Chapitre 178

Le Meilleur Des Poisons

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La douce ivresse semait déjà sa lenteur dans les membres de Franklin. Elle ajoutait aussi de nouvelles dimensions à ses sens.

La limpidité qu’il avait d’abord accueillie comme un soulagement lui offrait à présent des connexions inédites. Des visions, aussi : était-ce une autre silhouette dans le reflet de la bouteille bleue ? Ses yeux se noyèrent dans les objets saugrenus éparpillés autour du bar et du barman. Ils semblaient n’exister que pour lui livrer un message :

Tout est lié, Franklin. Pour trouver la clef, il te suffit de lire ce que tu as à portée de main.

Il le savait, que tout était lié, bon Dieu ! Mais il avait besoin d’une trêve. Il déglutit et encouragea le barman à se hâter, avec sa boisson. Avec la promesse de son évasion.

La danse lascive des flammes des bougies, décuplée dans le cristal, l’or des chandeliers et les millions de choses brillantes qui soudain se réveillaient dans le bar, fit naître une pensée brûlante sous son crâne.

Et s’il brûlait le dossier ? Si le passé restait à sa place, dans le passé ?

S’il prônait l’ignorance ?

Il s’égara un long moment dans les méandres de cette possibilité, inscrite en lettres noires sous ses yeux. Il s’égara si longtemps que lorsqu’il se souvint être assis dans un bar de La Nouvelle-Orléans, le barman avait poussé un cocktail violacé devant lui, dans un long verre étroit aux rebords dorés.

— C’est pas le même, maugréa Franklin.

— Non, j’ai fait celui-ci juste pour vous, dit le barman tranquillement.

Derrière lui reposaient cinq cartes de Tarot sur un plateau de velours.

Franklin fit mine de les ignorer et trempa ses lèvres dans le liquide coloré.

Pas de brûlure, cette fois-ci. Peu de goût, d’ailleurs. Il se demanda même s’il contenait de l’alcool. Mais il possédait une qualité étrangement rafraîchissante, et un goût complexe qui plaisait à ses papilles, si bien que Franklin n’eut aucun mal à le boire.

— Les histoires d’esprits qui décident de la boisson des clients, c’est un show pour les touristes, ou vous y croyez vraiment ?

Le barman sourit.

— Croire… Le mot est grand.

Il prit une poignée d’herbes d’une bouteille d’apothicaire et les fit tomber dans une flasque noire.

— Tirer les cartes de Tarot aux étrangers de passage est une façon ludique de nourrir ma créativité de mixologue, c’est tout.

Le ventre de Franklin se contracta d’un coup. Il crut voir le visage de Lanaa sur une bouteille verte, avant que la vision se dissipe et que son souffle s’apaise. Mais il ne pouvait pas détourner les yeux des cartes. Un crâne décorait le dos noir de la pioche. Les faces des cinq cartes étaient illustrées d’images que Franklin n’avait jamais vues sur aucun autre jeu de Tarot : des squelettes, des fleurs, des potions et divers dessins qui semblaient tout droit sortis de manuels d’anatomie ou de botanique de l’époque victorienne.

Lorsqu’il se concentra sur son verre, les images défilèrent, comme gravées sur sa rétine.

Il but une grande gorgée de son cocktail.

Le barman, calé contre son plan de travail, observait son client. Puis, lentement, délibérément, il avança le plateau de bois où reposaient les cinq cartes de Tarot devant Franklin.

Le détective voulut protester. Mais il constata vite qu’il n’en était pas capable.

L’ivresse soudaine, implacable, creusait des sillons profonds dans son esprit et ralentissait ses mouvements. Le visage de Lanaa naissait et disparaissait sur toutes les surfaces brillantes du bar. La partie encore consciente de son esprit considéra le reste du liquide mauve dans son verre.

Il avait l’air parfaitement inoffensif.

Pas le sourire du barman, en revanche. Un scintillement froid et bleu animait ses yeux.

— Ne vous inquiétez pas, c’est passager, dit-il.

