Chapitre 159
La Déposition de Lanaa Steele (VII)

ÉTAT DE LA LOUISIANE
NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT
Dossier no 86-934-S
Déclaration écrite soumise par le témoin
Témoin : Lanaa Steele
Feuillet 7/15
Nuit du 21 au 22 octobre 1987
Le gardien aux dreadlocks.
Hunter y a pensé en même temps que moi, mais je suis plus rapide, et je connais par cœur le chemin du local. Une lueur jaunâtre dessine une silhouette oblongue sur les dalles de la dernière allée près de la grille, derrière les poubelles débordantes de fleurs fanées. Les exhalaisons écœurantes de pivoines pourries font ressurgir le souvenir du lit de mort de ma mère. J’ai envie de vomir, mais à la place, je crie :
— Qu’est-ce qui est arrivé aux stèles ? Qu’est-ce que t’en as fait ?
Le gardien aux dreadlocks, trousseau de clefs en main, éteint le néon du local et ferme la porte pour la cadenasser. Une lanterne faiblarde fait dégouliner de la lumière jaune sur les murs craquelés du local. Le visage du gardien reste dans l’ombre. Sa voix feint l’indifférence.
— Je sais pas de quoi tu parles et j’ai déjà fait trois heures sup à cause des flics, que ça va être un cirque de réclamer au boss, donc chérie, tes réclamations, elles attendront demain.
Les types de ce genre ne s’attendent jamais à ce qu’une fille qui fait deux têtes de moins qu’eux puisse avoir l’audace de les provoquer ou la force physique de les menacer. Mais une enfance orpheline dans le bayou et dix ans parmi les motards et les ouvriers du chantier naval m’ont appris que ni ma taille ni mon sexe n’ont d’importance.
Je ne crains rien que je puisse voir.
Deux secondes plus tard, il gémit de douleur, sa main droite tentant de déloger mon bras qui étrangle son cou, sa main gauche pendant dans le vide dans mon dos, son coude plié dans un angle mauvais.
Hunter reste en retrait, il m’observe avec un sourire en coin, ne montrant aucune surprise. J’aime cette marque de respect.
— Il y a au moins vingt stèles qui manquent, à l’est, je siffle. Des urnes, des statues. Des offrandes. La Vierge Marie, ça faisait cent vingt ans qu’elle était là, et elle n’y est plus. Et je sais que t’y es pour quelque chose. On profite de ce que les flics sont à la grille pour faire les présentations, ou on parle tranquillement entre nous ?
— Me prends pas pour un idiot, c’est un flic.
Il lance un regard noir à Hunter.
— Lui, il est pas comme les autres. Il parlera pas, dis-je en resserrant mon emprise.
Pas un flic comme les autres. Pourvu que ce soit vrai.
J’interroge Hunter des yeux. Il s’avance, cale mollement son épaule musclée contre le mur du local, sous la lanterne, et dit en soupirant :
— Elle a raison, je ne suis pas un flic comme les autres.
La main de Hunter disparaît derrière son dos. Le mouvement ouvre son bombers et révèle une chemise et sur sa poche, le blason du FBI. Et une arme à sa ceinture.
Je sens la pomme d’Adam du gardien qui s’agite.
Hunter tire de sa poche arrière un paquet de cigarettes, qu’il tape lentement dans le creux de sa main.
— Ce qui m’intéresse, c’est les secrets de la condition humaine, continue-t-il, en portant la cigarette à sa bouche. Mais les deals de came dans les allées sombres, ça n’a plus grand intérêt pour moi. Trop banal. Deux ans à Quantico, et on a fait le tour de la question.
Il allume son briquet. La flamme dessine des reflets d’or sur sa peau foncée.
