Chapitre 181
La Déposition de Lanaa Steele (X)

ÉTAT DE LA LOUISIANE
NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT
Dossier no 86-934-S
Déclaration écrite soumise par le témoin
Témoin : Lanaa Steele
Feuillet 10/15
17 novembre 1987
L’espérance est comme l’eau montante du bayou. Elle féconde et elle noie.
Elle fait miroiter le ciel. Elle est promesse de renaissance.
Elle étouffe et efface, aussi. Et ce qui est mort remonte toujours à la surface.
Je n’ai pas pensé à Marìa depuis des semaines. Depuis le jour où Rick Le Blanc a confessé avoir tué Boucvalt, inculpant en même temps le révérend du meurtre de Marìa et de son enfant. Ce jour-là m’a fait l’effet d’une libération.
C’était la nuit où j’ai embrassé Franklin, et où nous avons passé notre première nuit dans la clairière. Il y a un cycle de lune, exactement.
Depuis, les caresses de Franklin ont émoussé les bords coupants de mes doutes. Je ne pense plus à ce que je crois avoir vu lorsque j’étais Marìa. Je ne pense presque plus au cimetière. Je ne pense qu’au moment où mon amant sera là à nouveau, près de moi, contre moi. Je pense à sa peau et à son sourire, et à ses bras qui forment un bouclier entre le deuil et moi.
Pour la première fois de ma vie, je pense au futur, et c’est grisant.
La promesse de la présence de Franklin illumine tout dans la clairière.
Je me soûle d’espérance, comme si c’était une source qui risquait de se tarir.
J’ai ouvert le rez-de-chaussée, si longtemps fermé. Je suis médium et cartomancienne à nouveau. Je propose mon oracle égyptien, mais les clients préfèrent tous le Tarot traditionnel.
La rumeur s’est vite propagée dans la ville, grâce aux filles du club de moto qui relatent comment mes soupçons au sujet du gardien et la découverte des tombes manquantes ont permis d’élucider le meurtre de Marìa Flores. Elles aiment exagérer, bien sûr ; à les écouter, j’ai tout deviné grâce à mes talents psychiques. Toujours est-il que depuis que le mot a été donné, mon téléphone n’arrête pas de sonner. La moitié des dames de La Nouvelle-Orléans veulent prendre rendez-vous. Plusieurs détectives privés aussi, ce qui ne manque pas d’irriter Franklin.
Je sais que mon activité l’agace et le dérange. Il m’a exposé tous les détails de l’affaire, pour me prouver qu’il suffisait de suivre les preuves, qu’il n’y avait nul besoin d’invoquer le surnaturel. Je m’amuse de ses tentatives maladroites pour trouver une explication rationnelle à toutes mes intuitions. Il s’y habituera, probablement. En attendant, nous évitons le sujet. Et je suis heureuse.
Je me suis surprise à sourire, ces jours-ci, en rentrant du chantier naval. Au coin du tournant avant la forêt, sur la route bitumée, un panneau de bois peint à la main annonce :
Lanaa Steele
Médium/Tarot/Oracle égyptien
Consultations du lundi au vendredi 18 h-20 h, samedi/dimanche 10 h-18 h.
La clairière pulse de vie. Les samedis soir, elle s’emplit de la fumée rose de nos pneus de motardes. Le dimanche soir, elle s’illumine de la promesse de la présence de Franklin.
Sur la route du retour du chantier, j’accélère. Je suis impatiente. Non pas de fuir, mais de vivre.
Franklin a, sans le savoir, agrandi ma maison. Je l’ai dépoussiérée, aérée – et l’air nouveau m’a donné envie de faire de la place. Même si je suis encore incapable de le lui avouer, j’espère qu’il verra au-delà de mes réflexes de sauvage, et comprendre que j’aimerais qu’il reste. Pour faire de la place dans une maison aussi petite, où chaque centimètre, chaque meuble raconte une histoire, où chaque objet est une dernière main tendue vers ceux qui sont partis, je dois être inventive. Alors je pousse dans les recoins, je coince dans les tiroirs, je bourre dans les placards.
Il m’a fallu un samedi matin pour que la pièce principale semble déjà plus grande, plus claire, plus neuve. Je me félicite de tout cet espace dont j’ignorais l’existence. La maison est pleine à craquer, et il suffirait d’un mauvais coup de vent pour que portes, tiroirs et recoins vomissent mille souvenirs, mais l’amoureuse que je suis ne s’en soucie pas : Franklin sera bientôt là.
Nous sommes dimanche, c’est la fin d’après-midi. Dans mon local, tout est calme, excepté le tic tac de l’horloge égyptienne. J’ai fini de tirer les cartes de Tarot à six clientes, l’une après l’autre. Chaque séance me vide de mon énergie, mais la dernière a été particulièrement éprouvante : une dame âgée, si prisonnière de la réalité fictive et destructrice qu’elle a créée de toutes pièces, que même alors que tout brûle autour d’elle et que ses proches sont à l’agonie, elle est incapable de faire face au trou béant qui la ronge de l’intérieur. Elle est venue chercher une confirmation dans les cartes, ce que, naturellement, le Tarot n’est pas en mesure de lui offrir. Les soixante-dix-huit lames exposent tous les mensonges. Mais c’est à moi de les communiquer, sans heurter. Ne tirez pas sur le messager.
