Chapitre 161

Atlides

Chapter illustration

Florence scrutait le portrait de Louis-Christophe Daumesnil en suçant sa cuiller de yaourt au chocolat.

Elle était arrivée à une impasse dans ses recherches. Elle savait qui il était, ayant remonté sa généalogie jusqu’au XVIème siècle. Il était d’ascendance noble, incontestablement.

Cela avait-il de l’importance ? Cette piste valait-elle la peine d’être explorée ? Elle fit pivoter sa chaise. Sur un pan de mur de la bibliothèque étaient épinglés les membres de HH du XIXème siècle. Sur un autre, la mosaïque des signes vaudous trouvés dans une rivière une semaine auparavant, et la piste d’une éventuelle victime. Plus de cent cinquante ans les séparaient, et rien ne les liait. Excepté le symbole de HH et, éventuellement, le Mississippi.

Elle plissa les yeux et passa d’un mur à l’autre, jusqu’à ce que les deux ne deviennent plus qu’un.

Deerfield. Daumesnil. « Atlides ». Papillon. Hiéroglyphe. Pyramide. Lune. Vaudou. Livre. Diamant. Jury. Vermilion. Louisiane. Mississippi. Plume. 1855.

Rien ne collait. Pourtant, Florence n’arrivait pas à se défaire de cette impression que les deux racontaient la même histoire.

Elle considéra un instant son pot de yaourt vide. Non, un autre yaourt ne ferait sûrement pas la différence, on avait dépassé ce stade. Ne restait plus qu’une option : aller voir Max.

Alors qu’elle allait se lever, son regard accrocha une de ses notes : « Atlides », le nom de la plantation de Daumesnil. Que signifiait-il ?

Google lui proposa une liste de possibilités. Elle sut immédiatement de laquelle il s’agissait. Enfin, deux pièces du puzzle qui s’emboîtaient : atlide était le nom d’un genre de papillons dont le plus commun était Atlides halesus. Ses ailes étaient bleues, avec un point d’or : comme sur le portrait. Daumesnil, amateur d’insectes, avait donc appelé sa plantation du nom de son papillon préféré. Et après ? Elle n’était pas plus avancée.

Décidément, la seule solution était d’aller voir Max.

Elle répétait déjà l’excuse qu’elle allait lui servir pour oser le déranger, lorsque des pas dans le couloir l’emplirent l’espoir.

— Flo, ton mec, là, tu n’as pas dit qu’il avait une plantation ?

Max, les cheveux ébouriffés, son tee-shirt blanc moulant sa musculature discrète, mais parfaitement ciselée, apparut sur le seuil de la porte.

— Si, dit Florence, incapable d’effacer le sourire sur ses lèvres.

— La plantation ne s’appellerait pas Poverty Point, par hasard ? Au nord de la Louisiane ?

Max la regarda avec des yeux écarquillés.

— Quoi ? Ça va ? Tu as l’air toute…

— Ça va, bien sûr que ça va, rétorqua Florence en retournant vers son écran pour cacher le rouge apparu sur ses joues. Non, la plantation de Daumesnil s’appelait « Atlides ». D’après l’Atlides halesus, un papillon bleu aux ocelles d’or dont la plante hôte est le houx, figure-toi. Et qui est natif de…

Elle s’arrêta, puis murmura.

— … natif du sud des États-Unis. Ce qui est étrange, vu que sa plantation est au nord…

Elle pencha la tête, puis se retourna vers Max.

— Qu’importe. Pourquoi ?

Max partagea ce qu’il savait de Poverty Point. Pour finir, il ajouta :

— Je trouvais que c’était un choix étrange, de baptiser une plantation « Poverty ». Ce n’est pas exactement de bon augure. 

— C’est peut-être un nom qui a été donné après coup, comme ces grandes maisons hantées de Louisiane. Tu n’as pas d’autres informations ?

— Non. Ça n’a probablement pas d’importance. Le bâtiment a été complètement détruit, il n’y a plus rien là-bas, donc ce n’est pas comme si qui que ce soit pouvait s’y cacher. Je pensais juste… une connexion… avec ta plantation. J’allais aux cuisines, tu veux quelque chose ?

Voyant que Max allait partir, Florence s’écria :

— Attends !

Elle ferma les yeux, priant pour vite trouver une raison de le retenir.

— Les cartes de la Confédération ! s’écria-t-elle soudain.

— Quoi ?

— Si tu veux savoir à quoi ressemblait Poverty Point avant la Guerre de Sécession, avant les années 1860, je sais comment remonter le temps. Assieds-toi deux minutes.

