Chapitre 180

Tau Tau

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Ils s’installèrent au restaurant, orné de panneaux de feuilles de palme tressées. Des familles déjà attablées bavardaient gaiement : les invités arrivaient déjà des quatre coins du monde pour les funérailles, et la joie des retrouvailles donnait au brouhaha des accents chantants.

La serveuse, qui portait un voile vert d’eau, leur apporta une bière et une tasse de café de Toraja.

Sixtine souffla sur le café fumant ; elle cherchait toujours ce détail qui l’empêchait de déceler la direction à suivre dans la recherche de Lucia. Max, lui, était clairement dans son élément. Entre deux gorgées de bière, il lui racontait comment il s’était fait passer pour un entomologiste amateur.

— Les gens ici parlent de récolter les papillons comme ils parleraient de récolter du riz. En une heure, j’ai su comment obtenir les papillons les plus rares au monde, en voie de disparition et protégés par des lois internationales. À croire que la conservation des espèces, c’est comme le réseau de téléphone : ça ne vient pas jusqu’ici.

Il prit une autre goulée de bière et s’approcha d’elle.

— Mais quand j’ai évoqué un certain papillon d’or aux ailes trempées de noir… le ton a changé.

La serveuse arriva avec des plats de riz, de porc et de légumes.

Max attendit qu’elle s’éloigne et baissa encore la voix.

— Il y a un territoire où on m’a conseillé de ne pas aller. C’est bien sûr là où nous allons nous rendre. Demain, à l’aube. J’ai étudié le chemin.

Il pointa discrètement du doigt la vallée qui s’étendait à leurs pieds.

— Tu vois cette falaise à gauche, une petite montagne, juste derrière les dernières maisons ? Il y a une forêt de pins.

Sixtine acquiesça.

— C’est tout à fait le genre d’écosystème décrit par les scientifiques qui ont vu l’obsidia. Et c’est aussi un territoire gardé par des hommes armés. Intéressant, non ?

— Des hommes armés ? demanda Sixtine. Armes à feu ?

Max hocha la tête en avalant une bouchée de porc. Sixtine fit une grimace malgré elle. Elle détestait les armes à feu. Elle avait fait face à des situations similaires au Vietnam et s’en était toujours sortie, mais pas sans quelques dommages. Instinctivement, elle mit la main à la poche de son pantalon. Le couteau de nacre était toujours là.

— Tu veux mon avis ? dit Max en s’essuyant la bouche de sa serviette en papier. Lucia et Masseau sont là-bas. Les funérailles sont dans trois jours, elles vont durer une semaine. Mais nous, on a deux jours pour sauver Lucia.

Sixtine scruta les nuages gris qui roulaient dans le ciel immense, au-dessus du miroir des rizières.

— Si on en croit Cybelle, on a quatre nuits avant la nouvelle lune.

— Je préfère ne pas me fier à ce genre de calculs, dit Max. On part demain matin. En attendant, j’ai prévu une reconnaissance.

Devant la mine interrogative de Sixtine, il ajouta :

— À la lisière de ce territoire interdit, il y a une autre falaise, bien plus petite.

Il ricana.

— Tu voulais voir les pratiques funéraires de Tana Toraja… L’enterrement, c’est juste le jour où les morts viennent dîner en ville. Mais le reste de l’année, ils restent tranquilles chez eux. C’est là où on va aller les voir.

Il tendit le cou pour regarder derrière Sixtine.

— Tiens, ça tombe bien, mon guide est arrivé.

Sixtine se retourna. Un garçon de sept ou huit ans lui souriait de toutes ses dents manquantes.


— Il y a deux mois, mon arrière-grand-mère est venue me voir, raconta fièrement le petit garçon, en montrant la falaise qu’ils approchaient. Mais c’est ici qu’elle vit, d’habitude.

Sixtine enjamba les branches mortes des palmiers pour se rapprocher du flanc de la haute falaise. C’est bien ce qu’elle avait aperçu depuis la route : des centaines de creux avaient été creusés dans la roche. À l’intérieur de ses niches vivaient des effigies en bois. Certaines ressemblaient à des poupées grossièrement sculptées. D’autres, au contraire, semblaient étonnamment vivantes.

— Des tau tau, dit Max. Elles protègent les entrées des tombes.