Mais sa voix sonnait faux, comme si elle venait de loin.

— Qu’est-ce qu’il y a dedans ? demanda Franklin, la langue lourde, la panique étranglant sa gorge.

Donnez-moi votre meilleur poison, avait-il dit au barman. Poison, poison, poison.

— Que des choses que vous y avez mises, dit la voix désincarnée du barman.

Il passa la main sur les cinq cartes. Franklin baissa son regard, et soudain le monde autour se dissipa.

Il ne restait que les cartes.

Cinq cartes en forme de croix, trois sur la ligne verticale, deux de chaque côté.

La carte du milieu, à l’envers, portait l’inscription VI PIÈCES.

Celle à gauche, VIII ÉPÉES.

Celle à droite, III PIÈCES.

Celle du bas était la carte de la JUSTICE, l’illustration anatomique du cerveau et d’un cœur auréolés de fleurs orange.

Et celle du haut représentait le V PIÈCES.

Il n’entendit pas la voix du barman. Il perçut seulement celle qui émanait directement de son crâne.

Il y a du rhum pour apaiser le Six de Pièces Renversé. Vous refusez de donner pour ne pas perdre une partie de vous. Mais vous vivez une vie incomplète. Ce que vous vouliez protéger est parti quand même, sans que rien ne vienne combler ce vide. Vous vivez dans le passé.

Il y a de la verveine sauvage pour pardonner au Huit d’Épées. Un jour, vous avez douté de ce qui était réel, de ce qui ne l’était pas ; de ce qui était juste, de ce qui ne l’était pas. Et vous vous êtes trompé. Vous vivez prisonnier de cette culpabilité depuis.

Il y a de la rose pour célébrer la possibilité du Trois de Pièces. Lorsque vous vous serez libéré de votre prison, vous aurez aussi vaincu la solitude. C’est peut-être votre plus grand souhait, ne plus être seul, et pourtant vous ne l’avez pas encore compris.

Il y a de l’absinthe pour libérer la Justice. Vous cherchez des réponses qui sont plus grandes que vous. La décision que vous devez prendre va changer votre vie, et celle des autres. Mais attention : pour que justice soit faite, il faut que votre cœur pèse aussi lourd dans la balance que votre tête.

Il y a de l’hibiscus pour vous donner le courage du Cinq de Pièces. Vous étiez sans défense contre les doutes. Ils vous assaillent toujours. Mais cette fois, vous avez le pouvoir de vous libérer. Franklin Hunter, acceptez vos erreurs, ce sont elles qui vous emmèneront là où vous voulez aller. La seule façon de sortir du désert est de le traverser. De l’autre côté, vous serez libéré de votre passé.


La voix s’évanouit dans une explosion de cartes et de colère. Le plafond orné du bar s’ouvrit telle une gueule béante pour laisser entrer la nuit de La Nouvelle-Orléans. Le visage de Lanaa suivit Franklin sur l’asphalte scintillant, sous les lampadaires qui défilaient à toute allure le long d’une route déserte, au-delà de grilles froides.

Bientôt, il retrouva son nom, multiplié à l’infini. Steele. Steele. Steele.

Gravé sur toutes les tombes autour de lui.

Lorsque Franklin reprit possession de sa conscience, il pleurait, il crachait, il insultait toutes les forces qui l’avaient amené jusqu’ici, dans ce cimetière où il était tombé amoureux de Lanaa Steele.

C’était l’endroit où il s’était juré de ne jamais revenir.

Pourtant c’était le lieu qu’il reconnaissait comme s’il était enfin chez lui.

Lorsqu’il se fut calmé, lorsque les premiers rayons de l’aube illuminèrent les mausolées et les mauvaises herbes, les statues sublimes et les graffitis, la violence du deuil et la sérénité de la pierre, alors il ouvrit le dossier.

Une tache mauve en maculait la première page.

« L’espérance est comme l’eau montante du bayou. Elle féconde et elle noie. »

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© Caroline Vermalle. Tous droits réservés.