Max s’exécuta pendant que Florence pianotait sur son ordinateur.

— Les généraux sudistes des États confédérés, dont la Louisiane, ont créé des milliers de cartes pour planifier les batailles contre les nordistes. Souvent, c’est juste des croquis faits à la va-vite avant une bataille, mais certaines sont super détaillées, jusqu’aux maisons et même parfois les noms des habitants. Elles ont été capturées ou remises aux États-Unis lors de la capitulation des sudistes et pendant longtemps ont été étiquetées top secret dans les archives du Département de la guerre, mais, tout récemment, les Archives nationales les ont numérisées. Et voilà.

Devant eux s’ouvrit le catalogue des cartes confédérées, dont la couverture représentait une grande carte jaunie quadrillée de plis, tracée à la main et ornée de dessins du style de ceux des romans d’aventures.

— On dirait une carte au trésor, tu ne trouves pas ? murmura Florence, un sourire aux lèvres.

Max opina. C’était exactement ce qu’il ressentait aussi, et la vue de cette carte lui donnait tout autant de trépidations que lorsqu’il avait sept ans et qu’il s’imaginait aventurier. Il savait que Florence comprenait, car elle aussi s’était imaginée aventurière. Ils partageaient tant de choses. Si seulement elle…

— Où se trouve ta Poverty Point ? dit Florence, interrompant sans le savoir la rêverie de Max.

— Delhi, Louisiane.

Florence tapa « Delhi », et une carte s’afficha. Ils se rapprochèrent tous deux de l’écran.

— Poverty Point ! Là ! s’exclama Max, le montrant du doigt.

— Où le vois-tu inscrit ? Je ne vois rien.

— Le nom n’est pas écrit, mais tu vois ces six demi-cercles ? C’est Poverty Point. Le bayou Macon ici, le grand monticule, là. Aucun doute.

— Mmmh, fit Florence. Cette carte date de 1864. Pas de mention de la plantation.

— Je ne vois pas non plus Delhi. Remonte un peu ?

Soudain, Florence lui agrippa le bras.

— Quoi ?

Elle zooma sur un nom que l’encre avait grossi.

— Dis-moi ce que tu lis ici, Max.

Il ouvrit la bouche, puis la referma.

— Ça serait pas… ça serait pas Deerfield ?

Florence, les yeux plongés dans ceux de Max, couvrit sa bouche de sa main et opina.

En un geste, Max saisit son smartphone et fit défiler plusieurs pages. Enfin, il lut :

— Delhi, nord de la Louisiane, ville de trois mille habitants dans la paroisse de Richland, originellement appelée… Deerfield.


Il fallut moins d’une demi-heure à Florence et Max pour conclure que la probabilité de l’existence d’une plantation autre que celle de Daumesnil à Poverty Point était faible à l’extrême. Pour une raison inconnue, « Atlides » était bien celle qui avait été rebaptisée « Pointe de Pauvreté » avant la destruction de la propriété.

Tout aussi faible était la probabilité que ce fondateur de HH n’ait pas été conscient de l’existence du site amérindien.

Max appela l’archéologue, pendant que Florence contactait la mairie de Delhi pour obtenir les archives de son cadastre.

— Ça colle, dit Max en raccrochant. Elle me dit que la première publication académique à propos du site, qu’on appelait déjà « Poverty Point » d’après la plantation qui s’y trouvait, date de 1873…

— … après la mort de Daumesnil en 1855…

— … mais un explorateur du coin est tombé dessus en cherchant une mine de plomb, il l’a écrit dans son journal en 1830.

— Est-ce qu’il utilise l’appellation Poverty Point ?

— Non, elle n’est nulle part avant 1873.

Florence tapota le rebord de son bureau avec son crayon.

— OK. Imagine. On est en 1836, date où Vivant nous dit que Daumesnil est propriétaire d’une plantation. Cela fait déjà six ans que, dans la région, on parle d’un site amérindien. Qui dit site indien, dit naturellement croyances alternatives et païennes, et ça, c’est du miel pour un mec comme Daumesnil, disciple de Vivant et membre de HH. Daumesnil est un homme d’affaires fortuné et avisé, il achète la plantation. Existe-t-elle déjà, ou la construit-il ? Le cadastre va nous le dire. Je parie qu’elle existe déjà. Peut-être s’appelle-t-elle déjà Poverty Point, mais je ne le pense pas.

— Tu crois que le nom est important ?

— Oui, Max, je crois que le nom est important, je vais te dire pourquoi. D’abord parce que les hameaux prennent le nom des rumeurs qui y courent. Ensuite parce que je n’ai rien trouvé sur Daumesnil après sa mort. Rien.