— Qu’un type comme toi veuille se faire de l’argent de poche en revendant des stèles funéraires, ça pique déjà plus mon intérêt. Mais je ne vais pas te boucler pour ça. S’il n’y avait que ça, je te laisserais me parler, tranquillement, sans qu’on s’énerve. Tu me raconterais des bobards, je découvrirais la vérité en deux ou trois coups de fil, tu t’en tirerais avec un ou deux mois de taule, et les pauvres gens que tu as fait souffrir en volant les dernières choses qui les liait à ceux qu’ils ont perdus, ils auraient au moins la consolation que justice a été faite. Mais moi… tu vois, moi, comment dire… je resterais sur ma faim.
Il se penche lentement, approche son beau visage de celui du gardien, et montre les dents.
— Alors qu’un meurtre…
Le gardien ouvre des yeux ronds. Sa gorge s’étrangle et la salive mousse au coin de sa bouche lorsqu’il s’écrie :
— J’ai rien à voir avec aucun meurtre ! Je le jure !
— Tu en es sûr ? continue Hunter. Parce que ma collègue médium… Elle a des indics dans l’au-delà. Et les morts lui soufflent qu’il y a tes empreintes partout, dans cette affaire.
— Je vous jure que c’est pas moi ! gémit le gardien. Je l’ai trouvée comme ça, la fille ! J’ai rien fait ! Elle était déjà morte !
Mon estomac se contracte violemment, je resserre encore mon emprise. La fille ? Marìa ? Hunter parlait du meurtre de Boucvalt, pas de celui de Marìa. La sueur rance qu’exhale le gardien monte à mes narines, j’en ai la nausée.
Hunter continue de fumer sa cigarette avec détachement, mais la lumière jaune de la lanterne souligne la veine qui a grossi sur sa tempe.
— Asseyons-nous comme des gens civilisés et raconte-moi. Et surtout n’oublie aucun détail, j’adore les histoires qui finissent mal.
C’est de la faute de l’ennui. Et d’un antiquaire nommé Le Blanc.
Sous l’ampoule du local, la peau de Sean Byrd, le gardien aux dreadlocks, semble grise. Une heure d’interrogatoire sur une chaise bancale souligne ses yeux apitoyés d’épais cernes noirs et charge son haleine d’une odeur âcre. Il ne s’arrête pas de parler, et Hunter écoute.
— Vous pouvez pas savoir ce que c’est, de travailler ici. Tout le monde s’en fout, de ce cimetière. On n’y fait pratiquement plus d’enterrements, y a plus de place. C’est que des vieilles tombes. Je me casse le dos à faire de la maintenance, et puis les junkies arrivent et saccagent tout, et je demande de l’aide au chef, et il se passe rien. La grille, elle est cassée, on entre comme dans un moulin. Il y a toujours eu des vols, il suffit qu’on mette un beau vase, vous pouvez être sûr qu’une semaine après, il n’y est plus. Trois nuits par semaine, je suis le seul à faire la sécurité depuis que l’autre collègue, il a eu un accident. J’ai essayé d’arrêter les vols, et je l’ai même dit aux autorités, je le jure ! Je suis même allé voir le bâtard qui s’est présenté comme maire de la ville. Il a ramené son costard sur mesure ici, pour montrer ses dents blanches aux autres pontes de la ville et un journaleux qui faisait des photos. Il a déclaré qu’il allait débarrasser la ville des junkies et des vandales et rétablir l’héritage de La Nouvelle-Orléans. Oh, il a été élu, ça, il a été élu. Mais il est jamais revenu au cimetière. Lui, et le reste des élus, ils s’en fichent, parce que dans la cité des morts, il n’y a pas d’électeurs, hein, c’est pas les morts qui vont voter pour eux ? Personne ne veut rien entendre. Les seuls qui ont entendu…
Il lève les yeux vers Hunter, les rabaisse.
— … c’est ceux qui voulaient les stèles. Pour les préserver.
— Continue, dit Hunter.
— Un mec est venu me voir, au printemps de l’année dernière. Rick Le Blanc. Il disait qu’il était antiquaire au Quartier Français. C’est sûr que les urnes, les stèles, elles ont du charme, pour ceux qui aiment ce genre de truc.
