Chapitre 185

La Déposition de Lanaa Steele (XII)

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ÉTAT DE LA LOUISIANE

NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT

Dossier no 86-934-S


Déclaration écrite soumise par le témoin


Témoin : Lanaa Steele

Feuillet 12/15


17 novembre 1987


— Revenons au Jeu, dit Marìa Flores. Tu as une question très importante à lui poser, Lanaa.

Devant mon air interrogatif, elle ouvre sa main droite ; ses doigts suivent distraitement les lignes de sa paume. Puis elle me souffle :

— Demande-lui quelle est ta vocation.

Quelle est ma vocation ? Je ne comprends pas la question, mais je place les cartes de mon oracle égyptien sur le velours de la table, à côté du poignard planté à la verticale. Marìa, dans son maquillage de carnaval, scrute chacun de mes mouvements.

Six cartes, en forme de pyramide. Trois à la base, deux au milieu, une à l’apex.

Je retourne celle plus à gauche, dans la rangée inférieure de la pyramide.

NÉFERTITI.

Puis celle du milieu de la base.

LA PYRAMIDE.

J’accueille déjà celle qui sera à gauche, en même temps que mon esprit proteste. Les probabilités sont impossibles.

LE SCARABÉE D’OR.

Les images apparaissent, je les reconnais, mais elles sont vides de sens. Je n’arrive à lire aucun signe, toutes les significations se brouillent. Mon instinct est muet, et aveugle. 

— Je crois qu’il est trop tard pour moi, pour tirer les cartes.

— Continue, m’ordonne Marìa.

La rangée du milieu révèle ANUBIS, le puissant dieu des embaumeurs, à gauche, et MA’AT, le jugement de la pesée du cœur, à droite. Marìa, pensive, passe ses doigts sur la carte d’ANUBIS.

Les miens hésitent avant de retourner la carte du haut, à l’apex de la pyramide. C’est la plus importante de la séance, la carte de l’action, de la solution, de la clef. L’avidité dans le regard de Marìa me suggère qu’elle le sait aussi bien que moi.

LA BARQUE.

— Ah ! s’exclame-t-elle, radieuse malgré son masque macabre.

Pour la première fois depuis que j’ai rouvert mon local, depuis le début du cycle de lune, mon intuition est muette. Je sais que LA BARQUE, colorée de l’orange du coucher du soleil, représente le passage du monde terrestre à celui de l’au-delà, sur le Nil, rivière éternelle et fleuve nourricier. C’est aussi la balance de la pesée du cœur à l’entrée du royaume des morts, qui décide du sort d’une âme : les mensonges et la trahison alourdissent un cœur. S’il est plus lourd que la plume de Ma’at, déesse de la vérité et de l’ordre du cosmos, alors l’âme est vouée à la destruction. LA BARQUE est en général une lame négative. Mais que signifie-t-elle, au-dessus de la carte de MA’AT, dont elle est le pendant ?

Qu’est-ce qu’elles signifient, toutes, ensemble ? La frustration monte en moi, comme une lame de fond. Marìa tapote la carte orange. Elle s’apprête à parler lorsque je rassemble d’un coup les cartes et les replace dans le jeu.

— Je suis désolée, je ne vois rien, dis-je d’un air impatient. Je ne sais pas ce que tu veux dire par vocation. Tu n’es pas venue jusqu’ici pour discuter de ma carrière ?

Elle cale son dos contre la chaise et m’observe tranquillement, comme si elle appréciait le spectacle. Son regard intense et son air macabre me font perdre mes moyens.

— Je suis venue te parler de ta vocation, dit-elle patiemment. Et de Franklin Hunter.

— Quel rapport ?

— Tout.

— Franklin sera là d’un moment à l’autre.

Mais contre toute attente, Marìa secoue la tête lentement. Ma gorge se ferme d’un coup, le froid s’empare de ma poitrine. Cette maison a vu tellement de morts arrivées trop tôt. Je ne pourrai pas en supporter une autre.

— Il est arrivé quelque chose...?

Je ne comprends rien et si la peur ne m’étranglait pas, je crierais ma frustration. Lorsque Marìa se remet à parler, il y a une amertume nouvelle dans sa voix.

— Je vais te raconter une histoire. Moi non plus, je ne savais pas ce qu’était cette vocation, quand j’étais Marìa. Et je m’en foutais bien, d’ailleurs. Puis Boucvalt m’a tuée, et je suis devenue….

Elle jette un coup d’œil à son reflet dans la lame du poignard, puis s’agace.

— Argh ! Les mots, je les déteste tous, aucun n’est juste. Immortelle, mais mortelle. Ange, si les anges étaient imparfaits et impuissants. Déesse pourtant tellement, tellement humaine, toujours. Seule, et libre, mais au service d’un tout bien plus grand…

Elle fait un geste impatient.

— Qu’importe. Je suis tombée amoureuse, moi aussi. Comme toi de Hunter. Le genre d’amour instantané, fulgurant, capable de tout transcender. Il est tellement grand qu’on a l’impression qu’il vient d’en haut, n’est-ce pas ? C’est parce que c’est vrai. L’amour éternel… Je n’avais plus besoin de le chercher, je l’avais trouvé.

Elle ouvre sa main, caresse les lignes sur sa paume.

— Et juste au moment où j’ai lâché prise, ou je me suis rendue et corps et âme à cet amour tout neuf… Il m’a été enlevé. Confisqué. Et le seul moyen de le retrouver, pour être réuni à jamais avec lui, c’était d’accomplir ma vocation.

Elle ricana.

— Vocation ! Un mot poétique pour une réalité qui l’est beaucoup moins. Une vocation est une mission divine. Avec ses codes et ses règles. Si je ne l’accomplis pas, je goûte à la malédiction qu’est l’immortalité : l’ennui sans fin. Mais si je la réalise, je retrouve le privilège de la mortalité, et l’amour éternel dans l’au-delà. C’est ce qu’on veut tous, n’est-ce pas ? Le fait que la vocation exige des qualités héroïques et des sacrifices n’est que la moitié de la difficulté. Le plus cruel, c’est qu’on ne connaît jamais cette vocation. Aucune instruction n’a été livrée avec ma mission divine. Et ce que les autres immortels savent, ils n’ont pas le droit de le révéler. S’ils brisaient le sceau du secret, ils risqueraient de dire adieu à la possibilité de l’amour éternel. Une omerta, en quelque sorte, mais bien plus efficace.

Elle me considère un instant, puis tapote l’Œil d’Horus sur le tas de cartes.

— Je peux dire une chose, en revanche. Découvre qui tu es, et tu découvriras ta vocation. Certains ne la découvrent jamais, parce qu’ils la cherchent en dehors d’eux-mêmes. Elle est à l’intérieur. 

Sans réfléchir, je me lève soudain et me précipite vers la porte. Les mots de Marìa forment une tornade toxique à l’intérieur de ma tête.

— Pourquoi me dis-tu tout ça ? Je ne suis pas comme toi ! Qu’est-ce que ça à voir avec Franklin ?

Marìa se lève lentement et s’avance vers moi. Sa main s’approche de mon visage, accélérant les battements de mon cœur. Puis, avec une douceur inattendue, elle touche la cicatrice en forme de lune au-dessus de mon œil.

— Tu ne croyais pas qu’on puisse survivre à ça ? Toi, la septième descendante de la seule survivante du massacre de Poverty Point ?

Elle avance sa bouche près de mon oreille et murmure :

— Tu es morte depuis un an, Lanaa Steele.

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