La cliente a quitté la clairière, mais la séance a duré plus que les trente minutes imparties. L’horloge est dans ma ligne de vision lorsque je tire les cartes, mais je dépasse volontiers lorsque c’est nécessaire. Il est 18 h 20.
Je range mon jeu de Tarot dans une boîte en acajou, que je pose à côté de l’étui de velours de mon oracle égyptien. Ils sont tous les deux sur le guéridon ; la petite pyramide de malachite repose sur le velours violet. Je bâille, mon dos et ma nuque crient de fatigue, mais l’idée que Franklin sera là dans deux heures me redonne du cœur.
Fermer pour la journée : ces gestes sont si familiers que je les exécute sans y faire attention, et me perds dans mes rêveries. La seule chose que je remarque, c’est la chaleur, étouffante. Mon local au rez-de-chaussée est toujours frais. Lorsque j’en sors, le chaud me prend à la gorge. Cela me surprend suffisamment pour qu’en remontant chez moi, je vérifie le petit thermomètre de bois qui pend à un clou en haut des escaliers du porche. Il est immobile, et il indique vingt-sept degrés.
En passant devant une fenêtre, je crois surprendre une silhouette qui rôde dans la clairière. Pourtant, lorsque je colle mon nez à la vitre, je ne vois rien. Étrange soirée.
Je prends une douche en écoutant la radio. La fenêtre est ouverte, le ciel se colore d’orange et de bleu et des relents de bayou se mêlent à l’odeur du savon. Entre les chansons et les publicités, le DJ parle de la vague de chaleur extrême, bien au-dessus des moyennes saisonnières.
Puis il annonce l’heure. J’en suis sûre, il annonce 18 h 37.
Plus tard, j’interrogerai mille fois ma mémoire, autant que ma logique. Le bulletin d’information de 19 h n’a pas encore commencé, j’en suis certaine. Lorsque j’entends 18 h 37, je sors de la douche. Je m’habille aux premiers rythmes de Strictly Business de EPMD. Non, je suis déjà habillée, car je monte le son. Je crois que je danse. Mes cheveux sont encore mouillés.
Le titre dure quatre minutes et quarante-cinq secondes, selon la vérification que j’effectuerai plus tard.
Mais j’entends le bruit en bas bien avant la fin du morceau. Une porte qui claque envoie un écho dans la chaleur de la clairière.
Je m’immobilise, baisse le volume, et écoute.
Une nouvelle cliente qui a ignoré les horaires du panneau ? C’est déjà arrivé.
Je regarde par la vitre. Il n’y a aucune voiture dans la clairière. Franklin, déjà ? Mon cœur, comme un petit chien fou, saute sur ce morceau d’espoir. Mais mes sens l’arrêtent. Non, rien n’est familier ce soir. Je guette les signes. Et ce silence n’est pas bon signe.
Je suis reconnaissante à la musique en sourdine, elle garde l’inquiétude à distance.
Je sors sur le porche, pieds nus. Les planches grincent. Le soir est tombé vite, je ne distingue presque plus les sommets des cyprès, qui se fondent dans le bleu de la nuit. Les arbres. Ce sont eux qui font le silence. Aucun murmure dans leurs feuilles. Juste devant la maison, les trois grands chênes aux branches tentaculaires sont immobiles comme des sentinelles.
Aucun vent. Alors pourquoi la porte a-t-elle claqué ?
Je descends pour vérifier le rez-de-chaussée.
J’entends toujours la musique, loin au-dessus de moi. Un coup d’œil rapide par la fenêtre, alors que je m’assure que la porte est bien fermée à clef. Je suis sur le point de remonter lorsque mon œil remarque une anomalie dans l’obscurité.
Mon oracle égyptien et la pyramide en malachite sont posés sur la table.
Je les range toujours sur le guéridon. Ai-je été si distraite par mes rêveries amoureuses que j’ai failli à ce rituel ? C’est ce dont mon esprit essaie de me convaincre, mais toute mon âme est en alerte.
La musique se tait d’un coup. L’instant d’après, je vois de la fumée pâle qui serpente au-dessus du Jeu. Les volutes s’enroulent aussi autour du reflet de mon visage dans la vitre. Je presse mon nez contre la fenêtre.
— Bonsoir Lanaa, dit une voix féminine.
Je me retourne d’un coup, mes poings déjà serrés, mon corps tout entier prêt à se battre.
D’abord, je ne vois rien que l’obscurité perdue dans les arbres. Puis la fumée grise danse vers le ciel, et la braise orange d’une cigarette illumine des yeux noirs. Elle est à quelques mètres de moi.
— Tu lis les cartes, dit-elle.
Ce n’est pas une question.
— Pas à cette heure, non.
Ma voix se veut dure, mais la peur la fait dérailler, juste à la fin. Soudain, quelque chose vrombit autour de moi, puis des ailes excitées battent mon visage. Je me débats. Quelque chose tombe sur mon pied. Un grand papillon de nuit. Sur ma paume, des traînées noires et orange.
— J’ai tout mon temps, dit-elle. Et toi aussi.
Le frottement d’un briquet. Une flamme devant un visage familier.
Marìa Flores.