Chapitre 171
Murmures Dans L’Abside

Le silence s’abattit sur eux. Mikael fixait le mur au-delà du grand ange, dans l’abside. Florence grattait le vernis rose écaillé de ses ongles.
— C’est pour cela que le site s’appelle Poverty Point, soupira-t-elle. Pointe de Pauvreté. La tombe de Louis-Christophe est encore visible, là-bas. Pas celle de Marie-Catherine, en revanche.
Elle soupira, remit ses mains dans ses poches.
— On ne peut pas dire que l’histoire l’a oubliée : au contraire, elle est devenue une légende, une vraie, celle qui se retrouve sur toutes les brochures de l’office du tourisme de La Nouvelle-Orléans. Les encyclopédies affirment qu’elle est morte à l’âge de quatre-vingts ans, trente ans après Louis-Christophe : il y a une tombe avec son nom dans un des cimetières de La Nouvelle-Orléans. Mais d’autres soutiennent qu’elle était toujours vivante vingt ans après ça. La ville vibre d’apparitions de Marie Laveau chaque année à Halloween. C’est le fantôme le plus connu du Sud… Elle fait partie de l’identité de La Nouvelle-Orléans.
— Es-tu en train de me dire que Marie Laveau serait immortelle ? ironisa Mikael.
Florence secoua la tête d’un air satisfait.
— Absolument pas. Tu veux mon avis ? La légende de l’immortelle Marie Laveau est née d’un problème de fric. Imagine, à la mort du patriarche, la famille Laveau-Duminy de Glapion est ruinée. Tout ce dont les enfants héritent, c’est la réputation de la plus grande prêtresse vaudoue ayant jamais existé. Sa fille pratique aussi les arts obscurs et s’appelle aussi Marie Laveau, c’est pratique. Ma théorie est que Marie Junior est une as du marketing. Quoi de plus séduisant, pour une médium qui a besoin d’arrondir ses fins de mois, que de faire croire aux clients que c’est le spectre de la grande Marie Laveau, sa mère, qui préside la séance ?
— Cybelle a déjà monté un coup comme ça, gloussa Mikael. À Bogota, si mes souvenirs sont bons.
— Tiens, ça me fait penser, où est Cybelle ?
Il ricana.
— Si tu la connaissais, tu ne poserais pas cette question, Florence Mornay. On ne sait jamais où est Cybelle. Mais quand tu as besoin d’elle, elle est là.
Florence voulut poser plus de questions, mais se souvint que c’est de Cybelle que Mikael avait appris la rumeur de la mort de sa fille entre les mains d’HH, à Mexico City.
— Ça ne m’étonnerait pas que Sixtine la trouve sur sa route, dit-il soudain.
— Quoi, en Louisiane ?
Il regarda Florence comme s’il venait juste de se souvenir qu’elle était à ses côtés.
— Tu disais. Marie Laveau. La légende.
— Oui, Marie Laveau, soupira Florence. Je n’arrive pas à me faire une idée claire à propos de cette femme. Selon certaines sources, elle mériterait d’être canonisée en sainte de l’Église Catholique : elle guérissait les malades, s’occupait des faibles, des orphelins et des prisonniers. Certains disent même avoir la preuve qu’elle était une figure importante du réseau de l’Underground Railway, qui aidait les esclaves à s’échapper des plantations. Mais selon d’autres, c’est le Mal incarné.
— Les femmes fortes ont toujours menacé le pouvoir en place. Surtout celles qui ont une connexion avec l’invisible : regarde le sort qu’on a réservé aux sorcières. À l’origine, qui étaient-elles ? Des guérisseuses, des herboristes. Et elles travaillaient plus avec leur intuition de femme qu’avec les mauvais esprits.
— C’est sûr, c’est sûr, dit Florence distraitement. Mais dis-moi : est-ce que tu crois qu’il y a une chance pour que Marie-Catherine, la grande Marie Laveau, prêtresse vaudoue, occultiste professionnelle, marchande de magie noire, exploratrice de l’au-delà et épouse d’un membre de HH depuis vingt-cinq ans, se soit fait enterrer vivante… contre son gré ?
Mikael passa sa main dans ses cheveux blonds, et son silence offrit à Florence la chance d’aller au bout de la pensée qui la hantait :
— Y a-t-il une chance pour que ce ne soit pas elle qui ait enterré sept esclaves vivantes ?
— Voilà l’histoire, soupira Florence. Est-ce que ça convient au faiseur de légendes ?
Mikael lui lança un regard complice, de biais, et opina.
— Pas mal, pas mal. Pour une journaliste.
