Chapitre 155
Le Sphinx Aveugle

La maison de l’Indonésienne ressemblait à toutes les autres maisons du périmètre indiqué par le violoniste. La peinture blanche de sa façade en bois avait beau être plus fraîche, la pelouse donnant sur la route plus verte et les rideaux aux fenêtres plus propres, la corde cassée d’une vieille balançoire mangée par la mousse et pendant aux branches d’un saule pleureur rendait vains, par sa mélancolie, tous les efforts pour lui donner un air supérieur.
Lorsque Sixtine se gara sur le trottoir face au porche, elle nota la boîte aux lettres qui débordait et se rappela ce qu’avait dit le violoniste :
« Un type du coin, la trentaine, pas loin de quarante. Jeremy Masseau. Dans l’immobilier. Il fait son beurre en louant des piaules sordides aux étudiants de la fac. Pendant des années, il a forcé sur les analgésiques. Il disait que c’était pour la blessure qu’il a eue à quinze ans, celle qu’a mis fin à sa carrière d’athlète. Moi je pense juste que c’est parce qu’il fallait qu’il mette un pied devant l’autre, et c’est plus dur pour certains que pour d’autres. Et pour Jeremy Masseau, pas loin de deux cents kilos de bonhomme… c’était dur. S’est marié, a divorcé, sa femme ne valait pas beaucoup mieux que lui, mais au moins elle a eu le bon sens de le quitter. Y a pas si longtemps, vous auriez pas donné cher de sa peau, à Masseau. Et puis, un jour, c’était quand ? Il y a deux ou trois ans, je dirais ? Lui qu’avait jamais quitté la Vermilion, il est parti en Indonésie, pour des affaires. Je saurais pas vous dire lesquelles, mais on dit qu’il a trouvé une nouvelle raison de vivre. Certaines disent que c’est la foi. Moi je n’y crois pas trop, à ces histoires de foi qui changent des hommes, mais il paraît que ça marche. Toujours est-il que quelques mois plus tard, il y avait une nouvelle voiture dans le garage et une nouvelle femme dans la cuisine. Une Indonésienne. Jolie comme un cœur, mais elle parle pas. Je sais pas si c’est parce qu’elle parle pas anglais, ou si c’est qu’elle est timide. Nous autres, on l’appelle l’Indonésienne, parce qu’on a jamais connu son nom. »
Au moins, Sixtine avait appris une chose en venant ici : l’Indonésienne s’appelait Lucia Dewi.
Sixtine frappa à la porte comme on part sur une mauvaise piste : à contrecœur.
Les membres de HH avaient tous le même profil : de l’argent à volonté, le pouvoir qui allait avec et un appétit rapace pour la beauté et les trésors sans prix. Rien dans ce pavillon et ses détails ordinaires ne rattachait ce présent au monde rare et érudit de la société secrète qu’elle avait juré de détruire.
Rien, sauf le vide trop lisse de l’intérieur, au-delà des voilages en dentelle de la fenêtre. Et un sentiment que Sixtine peinait à identifier.
L’impression d’être épiée.
Instinctivement, elle chercha un endroit où quelqu’un aurait pu se cacher pour l’observer. Mais aucune fenêtre du voisinage ne donnait sur la propriété de Jeremy Masseau et de son Indonésienne. Les arbres alentour, saules et cyprès, pouvaient difficilement dissimuler une silhouette, et personne n’aurait pu grimper à leurs branches. De l’autre côté de la rue, une plaine sans arbres s’étendait sur des centaines de mètres, si bien qu’un visiteur pouvait être aperçu de longues minutes avant son arrivée à la maison.
Elle leva les yeux vers le toit mansardé. Il était percé d’une petite fenêtre. Sa vitre en était poussiéreuse, contrastant avec les verres immaculés des ouvertures du rez-de-chaussée et du premier étage. On avait dû clouer un morceau de contre-plaqué à l’intérieur.
Un grenier, pensa Sixtine. Jeremy, est-ce ici que tu caches ton Indonésienne ?
Elle s’en voulut de tirer des conclusions. Innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie, se rappela-t-elle. Ni le violoniste ni elle n’avaient de preuve contre lui.
Elle frappa une dernière fois à la porte, sans succès.
Alors qu’elle allait quitter le porche, un mouvement rapide à quelques centimètres de son visage la fit sursauter, ses muscles se préparant à l’attaque. Elle se détendit lorsqu’elle découvrit le coupable : un large papillon de nuit. Il s’était posé sur une lame de bois, si près d’elle qu’elle put admirer les motifs compliqués de ses ailes orange et ciselées.
Un Sphinx aveugle, se dit-elle.
Encore une information provenant de cette partie cachée d’elle-même qui l’effrayait.
Sixtine leva les yeux vers le ciel. Un halo blanchâtre encerclait le soleil de onze heures, étouffé derrière un voile nuageux. Elle se reprocha l’instinct absurde de chercher un signe dans le mystère d’un papillon nocturne au cœur de la matinée.
Non, rien ne prouvait que Jeremy Masseau soit son homme.
Et le fait qu’une médium était la seule vraie piste qu’il lui restait ne l’emplissait pas de confiance.
Son smartphone vibra dans sa poche. Un message de Max.
URGENT – Poverty Point.