Chapitre 162
Marie-Catherine

Combien de temps leur étreinte dura-t-elle ?
Le temps qu’il faut pour qu’une porte béante s’ouvre sur la possibilité magique d’être ensemble. Le temps qu’il faut à un être pour reconnaître cette partie qui lui manque, et refuser un futur où il est moins que lui-même. Et le temps qu’il faut, aussi, pour que l’esprit, encouragé par le plus puissant des mécanismes de préservation, censure une telle possibilité et concocte le masque nécessaire pour prétendre que la porte ne s’est jamais ouverte.
Au bout d’une seconde et demie, Max et Florence s’éparpillaient en gestes maladroits.
Max se frotta la cuisse en boitant pour aller feuilleter le grand livre de HH, et fut le premier à parler.
— Marie-Catherine. Oui, c’est bien ce qu’il y a écrit. Marie-Catherine. Bon, eh bien ! Une de moins.
— Oui, une de moins ! s’écria Florence, les joues encore rosées.
Elle se frotta les mains, passa nerveusement sa langue sur ses lèvres, jeta des coups d’œil vers Max. Son cœur battait toujours bien trop fort et elle n’arrivait pas à réfléchir. Pourtant, quelque chose tirait sur sa conscience. Elle se rassit à son ordinateur.
— Je vais voir si les archives de Delhi ont un peu plus d’informations sur elle, ça simplifiera la tâche à Mikael.
— Bonne idée, répondit Max en lui tournant le dos.
Il se pencha sur le grand livre pour l’étudier, mais tout se brouilla. Il ne pouvait pas continuer comme cela. À chaque fois qu’il était avec Florence, il lui était impossible de se concentrer vraiment. Ces derniers jours, il s’était efforcé de rester dans sa chambre, et la mission que lui avait confiée Sixtine l’y aidait grandement. Ce matin, ses pas l’avaient mené jusqu’à la bibliothèque où vibrait la présence de Florence, mais il avait réussi à se convaincre que c’était pour les biens de l’enquête. Cette étreinte éphémère était le résultat d’une impulsion naturelle et amicale – elle ne signifiait rien, bien entendu. Alors pourquoi ses pensées y revenaient-elles, encore et encore, racontant la même histoire d’un bonheur intense de deux secondes ?
— Je te laisse à tes recherches, je retourne aux miennes, dit-il abruptement, se dirigeant vers la porte.
— D’accord, OK, répondit Florence d’une voix trop aiguë.
Sur le seuil, il jeta un dernier coup d’œil vers elle. Elle se tenait raide sur sa chaise, son beau visage, si familier, si vivant, encadré de ses cheveux rose pâle. Il connaissait par cœur le tracé de son cou, le tatouage floral sur son avant-bras droit, la courbe délicate de son poignet fin, ses mains agiles aux ongles vernis ; les doigts de Max se souvenaient de la douceur de sa peau comme si elle était gravée dans ses empreintes. Elle ne se retourna pas.
Max se hâta dans le couloir, puis le long des escaliers, puis à travers Falmouth Manor, à chaque pas distrait par le souvenir de cette étreinte éphémère.
À mesure qu’il s’éloignait de la bibliothèque, il se demandait : avait-elle vraiment eu lieu ?
Lorsqu’il arriva dans sa chambre, le soleil de l’après-midi commençait déjà à décliner. Il n’eut pas le courage d’allumer le plafonnier. Il se laissa tomber sur le lit et contempla les moulures du plafond, que le soir éteignait petit à petit.
Non, il n’avait pas rêvé le moment où son corps avait été tout contre celui de celle qu’il désirait depuis Le Caire, mais cela n’avait pas d’importance. Illusion ou réalité, le mal était fait : son cœur, que les fautes de Florence l’avaient poussé à fermer bien soigneusement, s’était ouvert. Et malgré ses résolutions, malgré les remontrances de la raison qui lui répétait que jamais Florence ne serait celle qu’il voulait qu’elle soit, son cœur refusait de se refermer sans elle.
Ses paupières se fermèrent. Dans son esprit infusé de sommeil se dessina la silhouette de Florence, dans la bibliothèque. Le temps d’un rêve, il rejoua le moment où elle s’était jetée dans ses bras ; mais cette fois, il s’autorisa à capituler et à se fondre dans son parfum de rose et de sucre et dans la profondeur de ses yeux. Le temps d’un rêve, sa main suivit la ligne de son cou, ses doigts se mêlèrent à ses mèches roses et, alors que le temps s’arrêtait, il goûta ses lèvres au goût d’Égypte.
— Max… Max…
Il se redressa d’un coup et ouvrit les yeux. La chambre était sombre, mais dans l’encadrement de la porte se tenait Florence.
— Max, répéta-t-elle, sa voix soudain fragile.
Il se leva. Sa raison était encore engourdie par le sommeil, il vit seulement qu’elle s’avançait vers lui et que ses lèvres tremblaient et ce fut assez pour qu’il eut l’audace de se rapprocher d’elle. Sa poitrine tambourinant, sa main fit un mouvement vers son visage.
— Marie-Catherine, murmura-t-elle.
Max déglutit. La réalité effaça d’un coup toutes les traces du rêve et son bras s’immobilisa.
— Ce n’est pas… ?
— Oh si, c’est elle. Mais c’est pas celle qu’on croyait.
Florence remarqua le geste avorté de Max, puis dit lentement :
— Elle s’appelait Marie-Catherine Duminy de Glapion. Plus connue sous le nom de Marie Laveau, la plus grande prêtresse vaudoue de l’histoire de La Nouvelle-Orléans.