce lieu morne.
— C’est pas de ce vaudou-là qu’ils veulent, les touristes, dit le cuisinier. Ils veulent du spectacle, du théâtre.
Les muscles de la mâchoire de Franklin se dessinèrent sur son visage.
— Ces bouteilles, continua le cuisinier, elles viennent de quelqu’un de vraiment désespéré. Il y en a de plus en plus, dans la région. C’est pas du théâtre.
— Ça tombe bien, dit Sixtine, je voulais aller voir une prêtresse dans le coin qui ne fait pas du cinéma. Une recommandation ?
Il passa d’un pied sur l’autre, se mordit la lèvre.
— À ce qu’on dit, la seule bonne médium à Lafayette, c’est Phelen, en ville.
— Elle fait les rituels vaudous ? Les bouteilles, et tout ?
— Qui sait ? Je fréquente pas ce genre d’établissement.
Il se racla la gorge.
— Vous en avez retrouvé d’autres, des bouteilles, ces derniers jours ? demanda Sixtine, en faisant mine de regarder le menu.
— Oh oui, la dernière c’était quand ? Hier ou avant-hier. C’est sur le journal de ce matin. Aurora ! appela le cuisinier. Rends-toi utile, amène le journal.
La jeune serveuse, le visage figé par le mépris, jeta le Lafayette Herald, ouvert à la page de l’article, sur la table entre Sixtine et Franklin. Puis elle retourna à son torchon, ses verres et sa contemplation du papillon épinglé.
Le cuisinier la suivit du regard, marmonna entre ses dents qu’il ajouterait deux parts de tarte au citron vert, griffonna sur son carnet avec rage et disparut dans les cuisines enfumées.
Dans le journal, une dizaine de lignes sans image faisaient état de plus de quatre-vingts bouteilles repêchées par les habitants, jeunes et vieux, du hameau de Sericine, en terre d’Arcadie, à côté de Lafayette. Il confirmait que les analyses ADN avaient catégoriquement écarté le lien avec les cas de disparition rapportés dans la région ces dix dernières années, mais ne s’étaient pas révélées concluantes quant à l’identification de l’auteur des messages à l’intérieur des bouteilles, à cause d’une anomalie dans la signature ADN. Les bouteilles elles-mêmes, made in China et disponibles en ligne, ne donnaient aucun indice quant à leur provenance. Le mystère restait entier, suggérait le texte, tout en omettant un certain nombre de détails.
— Les gars de la NOPD m’en diront plus. Ils n’ont jamais été très honnêtes ni avec les journalistes ni avec les collègues du FBI, quoi qu’ils en disent.
Il jeta un regard à Sixtine avant de piquer sa fourchette dans son assiette.
— Je vais à La Nouvelle-Orléans ce soir. J’ai pris un hôtel dans le Quartier Français.
Sixtine ne montra ni sa surprise ni sa déception : il avait été prévu que Franklin reste avec elle au Poor Boy Riverside Inn, mais vu l’état de l’établissement, elle ne pouvait pas lui en vouloir. Pourtant, son instinct lui assurait que cette décision soudaine n’avait rien à voir avec le standing du logement.
Quinze minutes plus tard, le cuisinier qui apportait les tartes au citron vert ne trouva à leur table qu’une poignée de dollars sur le journal.
— La chambre… Rivière ou jardin ?
La serveuse, devant le tableau à clefs sous le papillon bleu, dévisageait Sixtine de ses yeux pleins d’ennui.
— Le jardin, c’est plutôt une cour, mais il insiste pour dire « Jardin ». Je serais vous, je prendrais Rivière.
Sixtine remarqua alors une ombre qui passait dans le reflet du cadre au papillon, alertant ses sens. Un coup d’œil en coin : ce n’étaient que les musiciens qui faisaient une pause. Les longs mois au Vietnam lui avaient appris à détecter les plus infimes anomalies dans le mouvement des hommes. Un geste trop précautionneux, ou trop nerveux, ou trop furtif, était immanquablement le prélude à un mensonge ou à un crime.
— Rivière, s’il vous plaît, répondit Sixtine, les yeux fixés sur le papillon bleu.
Elle saisit la clef que la serveuse lui tendait, sans hâte, sans hésitation, son sourire parfaitement calme. Le bleu iridescent des ailes du papillon perdit de son éclat, et une main osseuse agrippa son bras.
L’instant d’après, la serveuse poussait un cri et un homme qui sentait le poisson suppliait Sixtine d’épargner ses doigts. Elle avait tordu sa main avec la précision et la férocité d’un prédateur.
— C’est notre violoniste, supplia la serveuse, tremblante. Il ne vous fera pas de mal.
Sixtine lâcha prise. L’homme, le visage rouge, recoiffa ses mèches de cheveux blonds et blancs sur son crâne chauve et tira sur son tee-shirt froissé. Son regard serti dans sa face de bulldog trahissait plus la honte que la haine.
— La prochaine fois que vous voulez parler à une demoiselle, demandez gentiment, dit Sixtine en prenant ses bagages.
Un sourire admiratif éclaira le visage de la serveuse. L’homme bougonna quelque chose d’inintelligible, puis grogna :
— Elles vous intéressent, les bouteilles vaudoues ?
Sixtine plissa les yeux.
— Pourquoi ?
— C’est moi qu’a trouvé les premières.
Il se tourna vers la serveuse, comme pour obtenir sa confirmation, qu’elle donna sans rechigner.
— Je vous écoute, dit Sixtine.
Il s’approcha d’elle. L’odeur de poisson se fit plus forte.
— J’en ai gardé quelques-unes. Ça fait un souvenir. Voyez, y en avait tellement que je me suis dit que ça manquerait à personne.
Il s’approcha encore.
— Si vous voulez les voir, venez dans ma boutique, The Gator’s Fiddle, dans Broussard Street. J’y serai dans une heure.
Il tapa du doigt sur son nez anguleux.
— J’ai ma petite idée sur où qu’elles viennent. Parole de violoniste.