Elle gloussa. Son sourire s’évanouit un peu trop vite.
— Mais toi, ça n’a pas l’air de te convenir, dit Mikael.
Florence chercha ses mots en observant le grand ange. Elle hésita si longtemps que Mikael lui demanda :
— C’est Marie Laveau, qui te dérange ? De ne pas savoir de quel côté elle penche, le Bien ou le Mal ?
Florence fit la moue.
— Je te laisse le privilège de le décider, Mikael. Et tu vas me dire que tu ne le sauras que quand la légende sera écrite ?
Mikael opina.
— Tu apprends vite, Mornay. Alors, qu’est-ce qui te chiffonne ?
Florence soupira à nouveau.
— Que tout cela n’ait absolument aucune importance. C’est essentiellement un travail d’archives, l’histoire s’est passée il y a plus d’un siècle. Mon truc, c’est l’investigation, c’est fouiller le présent. Je suis habituée à être un peu plus…
— … une héroïne.
Florence ricana, pointa son index sur lui et opina plusieurs fois.
— Tu es fort, le poète.
Mikael passa à nouveau ses mains dans ses cheveux, s’étendit, et cala son dos contre la pierre froide.
— Patience.
— Patience ? s’écria Florence. Pendant que les autres courent sur les traces d’une fille disparue et d’un psychokiller, j’écris des épitaphes.
Elle se leva de son siège branlant.
— Qu’importe. C’est un sale boulot, mais quelqu’un doit le faire. C’est ma pénitence, j’imagine. Bon, je retourne à mes archives. J’ai deux cents pages de notes à mettre au propre. Pour que le grand poète puisse en faire l’offrande à sa muse et finir l’histoire.
Plutôt que de relever son sarcasme, Mikael secoua la tête.
— Non, l’histoire n’est pas finie.
— Ah bon ?
— Florence, ne vois-tu pas le lien entre les deux histoires ? Entre Marie Laveau et Lucia Dewi ? Entre Christophe Duminy et Jeremy Masseau ?
— À part HH ? Non.
Mikael se contenta de dévisager Florence. Soudain, elle était à nouveau la petite fille dissipée devant un professeur bienveillant, qui l’encourageait à trouver son erreur.
— Crois-moi, protesta-t-elle. J’ai passé mes notes sur Daumesnil au peigne fin, et tout ce qu’on m’a donné sur Jeremy Masseau. Il n’y a rien qui les lie, excepté la Louisiane et…
— Non, non, je ne parle pas de similitudes, dit-il, presque impatient. Je parle du lien profond. Sous les apparences. L’écho, au-delà du temps.
Florence réfléchit. Elle commençait à comprendre les chemins tortueux qu’empruntait la pensée de Mikael, l’acrobatie créative qui lui permettait de construire des poèmes et des mythes. Soudain, elle sentit la chaleur sur ses joues. Elle se mordit la lèvre et murmura dans une grimace :
— Moi ?
Un large sourire fendit le visage buriné de Mikael. Après quelques secondes, il haussa les épaules et ouvrit les paumes de ses mains.
— Peut-être ? À toi de le décider…
Florence rejoignit sa bibliothèque avec un entrain renouvelé. Elle s’interdisait de formuler la fierté que la suggestion de Mikael avait fait éclore au creux de son ego ; c’était idiot, du délire de poète. De plus, le concept était très flou : comment pouvait-elle, concrètement, être le lien entre ces deux affaires que plus d’un siècle séparait ? Surtout si le gros de l’enquête sur le terrain avait été confié aux autres ? Mais la fleur vénéneuse grandissait en elle et diffusait un parfum irrésistible. Familier, aussi, ce qui le rendait d’autant plus enivrant.
Même si elle avait finalement choisi le camp des justes et rejeté leur choix, n’était-elle pas, elle, Florence Mornay-Devereux, la descendante choisie pour régner sur HH ? N’était-elle pas, de naissance, la Haute Lumière ? Parmi les détails des deux histoires, celle du passé et celle du présent, Mikael avait-il décelé le signe… du destin lui-même ?
Lorsqu’elle arriva dans la bibliothèque, Florence avait réussi à se convaincre que s’il y avait un lien entre les deux affaires, ce n’était pas Sixtine qui devait le trouver. C’était elle.
Elle se replongea dans ses notes et établit la liste de toutes les pistes possibles. La mort de Daumesnil en 1855 avait forcément creusé des sillons ayant remonté les chemins du temps. Elle avait écumé la généalogie des Laveau. La plantation « Atlides » et Poverty Point semblaient ne mener nulle part. Il restait le mythe du trésor.
Le papillon d’or.