— Ça t’étonne ? Il est mort en 1855, les archives ont été perdues.

— J’ai un arbre généalogique quasi complet sur trois siècles avant lui. Rien après. Je dirais même, rien après la mort de Vivant. Il vient d’une grande famille, il est censé avoir fait fortune aux États-Unis et en plus de cela, il est érudit. Et l’histoire ne retient rien de lui ? Tu passes autant de temps que moi le nez dans les archives. Admets que c’est bizarre.

Max fit la moue, mais acquiesça.

— Tu veux ma théorie ? continua Florence. La plantation en Louisiane a fait la ruine de Daumesnil, et c’est pour cela qu’on l’a appelée Poverty Point.

— Les propriétaires terriens du Sud ont perdu leur chemise avec la Guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage en 1865.

— N’oublie pas que Daumesnil était citoyen français. La Deuxième République de Napoélon III a interdit à tous les Français à l’étranger, la plupart dans l’ex-colonie française de Louisiane, de posséder des esclaves, et ce, dès 1848.

Florence feignit d’ignorer la surprise admirative sur le visage de Max. Elle avait trouvé l’information par hasard seulement une heure plus tôt et le fait qu’elle ait pu s’en souvenir était miraculeux. Mais la satisfaction qu’elle tirait d’impressionner Max était tellement précieuse qu’il fallait la faire durer à tout prix.

— Bien sûr, continua-t-elle, le décret leur donnait trois ans pour se débarrasser de leurs esclaves, donc ça nous pousse à 1851. Il meurt quatre ans plus tard, ruiné.

— Possible, dit Max.

Il réfléchit un instant.

— Admettons que tu aies raison, quel rapport avec les bouteilles du bayou ?

Florence fit traîner son regard vers les symboles occultes affichés sur le mur de la bibliothèque et soupira longuement.

— Aucun, aucun. Mais… Maxou, si on te disait que l’histoire de Daumesnil et ces messages vaudous, ce n’est qu’une coïncidence… Y croirais-tu ?

Max scruta le signe du double H sur le fragment de journal épinglé sur la tapisserie, se frotta machinalement la cuisse et murmura :

— Non, je n’y croirais pas.

Ping ! Une notification illumina l’écran du smartphone de Florence.

— Les résultats du cadastre, dit-elle en s’asseyant de nouveau face à son écran.

Les copies numérisées de registres écrits à la main et maculés d’encre apparurent.

— Titre de propriété d’« Atlides » à Deerfield, dit Max. 1835. Bingo, c’était après la découverte du site indien.

— Mais quelle andouille ! s’écria Florence, qui se prit la tête entre les mains.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? gloussa Max.

— Pas toi, moi ! Erreur de débutante : j’ai respecté l’orthographe de son nom, voilà pourquoi je n’ai rien trouvé ! Un patronyme français avec des lettres muettes, bien sûr que les Américains allaient l’écorcher. Ils l’ont écrit sur le cadastre comme ils le prononcent : Louis-Christophe Daumesnil devient Christoph Duminy.

— Il a visiblement adopté cette orthographe, regarde comment il signe : Duminy là aussi.

— Avec un peu de chance, dans ces archives, on devrait pouvoir retrouver son acte de décès.

Florence hésita avant de pianoter sur son ordinateur. Un frisson parcourut le dos de Max. Leurs regards se croisèrent. Aucun besoin de parler, ils ressentaient les mêmes émotions – l’excitation teintée de dégoût, l’appréhension mêlée d’anticipation : ils étaient sur le point de découvrir les circonstances du décès d’un des fondateurs de HH. Comment était-il mort ? Où était-il enterré ?

Mais surtout, qui avait-il emporté dans la tombe ?

Sans dire un mot, Florence fit apparaître le registre des naissances et des décès de 1855. Aucun nom n’était indexé, ils durent déchiffrer les noms manuscrits page après page. Soudain, Max bondit de sa chaise :

— Là ! Duminy !

Florence zooma sur l’image. Ne quittant pas l’écran des yeux, elle se leva lentement et murmura :

— Ce n’est pas l’acte de décès de Christophe, c’est celui de… Marie-Catherine !

— Marie-Catherine… L’un des noms du livre de HH, murmura Max, plongeant ses yeux dans ceux de son amie.

Florence, le visage radieux, hocha la tête avant de se jeter à corps perdu dans les bras de Max.

← Chapitre précédent Chapitre suivant →
© Caroline Vermalle. Tous droits réservés.