L’enfant acquiesça, puis escalada la falaise. Sixtine le suivit avec facilité, mais elle se rendit compte que Max traînait loin derrière et jurait contre lui-même. Il ne voulait pas l’admettre, mais sa jambe, brisée au Caire, le ralentissait beaucoup. Pourtant, pensa Sixtine, il avait tout de l’aventurier : il semblait tellement dans son élément ici.

Ils parvinrent à une nouvelle paroi rocheuse, dont le relief offrait des grottes naturelles. Des dizaines, des centaines d’os et de crânes saillaient de partout, non seulement des trous, mais aussi de cercueils suspendus de façon périlleuse contre la paroi. Le bois avait pourri, des oiseaux et des rats y avaient fait leurs nids.

Le spectacle offert par ce bout de montagne aurait dû être d’un macabre parfait. Pourtant, Sixtine remarqua qu’aucune émotion ne jaillissait en elle. Ni horreur, ni dégoût, ni même tristesse ou regret.

— L’arbre à bébés ! s’écria le petit garçon.

Max et Sixtine suivirent la direction de sa voix, vers un passage étroit entre deux rocs. Ils se retrouvèrent dans une clairière au milieu de la jungle, que la lumière de l’après-midi, filtrant à travers les palmiers, baignait de vert-citron.

Au centre se dressait un étrange arbre ; des portes avaient été greffées sur son tronc. Oui, des portes, comme dans une maison miniature, pensa Sixtine. Elle s’approcha de l’arbre et caressa les rectangles approximatifs, faits de fibres de palmier. Les greffes faisaient partie de l’arbre à présent, mais ses doigts détectèrent que, derrière elles, il y avait un vide, empli d’un drap.

Le petit garçon, hilare, dansa autour de l’arbre, puis l’entoura de ses bras, avant de grimper sur un roc.   

— C’est pour les enfants, dit Max en admirant l’arbre. Lorsque les bébés meurent, on les enveloppe dans un tissu et on leur creuse une petite tombe dans le tronc d’un arbre en pleine croissance. Lorsqu’on couvre l’incision de cette porte de palmier, l’arbre guérit et grandit… et l’esprit de l’enfant fait partie de l’arbre.

— Toutes ces portes… murmura Sixtine.

— … sont autant d’enfants morts, oui.

Max baissa la tête, puis retourna à la falaise. Sixtine resta seule un instant face à l’arbre.

Quelle injustice, pensa-t-elle.

Elle avait tenté de sauver tant d’enfants des canaux insalubres des bidonvilles d’Hô-Chi-Minh City. Elle n’avait rien pu faire.

À cet instant, des dizaines de papillons jaune et blanc apparurent autour de l’arbre. Il y en avait tellement que Sixtine pensa à un mouvement migratoire. Elle se retourna pour demander à Max, mais il était déjà reparti en direction des grottes, elle entendait sa voix et celle de l’enfant réverbérées par la roche, au-delà du passage étroit.

Les papillons s’approchèrent de son visage, comme s’ils exigeaient son attention. Elle s’émerveilla de leur extraordinaire ballet autour de l’arbre.

Sixtine pensa à un hommage aux enfants, et une joie chaude et inattendue s’éveilla en elle, la baignant de gratitude.

Elle comprit alors ce qu’elle essayait de reconnaître depuis son arrivée à Tana Toraja. Ce qu’il manquait ? Le sentiment d’altérité.

Sur cette île du bout du monde, les pratiques funéraires étaient si éloignées de celles qu’elle connaissait qu’elle aurait dû être frappée par leur étrangeté morbide.

Au contraire, ici, tout avait du sens. Tout était juste.

Les Toraja n’avaient pas érigé un mur infranchissable entre la vie et la mort. Ils avaient au contraire reconnu que la frontière était si fine, si fluide.

Et pour Sixtine, morte trois fois déjà et pourtant farouchement vivante, le monde devenait plus accueillant.

— Sixtine !

Le cri urgent et retenu de Max la fit sursauter, et elle se précipita dans le passage étroit.

Lorsqu’elle arriva sur le chemin à flanc de falaise, Max lui fit signe de se coucher sur le sol. Instinctivement, elle protégea l’enfant, qui se cacha sous elle en riant. Elle ne leva la tête que pour voir ce que désignait le doigt pointé de son ami.

Juste en bas, sur le chemin de terre qui menait vers la montagne de l’obsidia, deux hommes patrouillaient, fusils automatiques en bandoulière. 

Ils se dirigeaient vers une cabane en bois, isolée et branlante, à flanc de montagne.

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