Chapitre 160
La Déposition de Lanaa Steele (VIII)

ÉTAT DE LA LOUISIANE
NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT
Dossier no 86-934-S
Déclaration écrite soumise par le témoin
Témoin : Lanaa Steele
Feuillet 8/15
Nuit du 21 au 22 octobre 1987
— Révérend Boucvalt, oui.
Le gardien semble las, prêt à tout avouer. Ses yeux se perdent dans le vide entre nous. Il se frotte la cuisse.
— Je ne savais pas quoi faire, j’ai paniqué, elle était morte, c’était sûr, avec tout le sang qu’il y avait, qui coulait sur les marches. J’ai laissé la statue au milieu du jardin, et j’ai déguerpi à pied. Mon collègue, Tyrone, lui, est resté. Le lendemain matin, Le Blanc m’attendait aux grilles du cimetière. « Un accident regrettable », c’est ce qu’il a dit. Vous pouvez croire ce type, avec ses phrases de série télé ? Regrettable. Il me semblait pas y avoir beaucoup de regrets dans sa conscience. Et il a dit qu’il n’en savait pas plus, mais que quoi qu’il en soit, c’était mieux de ne pas parler, rapport à notre petit business avec les stèles. Alors là j’ai dit basta, je rends mon tablier. S’ils voulaient que je regarde ailleurs, ça me dérangeait pas, mais plus de livraisons d’anges pour moi. Le Blanc a dit OK, il est parti, ça a été fini. Quand Tyrone est revenu travailler le jour d’après, on n’en a pas parlé. Mais je voyais que lui aussi, ça lui avait donné un coup. Ah, ça, Tyrone, ça le travaillait. Il était plus le même.
Il marque une pause.
— Il est mort d’une overdose deux mois après.
— Tu as bien dû voir les journaux ? demande Hunter. On a retrouvé Marìa Flores en pleine forêt, dans le Refuge de Tensas. C’est à quatre cents kilomètres.
— Oh, oui, j’ai vu les journaux. Et c’était la même fille, ça, j’en suis sûr. Je l’ai vue morte sur les escaliers de Boucvalt, on la retrouve morte à quatre cents bornes en pleine forêt.
Il ouvre les bras. Puis il ricane, et ses iris brillent soudain d’une lueur féroce.
— Peut-être bien qu’elle a marché, la morte, hein ? Peut-être qu’elle a été zombifiée par de la magie noire, qu’elle a traversé la Louisiane pour aller trouver la porte de l’au-delà dans le bayou. C’est pas ce qu’elles racontent, les vieilles bonnes femmes de La Nouvelle-Orléans ? Qu’elle est allée trouver Baron Samedi, le gardien de Guinée ?
Hunter ôte sa main de la mienne pour agripper le gardien.
— Épargne-moi les contes vaudous, garde ça pour les touristes.
Les narines du gardien vibrent de défiance, il approche son visage de celui de Hunter.
— Moi, je serais toi, le flic, j’écouterais les contes et les bonnes femmes. Tu veux savoir ce que je me dis, les soirs où la solitude, elle me monte à la tête ? Parce que tu sais, être douze heures par jour dans un cimetière, où il y a que des junkies et des morts et du vent qui vient de nulle part ? On gamberge vite, j’aime mieux te le dire. Tyrone, peut-être que c’est lui qui a amené le corps de la fille dans la forêt. J’ai retrouvé du sang dans la camionnette. La statue, là où l’aile de l’ange, elle s’est cassée ? Il y avait des éclats de marbre partout sur le plancher. Ils étaient tout rouges. Son overdose, peut-être qu’on l’a aidé, ou peut-être qu’il se l’est fait tout seul, parce qu’il avait l’air sacrément hanté après ça. Oui, hanté. Et puis qu’un pauvre mec se retrouve là dans le bayou, mauvais endroit, mauvais moment. Un Noir, hein ? Tss-tss. Pour les flics et les journaux, ça a plus de sens qu’une fille soit attaquée en plein milieu de la forêt, la nuit, par un pauvre type qui passait par là, plutôt que chez un des grands chefs blancs de la ville ?
Il secoue la tête, se cale dans le fond de la chaise. Il nous toise, tour à tour. Tous les trois ici, aussi différents que nous soyons, nous savons qu’il dit la vérité. Puis il tourne la tête vers la porte ouverte. Dehors, le ciel noir et les tombes se perdent dans un océan d’obscurité.
— Mais ces grands chefs blancs, ils peuvent rien contre elle, murmure-t-il enfin.
— Que veux-tu dire ?
Ma voix s’est élevée, limpide, puissante. Je sens qu’il est sur le point d’aller là où je veux qu’il aille. Mon territoire.
— Qui, elle ? demande Hunter.
Sean Byrd ignore sa question. À la place, il plonge ses yeux dans les miens. Il m’implore en silence de croire cette réponse qu’il n’a pas donnée, et pourtant que j’ai entendue.
Marìa.
Marìa est revenue.
— Qui, « elle » ? Qui ? répète le détective.
Pour la première fois de la nuit, j’aimerais que Hunter me laisse seule avec le gardien.
Je rassemble ce que m’a appris ma courte expérience de médium. Mais je manque de pratique :
— As-tu eu des visions ? Des rêves ? Les rêves peuvent nous dire ce que notre inconscient nous cache.
Il glousse et secoue la tête. Sait-il que, pour moi, ce ne sont pas des visions ? S’il l’admet, Hunter se braquera.
— Elle est revenue, pleine de vengeance, il grogne.
— Raconte-moi la première fois, dis-je, le souffle court.