Il fait la grimace. Il n’est pas de ceux-là.
— Tout ce qu’il m’a demandé, c’est d’oublier de fermer la grille. La grille, elle est toute rouillée, de toute façon. Un coup de pied, et elle est par terre. Au début, j’ai voulu dire non, bien sûr. Mais j’ai vite compris que si je disais non, le perdant dans l’affaire, c’était moi, parce qu’ils allaient prendre ces stèles avec ou sans moi. Et au moins, si c’était moi qui le faisais… le boulot serait mieux fait.
Il se frotte la nuque.
— Jamais j’aurais dit que ces stèles, elles valaient aussi cher. Si elles vont finir cassées et saccagées, au moins que quelqu’un en profite. Parce que c’est pas les morts qui en profitent, hein ?
Il se met la tête dans les mains.
— J’ai eu tort… j’ai eu tort.
Il est encore plus gris que tout à l’heure. Il a du mal à déglutir. Il fixe un point dans le vide.
— Alors j’ai travaillé avec Le Blanc, je lui ai livré des stèles, des urnes, des statues. Juste celles que plus personne ne vient voir. Il a dû trouver des clients, car il m’en demandait de plus en plus. Celles des vieilles tombes n’étaient pas assez, il en fallait plus, plus… Et un jour, il y a un peu plus d’un an, il m’a fait une demande particulière. Une commande spéciale pour son plus gros client. Je devais le livrer directement chez lui.
Il déglutit.
— Je m’en souviens, c’était la statue d’un ange. Grand, plus grand qu’un homme. Intact, alors qu’il était vieux, de 1855. Il gardait l’est du cimetière, vers le caveau des Glapion.
Glapion. Je connais ce nom. Ce n’est pas le nom qu’on utilise d’habitude, à La Nouvelle-Orléans. Je me demande si Hunter le sait. Je laisse le gardien continuer.
— Un ange qui se prend le visage dans les mains. La vision de la mélancolie et du deuil. Il a fallu la grue pour le déterrer.
Il fait une pause.
— On a cassé une aile.
Soudain, un mouvement attire mon attention en périphérie de ma vision, sur le mur : des ombres grouillent au milieu des papiers jaunis épinglés à même le plâtre craquelé. Instinctivement, je tourne mon visage vers la lumière au plafond. Je dois plisser les yeux pour le distinguer : grand papillon de nuit. Ses ailes d’obscurité couvrent presque la moitié de l’ampoule. Je croise le regard de Hunter, qui l’a remarqué aussi. Mais il a surtout remarqué le changement qui s’opère sur le visage de notre suspect.
Lui aussi a noté la présence du papillon. Ses traits se relâchent d’un coup. Ses yeux cessent de fouiller chaque recoin, comme un animal blessé. Son cou fléchit, sa tête pend légèrement. Ses épaules tombent, ses doigts s’ouvrent. Il ne sourit pas, et pourtant, tout son visage s’y prépare.
Hunter l’observe, et ses sourcils froncés suggèrent qu’il n’a pas encore compris le bouleversement qui vient de se jouer au plus profond de cet homme.
La résignation.
Ce relâchement, c’est le secret qui décide de le quitter, délivrant son âme de sa lourde chape.
— C’est quand on est arrivés avec la statue chez le client, murmure-t-il. On l’a trouvée là, sur les marches, comme une poupée désarticulée.
— Le client, c’était Boucvalt ?
Je n’ai pas pu m’en empêcher. La vision de Marìa, ses cheveux noirs comme une auréole folle et sanglante autour de son visage figé par la surprise, est si claire que je pourrais en décrire tous les détails.
Hunter agrippe ma main. Pour que j’arrête de parler, pour que je n’influence pas le suspect, je le sais. Mais sa main sur la mienne envoie des ondes d’espérance dans tout mon corps, et je prie pour qu’il ne la retire pas.