Chapitre 164
La Déposition de Lanaa Steele (IX)

ÉTAT DE LA LOUISIANE
NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT
Dossier no 86-934-S
Déclaration écrite soumise par le témoin
Témoin : Lanaa Steele
Feuillet 9/15
Nuit du 21 au 22 octobre 1987
Le gardien ne résiste pas à son arrestation.
Les gyrophares de la patrouille de nuit colorent le cimetière de drôles de couleurs : bleu, rouge, violet. Pendant que Franklin parle aux flics en uniforme, le suspect attend patiemment dans la voiture. Il a l’air vidé – soulagé et apeuré à la fois. Ou peut-être est-il juste fatigué. Peut-être aussi que je projette ce que je ressens sur lui.
Il est deux heures du matin passées, je devrais rentrer ; une longue journée au chantier naval m’attend demain. Je sais que je n’en ferai rien. Lorsque tout autour de moi pulse de signes invisibles, le sommeil, tout comme l’indifférence, est impossible.
Je retourne à l’endroit des tombes manquantes, le fief de mes fantômes.
Dans la lumière faible d’un lampadaire lointain, je trouve un photophore avec encore quelque chose à brûler ; une aile de papillon est prise dans la cire. Je l’allume, le dépose au pied de la tombe de mes parents. Leur stèle est encore là, mais elle semble si nue, sans la vierge qui veillait sur elle. La stèle gravée du nom de mes grands-parents est juste à la périphérie du halo de la bougie ; il manque la croix cassée qui gisait sur leur tombe depuis mon enfance.
Je n’ai plus la force de faire l’inventaire de ce qui manque. Ma vie entière n’est qu’un inventaire de ce qui manque.
Le cimetière est sombre, les sirènes ont disparu : Hunter est parti. C’est un flic, il a eu ce qu’il voulait de moi, et il a couru sur les traces de l’assassin de Boucvalt – et ce n’est pas Marìa, bien sûr. Mais il ne reviendra pas.
Personne ne revient dans la clairière, à part les filles qui n’ont plus personne.
Je m’agenouille devant la tombe qui porte mon nom de famille, comme je l’ai fait mille fois, ici. Mes mains vont chercher le Jeu, au chaud contre ma poitrine. Je brasse les cartes et répète ma question, mon mantra :
Montre-moi ce que je ne peux pas voir, ici et maintenant.
Je pose trois lames à côté du photophore, face contre la pierre. L’Œil d’Horus se répète trois fois. Je les retourne de gauche à droite.
La PYRAMIDE.
Le SCARABÉE D’OR.
J’hésite avant de retourner la troisième carte. NÉFERTITI.
Les mêmes cartes que lorsque Franklin Hunter a pénétré dans la clairière. Une chance sur treize mille : le Jeu me crie de l’écouter.
Franklin Hunter.
Je le sais, c’est lui le signe. Mais il a quitté ma vie, alors pourquoi ses empreintes se trouvent-elles encore sur mon Jeu ? Ou n’était-il qu’un messager ?
Je me concentre sur les illustrations surannées des vieilles cartes. La pyramide, promesse d’une transformation si profonde qu’elle étire son emprise au-delà du temps, au-delà de la mort. C’est le destin de l’âme elle-même. Le scarabée d’or confirme cette métamorphose et lui apporte l’espoir de la renaissance. Mais Néfertiti, oh, Néfertiti… Reine parmi les reines, femme et guerrière, mère de sept princesses, ton nom veut dire « la Belle est arrivée ». Mais le pouvoir que tu détiens porte en son sein un conflit terrible.
Néfertiti, es-tu amie ou ennemie ? Es-tu Marìa ?
Un coup de vent énerve la flamme du photophore et dérange les cartes.
Dans la lumière qui vacille se dessine une silhouette. Juste derrière la tombe de mes grands-parents.
Je n’ai pas sursauté. Mon cœur est en paix. Je suis aussi calme que la mer, la nuit, loin des phares. Lentement, je lève le cierge et m’avance vers elle. J’aurais pu la prendre pour une grande statue, si elle n’avait pas bougé, si ses longs cheveux noirs n’avaient pas brillé.
Marìa est revenue, a dit le gardien.
Lorsqu’elle se retourne, je sais que ce n’est pas Marìa, et qu’elle n’existe que pour mes yeux. Le vent caresse encore les cartes, et elle disparaît. Mais son sourire est toujours avec moi. C’est le même que je retrouve parfois dans la maison de la clairière, lorsque je sors le Jeu.
Ma Delphia.
Oui, Delphia, je t’écoute. Je n’ai jamais cessé de t’écouter depuis que ma mère m’a donné ton Jeu, qui passe de femme en femme depuis sept générations.
Je fixe le Jeu à nouveau. Le vent a fait pivoter la carte de la PYRAMIDE : à l’envers, son apex pointe vers moi.
Comme si tout ce qui venait d’en haut coulait inexorablement vers un point unique. Pour la première fois, je remarque que la pyramide contient sept niveaux.
Un aboiement déchire la nuit, des freins crissent dans une rue lointaine, le vol urgent d’une chauve-souris raye une clarté soudaine. L’aube est encore loin, pourtant je décèle l’horizon de croix qui m’entoure. Le cimetière, presque serein un instant plus tôt, grouille de menaces. J’ai même cru entendre un coup de feu. La Nouvelle-Orléans ne dort jamais, je me dis, espérant ainsi tenir la peur à distance. L’air devient épais et chaud, je sais que c’est mon souffle, mais j’ai pourtant l’impression que quelqu’un est tout près.
Je crois que j’entends des pas. La lueur du photophore est sur le point de s’éteindre et la phrase du gardien passe en boucle dans mon esprit effrayé.
Marìa est revenue.
Mes ongles rencontrent la pierre froide lorsque j’agrippe les cartes ; je frissonne, tout mon corps est en alerte. Les pas se rapprochent et bientôt je suis debout dans la clarté mourante de mon cierge, aveugle, mais prête à me battre contre la silhouette bien vivante, cette fois.
— Marìa ?
Ma voix étranglée a à peine porté, comme si elle était prisonnière d’une tombe.
La réponse que m’apporte la brise fait exploser mon cœur ; j’ai reconnu le parfum avant d’entendre les mots.
— C’est moi. Hunter.
Une bougie miraculeuse éclaire soudain son beau visage et ses yeux brillants qui me voient tout entière.
Il n’y a plus de place dans mon corps pour autre chose que le désir. Je marche vers lui, mes mains laissent tomber les cartes, trouvent sa peau et ses cheveux, et j’embrasse sa bouche. Ses bras m’enlacent et forment un rempart autour de nous. Nous ne faisons qu’un, invincibles contre la nuit et ses menaces.
J’ignore encore que dans mon souvenir, notre long baiser sera illuminé d’un million de bougies. Comme si soudain notre amour ardent transformait toutes les souffrances de toutes les morts en étincelles qui font revivre les flammes. Comme si les absents s’accordaient une trêve dans leur monde de silence et levaient le voile pour nous rappeler de chérir cette étreinte éphémère, parce qu’elle est tout ce qui compte. Comme s’ils dansaient sur les tombes, parce que dans cet instant, la peur n’existe plus et l’amour est éternel.
Je ne le sais pas encore, mais je le saurai bientôt, lorsque ce souvenir sera tout ce qu’il me reste de Franklin Hunter.
Je ne sais pas non plus qu’à quelques mètres de nous, derrière une tombe contre laquelle elle est adossée, enrobée de la fumée bleue d’un cigarillo, Marìa Flores sourit.