— C’était le soir après l’enterrement de Tyrone. J’étais là, dans le local, à tourner en rond. Ça puait le café brûlé, j’avais pas la tête à l’endroit. À l’église, tout le monde parlait de la came que Tyrone prenait, des mauvais gars qu’il fréquentait, de sa mère qu’était pas clean non plus, qu’avec tout ça, c’était sûr qu’il allait finir au cimetière. Que pour ce gamin, c’était écrit. Et ça me filait mal au bide, parce que ce qu’était pas écrit, c’est qu’on trouverait le corps d’une fille qu’était belle comme le jour baigner dans son sang…
Il s’étrangle. Les larmes qui montent et qu’on refuse, je les connais. Lorsqu’il reprend son souffle, sa voix est légèrement cassée.
— Mais le soir de l’enterrement, j’ai tellement essayé de me persuader que c’était pas Marìa, que c’était pas la nuit de l’ange, que c’était pas de ma faute…
Ses lèvres tremblent. Un rictus chasse la fragilité de son visage.
— … que je me suis retrouvé face à elle.
Il jette un regard fuyant vers le plafond. Le papillon est toujours sur l’ampoule, qui se balance imperceptiblement.
— Il faisait déjà nuit. Elle se tenait devant la première tombe vers l’est. De dos. Ses longs cheveux noirs tombaient sur sa robe blanche. J’ai cru que c’était une junkie qui s’était perdue dans les allées avant que je barre la grille, ça arrive. Je l’ai interpellée. Elle s’est retournée, elle avait l’air apeurée. J’ai eu un choc quand je l’ai vue, elle ressemblait tant à Marìa. Mais elle s’est vite enfuie. J’étais tout chamboulé lorsque je suis revenu au local. J’en ai pas dormi de la nuit. Mais le lendemain matin, je m’étais convaincu que… que c’était rien. Que je me faisais des idées. Et puis je l’ai revue. La nuit, toujours. Mais à chaque fois, elle ressemblait de moins en moins à Marìa.
— Quelle preuve que c’était elle ? dit Hunter d’une voix agressive.
Je lui lance un regard dur. Je dis à Byrd :
— Qu’est-ce qui avait changé ?
— Son visage… Son air… Elle était de moins en moins apeurée. J’avais l’impression qu’elle me provoquait. Que ça l’amusait que je devienne fou.
Il fait une pause.
— Il a fallu trois mois et une bonne douzaine de fois où je l’ai surprise, pour que je me décide à aller ouvrir sa tombe.
Je retiens mon souffle. Hunter aussi, est pris de court.
Soudain, le gardien se met à rire. Ses lèvres tremblent, pourtant.
— Mais le pire, c’étaient pas les nuits où je la voyais. C’étaient les nuits où je la voyais pas. Et où je l’attendais.
Un poison familier envahit ma poitrine. Oh, comme je te comprends, Byrd. C’est le privilège de ceux qui vivent avec l’absence et la mort, de comprendre la solitude particulière d’une nuit à attendre les spectres et leurs signes. Une présence est toujours une présence, même invisible.
— Tu as ouvert le cercueil ? Quand ? aboie Hunter.
— J’ai attendu une nuit qu’il pleuvait, qu’il faisait froid, un vent à déranger les morts. Je suis pas bête, je savais que personne serait là. Même les junkies, ils ne sortent pas quand il fait ce temps-là. Je suis allée voir dans son cercueil, et elle était là.
— Bien sûr qu’elle était là, ricane Hunter. Comme elle était là tout à l’heure.
Le gardien fixe Hunter, la confusion voilant son regard. Puis il sourit.
— Dans le cercueil ? Oh, oui, elle était bien là. Son corps était bien là, dans sa robe blanche, dans sa boîte de pin à deux balles.
Il penche la tête et s’approche du visage de Hunter, comme pour provoquer le flic.
— Mais elle était surtout là, bien vivante, en face de moi.
Hunter ricane, se lève. Sa chaise racle le carrelage sale, l’écho se perd dehors.
— OK, Byrd. Tu sais quoi, j’aime bien les histoires, mais il se fait tard et j’ai un meurtre sur les bras. Et c’est même pas celui de Marìa Flores. Mais je te suis très reconnaissant de ces détails, ça va m’aider à rouvrir l’affaire et alléger le pénitencier d’Angola d’un de ses résidents.
— Un autre meurtre ? demande le gardien, les yeux écarquillés.
— Milburn Boucvalt. Il a été retrouvé poignardé chez lui ce matin. Et devine qui est la suspecte ? Une nana qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Marìa Flores. Elles se ressemblent tant qu’elles ont les mêmes empreintes. C’est pour ça que, nous aussi, on a été jeter un œil dans la tombe. Mais il y a une différence entre toi et moi, Byrd. Je me laisse pas convaincre facilement – ni par les fantômes ni par les témoins. Alors il va falloir que tu nous aides à trouver une autre explication. Et on va commencer par aller voir là où tu as vu la demoiselle pour la dernière fois.
— La dernière fois ? ricane le gardien, un rictus mauvais tordant son visage. La dernière fois, elle m’a averti que quelqu’un viendrait, et qu’il ne me croirait pas. Mais qu’il fallait que je parle.
— Quoi, elle a donné mon nom ? rétorque Hunter, le sarcasme tendant sa mâchoire.
Le gardien se lève, domine Hunter. Il tremble de tout son long.
— Non. Elle a juste dit que je le saurais. Parce que quand le secret serait prêt à être révélé, il s’échapperait comme… comme un papillon de nuit.
Mes doigts se sont faufilés dans ma poche sans que je m’en rende compte. Ma paume s’ouvre.
Au creux de ma main, le papier déplié, avec le papillon mort.