Chapitre 176
Fin Du Signal

Dernier quartier de lune (9ème jour d’octobre)
Florence avait raison. Il fallait absolument trouver Franklin.
Lorsque Sixtine raccrocha, la Jeep venait juste de quitter la route nationale, en direction du parc national de Bantimurung. Ils pénétraient dans la jungle indonésienne.
— Bientôt plus de signal, avertit le conducteur en montrant du doigt le smartphone de Sixtine.
Ni le paysage luxuriant et odorant qui s’étendait de chaque côté de la route ni l’humidité chaude qui détendait son corps, ni même les papillons colorés qui virevoltaient dans l’immensité verte ne parvinrent à démêler les pensées contradictoires qui se bousculaient dans l’esprit de Sixtine.
Florence avait essayé de contacter Franklin par tous les moyens, en vain. Il détenait la clef du lien entre le présent et le passé, entre Daumesnil et Masseau, la journaliste en était certaine.
La documentation de provenance du papillon d’or de Cleveland était fragmentaire, mais une recherche dans d’autres archives l’avait dûment complétée : Milburn Boucvalt avait non seulement investi des sommes grandissantes dans les pièces égyptiennes ; mais surtout, par l’intermédiaire d’un certain Rick Le Blanc plus tard accusé de son meurtre, le révérend avait passé dix ans à écumer les salles de ventes pour acquérir les trésors appartenant à la famille Glapion. Tout le monde, à La Nouvelle-Orléans, avait retenu Glapion comme étant le nom du partenaire de la célèbre Marie Laveau – peu savaient en revanche que son nom complet était Daumesnil (ou Duminy) de Glapion. Que le papillon égyptien ait fait partie de son héritage, que ses descendants eux-mêmes l’aient extrait de sa sépulture à Poverty Point, cela n’avait que peu de conséquences. Ce qui importait était qu’en 1987, plus de cent trente ans après la disparition de Daumesnil, un révérend illuminé, riche et collectionneur d’antiquités, était accusé du meurtre d’une jeune femme, avant d’être assassiné à son tour.
Le parfum sulfureux de HH imprégnait toute l’affaire. Et Franklin Hunter était pile au milieu.
Le détective était-il en danger ? Était-ce la raison de son silence ? Florence en était persuadée. Pourtant, Franklin avait démontré qu’il était capable de se sortir des situations les plus désespérées. Non, Sixtine n’arrivait pas à se convaincre d’un péril imminent ; mais dans le doute, pouvait-elle se permettre de ne rien tenter ?
Elle se souvint de l’air anxieux du détective, lors de sa présentation des bouteilles vaudoues, dans le Petit Salon à Falmouth Manor. Il soupçonnait quelque chose, déjà. Il avait dû faire le lien avec l’affaire Boucvalt, c’était évident. Mais pourquoi n’avoir rien dit ?
Sixtine devenait de plus en plus frustrée de ne pas arriver à y voir clair ; un sentiment d’urgence accélérait son pouls. Son inquiétude ne provenait pas seulement du sort incertain de Franklin. Son esprit s’obstinait à retourner sans cesse à Poverty Point, au violoniste, au Poor Boy‘s Inn. À Phelen surtout. Elle aurait voulu lui parler de Daumesnil et des esclaves ; sa fuite à moto avait convaincu Sixtine qu’elle cachait beaucoup trop de choses.
Pourtant, toutes les preuves menaient ici, dans cette jungle exotique du bout du monde, dans un village perdu au cœur de Tana Toraja, sur l’île de Sulawesi.
Pour la énième fois, Sixtine considéra les indices qui l’avaient menée jusqu’ici. La maison vide. Les papillons abandonnés. Les informations des douaniers. Celles de la serveuse. Les soupçons d’un agent avec trente ans d’expérience. Et enfin, le village qu’elle découvrirait bientôt au bout de la route, au cœur de la jungle : ce n’était pas n’importe quel village.
Alors qu’en Louisiane, qu’avait-elle laissé ? Un violoniste à moitié fou. Une diseuse de bonne aventure filant dans le bayou comme une anguille. Une histoire vieille de cent trente ans. Aucun de ces éléments ne constituait une preuve. Ils n’étaient pas non plus des sérieuses pistes d’enquête. Qu’étaient-ils, à part de vagues pressentiments ?
Des chemins invisibles, les avait appelés Cybelle.
Un trou dans la route secoua la Jeep. Le téléphone de Sixtine vibra de nouvelles notifications : le réseau allait et venait.
Soudain, au détour d’un virage, Sixtine reconnut l’entrée du parc. Un papillon délavé de plusieurs mètres de haut, tenu par des échafaudages bringuebalants, était suspendu entre deux tours de béton couvertes de mousse. Tout autour, de hautes grilles, et au-delà, un no man’s land s’étirant jusqu’aux pieds d’une montagne frémissante de jungle.
Welcome to Bantimurung.
Pendant que le guide comptait les billets de banque à donner au jeune gardien du parc, Sixtine nota que le papillon était noir, bleu et or : comme l’atlide de Daumesnil.
Des nuages gris se précipitaient au-dessus de ses ailes géantes, donnant à l’endroit un air encore plus morne. Le parc semblait s’étendre à l’infini. Sixtine savait que le village était à sa lisière, à encore une heure de route.
Au milieu de l’étendue d’herbes jaunes derrière les grilles, un singe traversa la route, s’arrêta pour considérer les visiteurs, puis s’enfonça mollement dans l’épaisseur de la jungle.
Alors que le conducteur allait redémarrer, Sixtine lui fit signe d’attendre. Son smartphone captait encore un faible signal. Elle composa un numéro.
Il n’y avait plus qu’une seule chose à faire, avant de disparaître dans la jungle de Tana Toraja : envoyer sa dernière alliée en Louisiane, pour retrouver Franklin.
— Je pensais que tu ne me le demanderais jamais. Bien sûr, ma belle. C’est comme si j’y étais déjà.
Cybelle raccrocha et déposa son téléphone sur une coiffeuse baroque. Elle sourit au reflet dans la glace. Elle déploya sa longue silhouette moulée de noir et fit quelques pas dans la pièce ornée de chandeliers, de miroirs et de bibelots anciens. Les plumes rose orangé d’un perroquet perché sur un orbe de bronze constituaient les seules couleurs dans le décor noir, bois et or.
Elle ouvrit les doubles fenêtres et sortit sur le balcon. Elle s’accouda sur la rambarde et huma la brise chaude et odorante du crépuscule. Un air de jazz se faufila jusqu’à elle.
La Nouvelle-Orléans se réveillait. Comme elle, elle vivait la nuit.
Cybelle contempla ce Quartier Français qu’elle aimait tant. Depuis le temps, elle en connaissait tous les détails ; pourtant, ses rues réussissaient toujours à la surprendre.
Et si elle plissait les yeux, elle pouvait même voir à l’intérieur du bâtiment opposé au sien. La maison des Boucvalt.